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Chapitre CXXXVIII


Un fiacre qui passe. – Madame Dorval dans L'incendiaire. – Deux artistes. – Le duc d'Orléans demande pour moi la croix d'honneur. – Sa recommandation reste sans effet. – M. Empis. – Le salon de madame Lafond. – Mon costume d'Arnaute. – Madame Malibran. – Frères et soeurs en art.

Le lendemain de la première représentation, ou plutôt le soir de la seconde, à une heure du matin, je traversais la place de l'Odéon, passant de la lumière de la salle à l'obscurité de la rue, du bruit des applaudissements d'une salle comble au silence d'un carrefour vide, de l'enivrement à la réflexion, de la réalité au rêve, lorsqu'une tête de femme sortit de la portière d'un fiacre en criant mon nom.
Je me retournai ; le fiacre s'arrêta ; j'ouvris la portière.
- C'est vous qui êtes M. Dumas ? me dit la personne qui était dans le fiacre.
- Oui, madame.
- Eh bien, montez ici, et embrassez-moi... Ah ! vous avez un fier talent, et vous faites un peu bien les femmes !
Je me mis à rire, et j'embrassai celle qui me parlait ainsi.
Celle qui me parlait ainsi, c'était Dorval ; Dorval, à qui j'aurais pu renvoyer ses propres paroles : « Vous avez un fier talent, et vous faites un peu bien les femmes ! »
C'est que, depuis le jour où nous lui avons vu jouer Malvina, du Vampire, Dorval, de son côté, avait énormément grandi.
C'était dans L'Incendiaire, surtout, qu'elle avait été magnifique.
Celui ou celle qui lit ces lignes ne sait probablement pas aujourd'hui ce que c'est que L'Incendiaire ; je ne me rappelle moi-même qu'un rôle de prêtre très bien joué par Bocage, et une scène de confession où Dorval était sublime.
Figurez-vous une jeune fille à laquelle on a mis une torche à la main – comment ? Par quel moyen ? Je ne m'en souviens plus ; peu importe, d'ailleurs ! Il y a vingt-deux ou vingt-trois ans de cela : j'ai oublié le drame, et, je le répète, je ne vois plus que l'artiste. – Elle jouait à genoux cette scène de confession dont je parle et qui durait un quart d'heure ; pendant ce quart d'heure, on ne respirait pas, ou l'on ne respirait qu'en pleurant.
Un soir, madame Dorval fut plus belle, plus tendre, plus pathétique qu'elle n'avait jamais été.
Pourquoi cela ? Je vais vous le dire.
Vous avez vu des Ruysdal et des Hobbéma, n'est-ce pas ? Vous vous souvenez comment parfois un rayon de soleil s'égare dans leurs paysages, fait lumineux un coin de ciel gris, fait transparente cette atmosphère brumeuse où de grands boeufs pâturent dans de hautes herbes ? Eh bien, écoutez ceci : quand l'artiste est fatigué, qu'il a joué dix fois, vingt fois, cinquante fois de suite le même rôle, peu à peu l'inspiration s'éteint, le génie s'endort, l'émotion s'émousse ; le ciel de l'acteur devient gris, son atmosphère brumeuse ; il cherche ce rayon de soleil qui réveille la toile d'Hobbéma ou de Ruysdal. Ce rayon de soleil, c'est un spectateur ami, un artiste de talent accoudé au balcon ; c'est quelque tête pensive dont les yeux brillent dans la pénombre d'une loge. Alors, la communication s'établit entre la salle et le théâtre, la commotion électrique se fait sentir, et, grâce à elle, l'acteur ou l'actrice remonte aux jours des premières représentations ; toutes ces cordes qui se sont endormies peu à peu se réveillent et, tout à coup, pleuvent, gémissent, se lamentent plus vibrantes que jamais ; le public bat des mains, crie bravo, croit que c'est pour lui que l'actrice fait ces prodiges. Pauvre public ! c'est pour une âme que tu ne soupçonnes pas, tous ces efforts, tous ces cris, toutes ces larmes ! Seulement, tu en profites comme d'une rosée, comme d'une lumière, comme d'une flamme. Cette rosée, d'ailleurs, que t'importe qui la verse, cette lumière qui la répand, cette flamme qui l'allume, puisque, à cette rosée, à cette lumière, à cette flamme, tu te rafraîchis, tu t'éclaires, tu te réchauffes !
