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Chapitre CXXIX


Grenadier ou général. – Premier début de Victor Hugo. Il obtient une mention honorable au concours académique. Il remporte trois prix dans les jeux Floraux. – Han d'Islande. – Le poète et le garde du corps. – Mariage d'Hugo. – Les Odes et Ballades. – Proposition du cousin Cornet.

En rentrant en France, les débris de l'armée d'Espagne trouvèrent un corps d'observation français qui les attendait avec l'ordre impérial d'incorporer l'armée espagnole dans l'armée française.
Seulement, ces quatre ans de service en Espagne, cette laborieuse campagne pendant laquelle on avait eu à lutter, non seulement contre deux armées, mais encore contre une population tout entière ; ces sièges terribles qui n'ont leur équivalent que dans l'Antiquité, où femmes et enfants, le fusil et le poignard à la main, défendaient chaque angle de rempart, chaque maison, chaque pierre : ces sierras qui avaient rappelé la guerre des Titans en allumant des feux sur toutes les hautes cimes ; ces montagnes à pic enlevées par des charges de cavalerie ; ces rochers défendus et emportés un à un ; ces vingt défilés qui furent autant de Thermopyles ; cette boucherie dans laquelle la torture et la mort attendaient le prisonnier, tout cela était nul, non avenu, tout cela n'existait pas, n'avait jamais existé, du moment que l