Eh bien, un soir, Dorval avait été sublime – pour qui ? elle n'en savait rien – ; pour une femme qui l'avait tenue trois heures palpitante sous son regard d'aigle ; pendant trois heures, toute la salle avait disparu aux yeux de Dorval : c'était pour cette femme qu'elle avait pleuré, parlé, vécu, agi enfin ; et, quand cette femme avait applaudi, quand cette femme avait crié bravo, l'actrice avait été payée de sa peine, récompensée de sa fatigue, indemnisée de son génie !
Elle s'était dit : « Je suis contente, puisqu'elle l'est. » Puis la toile s'était abaissée, et, haletante, brisée, mourante, comme la pythie qu'on enlève au trépied, Dorval était remontée à sa loge, et, de triomphatrice devenue victime, elle était tombée presque évanouie sur un sofa.
Tout à coup, la porte de sa loge s'ouvrit, et l'inconnue parut sur le seuil.
Dorval tressaillit, s'élança, lui prit les deux mains comme à une amie.
Les deux femmes se regardèrent un instant, souriant en silence, et des larmes dans les yeux.
- Excusez-moi, madame, fit enfin l'inconnue avec une voix d'une incroyable douceur ; mais je n'ai pas voulu rentrer chez moi sans vous dire la joie, l'émotion, le bonheur que je vous dois. Oh ! c'est admirable, voyez vous, c'est merveilleux, c'est sublime !
Dorval la regardait, la remerciait des yeux, de la tête, et surtout de ce mouvement d'épaules qui n'appartenait qu'à elle, et, cela, tout en interrogeant sa physionomie, tout en demandant à chaque muscle de son visage : « Mais qui donc êtes-vous, madame ? Qui êtes-vous ? »
L'inconnue devina sa pensée, et, avec cette voix dont la suavité ne peut être comprise que de ceux-là seuls qui ont connu cette merveilleuse sirène :
- Je suis madame Malibran, dit-elle.
Dorval jeta un cri, étendit la main vers la seule gravure qui ornait sa loge.
C'était le portrait de madame Malibran dans Desdemona.
A partir de ce moment, madame Dorval avait une des deux choses qui lui avaient manqué jusque-là pour devenir une femme du plus haut mérite : une amie pleine de vérité, mais, en même temps, pleine de distinction ; cette amie, madame Malibran venait la lui offrir.
Maintenant qu'elle avait la part de l'amitié, restait à la Providence à lui faire celle de l'amour.
Après avoir joué Adèle d'Hervey et Marion Delorme, madame Dorval joua Ketty Bell. Ce dernier rôle joué, elle était une femme accomplie, une actrice parfaite.
L'exclamation de madame Dorval quand elle m'arrêta près de l'Odéon, cette consanguinité artistique, qu'elle scellait franchement par un baiser fraternel, me rendirent bien heureux ! Pour que l'orgueil soit satisfait, il faut que l'éloge vienne de plus haut, ou tout au moins d'aussi haut que celui qui le reçoit.
Ce qui vient d'en haut est de l'ambroisie ; ce qui vient d'en bas n'est que de l'encens.
Un jour, Michelet m'écrivit – je n'ai jamais vu Michelet, je ne lui ai jamais parlé – un jour, dis-je, Michelet m'écrivit :

« Monsieur, je vous aime et je vous admire, parce que vous êtes une des forces de la nature. »

Cette lettre me fit un plaisir beaucoup plus réel et beaucoup plus vif que si l'on m'eût écrit que je venais d'être nommé grand-croix de la Légion d'honneur.
A propos de la Légion d'honneur, deux mots qui indiqueront la sensation produite par les deux succès d'Henri III et de Christine.
Christine avait été jouée le 20 février, et, le 9 mars, très probablement sur la demande du duc de Chartres, qui, selon son désir, avait assisté à la première représentation, le duc d'Orléans écrivait à M. Sosthène de La Rochefoucauld :

« Palais-Royal, 9 mars 1830.

J'apprends, monsieur, que vous avez l'intention de soumettre au roi la proposition d'accorder à M. Alexandre Dumas la croix de la Légion d'honneur, à l'époque de l'année où Sa Majesté est dans l'usage de faire une promotion dans l'ordre. Les succès dramatiques de M. Alexandre Dumas me semblent, en effet, de nature à mériter cette faveur, et je serai d'autant plus aise qu'il l'obtienne, qu'il a été, pendant près de six ans, attaché à mon secrétariat, et à l'administration de mes forêts, et qu'il a été, pendant ce temps le soutien de sa famille de la manière la plus honorable. On me dit qu'il est dans l'intention de faire un voyage dans le nord de l'Europe, et qu'il attacherait un grand prix à ce que sa nomination pût avoir lieu avant son départ. Je ne sais si le 12 avril ne serait pas une occasion où vous pourriez en soumettre la proposition au roi ; mais j'ai voulu vous en suggérer l'idée, en vous témoignant l'intérêt que je porte à M. Dumas. Et je profite avec grand plaisir de cette occasion pour vous offrir, monsieur, l'assurance très sincère de mes sentiments pour vous.
Votre affectionné, »
                    Louis-Philippe d'Orléans.

Un jour que j'étais à la bibliothèque, M. le duc d'Orléans descendit ; il tenait une lettre à la main.
Il s'avança vers moi, qui m'étais levé à son entrée, et me tenais debout.
- Tenez, monsieur Dumas, me dit-il, voici ce que l'on m'a demandé pour vous... Lisez.
Je lus, et, à mon grand étonnement, ce que je lus, c'était la lettre que je viens de transcrire.
Je savais que M. Sosthène de La Rochefoucauld, qui avait beaucoup d'amitié pour moi, devait, poussé par Beauchesne, présenter mon nom au travail de M. de la Bouillerie ; mais j'étais loin de me douter que M. le duc d'Orléans consentît jamais à me recommander.
Je rougis beaucoup ; je balbutiai quelques mots de remerciement, et je demandai au duc à qui je devais cette bonne fortune, d'être recommandé par lui.
- A un ami, me répondit-il, sans que je pusse en tirer autre chose.
Malheureusement, la recommandation de M. le duc d'Orléans n'eut aucun effet. On m'assura, dans le temps, que c'était M. Empis, chef de bureau à la maison du roi, qui avait paralysé cette bonne intention du prince et de M. de La Rochefoucauld. – M. Empis suivait, en littérature, une ligne opposée à la mienne ; il a fait une pièce extrêmement remarquable : La Mère et la Fille ; le rôle principal en fut créé par Frédérick Lemaître, à son entrée à l'Odéon, avec un succès extraordinaire.
J'ai dit : « Malheureusement la recommandation de M. le duc d'Orléans n'eut aucun effet. » Expliquons le mot malheureusement. Oui, malheureusement, car, à cette époque où la croix de la Légion d'honneur n'avait pas encore été prodiguée, la croix de la Légion d'honneur eût été pour moi une véritable récompense. J'étais jeune ; j'étais plein de foi, d'ardeur, d'enthousiasme ; j'entrais dans la carrière, enfin ; ma nomination m'eût causé, alors, une véritable joie.
Mais c'est un des malheurs de ceux qui donnent, de ne jamais savoir donner à temps ; cette croix que le duc d'Orléans demandait pour moi en 1830, le roi Louis-Philippe ne me la donna qu'aux fêtes de Versailles, en 1836 ; et encore ce ne fut pas lui qui me la donna, ce fut le prince royal, qui, à l'occasion de son mariage, avait eu à sa disposition une grand-croix, deux croix d'officier, et une croix de chevalier.
La grand-croix fut pour François Arago ; les deux croix d'officier furent pour Augustin Thierry et Victor Hugo ; la croix de chevalier fut pour moi.
Arrivé à cette époque de ma vie, je dirai toutes les histoires qui se rattachent à cette croix, et comment M. de Salvandy, pour qu'on lui pardonnât la croix d'officier donnée à Hugo, et la croix de chevalier donnée à moi, fut obligé de la donner en même temps à un brave garçon dont le nom parfaitement inconnu devait nous protéger de son obscurité.
Il en résulta que je mis la croix dans ma poche, au lieu de la mettre à ma boutonnière.
Cela me rappelle l'histoire du père d'un de mes confrères en littérature, marchand de coton très riche, qui, ayant eu la croix pour avoir prêté deux millions à Charles X, n'en porta jamais le ruban qu'à la boutonnière du gousset de son pantalon.
Il me fallut donc, pour cette fois, me priver du ruban rouge.
J'en voulus, d'abord, à M. Empis d'avoir défait ce beau projet ; mais je lui en voulus bien davantage, depuis, d'avoir fait Julie, ou la Réparation ! On s'était grandement amusé, pendant ce joyeux hiver de 1830, si rude qu'il fût. – Il y a ceci de remarquable que les révolutions surprennent presque toujours les peuples au milieu des danses, et les rois au milieu des feux d'artifice.
Il y avait eu surtout force bals masqués.
Il existait, alors, à Paris, un salon tout à fait artiste : c'était celui de madame Lafond.
Madame Lafond était, à cette époque, une femme de trente-six à trente-huit ans, dans tout l'éclat d'une beauté brune admirablement conservée, avec des yeux noirs pleins d'éloquence et des cheveux noirs pleins de souplesse ; joignez à cela un sourire ravissant, les mains les plus gracieuses du monde, un esprit à la fois distingué et bienveillant, et vous aurez une idée fort imparfaite de la maîtresse de ce salon.
Son mari était Lafond l'instrumentiste ; il avait un grand talent sur le violon ; il était petit, blond ; secondait à merveille sa femme dans les soirées qu'elle donnait, mais où il ne jouait guère que le rôle que joue le prince Albert à la cour de la reine Victoria.
Je crois qu'il s'est tué par accident, en tombant de voiture. Il avait deux fils beaucoup plus jeunes que moi, qui portaient encore la petite veste ronde, le col rabattu, et que l'on envoyait coucher à huit heures.
Ils sont devenus, depuis, deux charmants garçons que j'ai revus dans les ambassades.
A cette époque, on ne connaissait, comme costume fashionable, ni les pierrots ni les débardeurs ; Chicard et Gavarni étaient encore cachés dans les profondeurs de l'avenir, et le bal de l'opéra ne sortait pas du domino traditionnel, avec lequel il eût été difficile de nouer ces galops insensés au son de cette musique terrible qui a fait proclamer Musard le Napoléon du cancan.
Le cancan lui-même, cette admirable danse nationale, la seule qui ait de l'imprévu et du pittoresque, était consigné à la barrière avec les objets prohibés par l'octroi.
Le choix d'un costume était chose grave pour un auteur de vingt-six ans, auquel, à tort ou à raison, on commençait alors, à faire dans le monde une réputation d'Othello.
J'avais fait connaissance chez Firmin, aux bals de Firmin – et je ne sais pourquoi je n'ai point parlé des bals de Firmin, qui étaient de charmantes réunions où l'on était sûr de trouver, sans blanc ni rouge, les plus jeunes et les plus jolis visages de Paris – j'avais, dis-je, fait, chez Firmin, connaissance d'un spirituel garçon, élève de M. Ingres et devenu depuis un artiste éminent, d'Amaury Duval.
Il arrivait de Grèce ; il avait fait partie de l'expédition artistique qu'on avait envoyée dans la patrie de Périclès, à la suite de la bataille de Navarin, et, à l'un des bals de Firmin, il était venu déguisé en Pallikar. Le Pallikar était fort bien porté dans ce temps-là : Byron l'avait mis à la mode, toutes nos plus jolies femmes avaient quêté pour cette mère des jolies femmes qu'on appelle la Grèce.
Depuis ce temps, je m'étais lié avec Amaury ; plus tard, j'ai donné, en souvenir de notre jeune amitié, ou plutôt de notre amitié de jeunesse, son nom à l'un de mes romans. Il s'était déclaré le soutien enragé de nos oeuvres, et c'était lui, on se le rappelle, fils et neveu d'académicien, qu'on avait accusé d'avoir, après la première représentation d'Henri III, demandé la tête des académiciens.
J'allai le trouver. Il s'agissait, dans un bal costumé, de tirer parti de mes avantages.
J'ai dit que je n'avais jamais été beau. Mais j'étais grand, bien découplé, quoiqu'un peu mince ; j'avais le visage maigre, de grands yeux, le teint brun ; avec cela, s'il était impossible de faire de la beauté, il était aisé de faire du caractère.
Il fut convenu que le costume des Arnautes m'irait à merveille. Amaury me dessina un costume d'Arnaute.
Ce qu'il y avait surtout de remarquable dans ce costume, c'était le turban, qui, après s'être enroulé deux ou trois fois autour de la tête, passait sous le cou, et allait se rattacher à son point de départ.
Seulement, il fallait faire faire le costume, tout couvert de broderies, de soutaches et de galons.
On y travailla quinze jours.
Enfin la soirée arriva, il fut fini pour onze heures.
A minuit, j'entrais chez madame Lafond.
Ce costume, encore à peu près inconnu en France ; cette veste et ces guêtres de velours rouge brodées d'or ; cette fustanelle blanche comme la neige, où l'on n'avait pas triché d'un seul lé ; ces armes d'argent éblouissantes et merveilleusement ciselés, et surtout l'originalité de la coiffure attirèrent tous les yeux sur moi.
Je devinai que j'allais avoir un triomphe ; mais ce que je ne devinais pas, c'est en quoi le triomphe consisterait.
Je n'avais pas fait dix pas dans la salle, qu'une jeune femme vêtue en prêtresse romaine, toute couronnée de verveine et de cyprès, s'excuse près de son danseur, le quitte, vient à moi, m'entraîne dans un petit boudoir, me fait asseoir, reste debout devant moi, et me dit :
- Ah ! par exemple, monsieur Dumas, vous allez m'apprendre comment on met ce turban-là ; je joue demain Desdemona avec ­ucchelli ; ces diables d'Italiens se costument ainsi que vous savez ; je veux, au moins, qu'il soit coiffé comme vous ; cela me montera la tête.
La prêtresse romaine, c'était madame Malibran – madame Malibran, dont j'aurai tant à parler encore, et dont j'ai déjà parlé en deux occasions, à propos de la première représentation d'Henri III, dont elle vit tout le cinquième acte suspendue à la colonne d'une loge des troisièmes ; et à propos de Dorval, dans les bras de laquelle elle courut se précipiter à la suite d'une représentation de L'Incendiaire – ; c'était madame Malibran, l'incomparable artiste qui, seule peut-être, a réuni, à un degré auquel personne n'a atteint, le drame au chant, la force à la grâce, la gaieté à la tristesse.
Hélas ! elle aussi est morte jeune ! Elle aussi n'est plus qu'une ombre à notre horizon ! ombre de Desdémone, ombre de Rosine, ombre de la Somnambule, ombre de Norma, ombre resplendissante, mélodieuse, mélancolique, que ceux qui l'ont vue vivante revoient vivante encore, mais qui n'est plus qu'un fantôme pour ceux qui ne l'ont pas vue !
Elle est morte jeune ; mais, au moins, elle a emporté dans la tombe tous les bénéfices des morts prématurées : elle est morte belle, aimante, aimée, au milieu de ses triomphes, ceinte de sa gloire, couronnée de ses succès, ensevelie dans sa renommée !
Mais les artistes de théâtre ne laissent rien d'eux-mêmes, rien qui puisse transmettre à la postérité la pureté de leur chant, la grâce de leur pose, la passion de leur geste – rien que ce reflet qui en reste dans la mémoire des contemporains.
C'est donc à nous, peintres ou poètes, qui laissons après nous quelque chose ; c'est à nous, privilégiés de l'art, qui avons la faculté de reproduire la forme ou l'esprit des choses matérielles et périssables avec le pinceau ou la plume ; c'est à nous, à qui Dieu a donné pour âme un miroir qui, au lieu d'oublier, se souvient ; c'est à nous de vous faire revivre, ô nos frères ! ô nos soeurs ! tels que vous étiez, et, s'il est possible, plus grands encore, plus beaux encore que vous n'étiez !
Quand j'ai commencé ce livre, croyez-vous, vous qui me lisez, que ç'ait été dans le but égoïste de dire éternellement moi ? Non, je l'ai pris comme un cadre immense pour vous y faire entrer tous, frères et soeurs en art, pères ou enfants du siècle, grands esprits, corps charmants, dont j'ai touché les mains, les joues, les lèvres ; vous qui m'avez aimé, et que j'ai aimés ; vous qui avez été ou qui êtes encore la splendeur de notre époque ; vous-mêmes qui m'êtes restés inconnus ; vous-mêmes qui m'avez haï ! Les Mémoires d'Alexandre Dumas ! Mais c'eût été ridicule ! Qu'ai je donc été par moi-même, individu isolé, atome perdu, grain de poussière emporté dans tous les tourbillons ? Rien ! Mais, en m'adjoignant à vous, en pressant de la main gauche la main droite d'un artiste, de la main droite la main gauche d'un prince, je deviens un des anneaux de la chaîne d'or qui relie le passé à l'avenir. Non, ce ne sont pas mes Mémoires que j'écris ; ce sont les Mémoires de tous ceux que j'ai connus, et, comme j'ai connu tout ce qui était grand, tout ce qui était illustre en France, ce que j'écris, ce sont les Mémoires de la France.
Je passai une bonne partie de ma soirée à apprendre à madame Malibran comment on mettait un turban d'Arnaute, et, le lendemain, ­ucchelli jouait Othello, coiffé comme je l'étais la veille.
Madame Malibran avait eu raison : sans doute, la coiffure d'Othello lui avait monté la tête ; jamais elle n'avait été si belle, si grande, si sublime !
Au revoir, Marie ! – car, vous aussi, vous vous appeliez Marie, comme Marie Dorval, comme Marie Pleyel... Au revoir ! je vous retrouverai à Naples !

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1998-2010
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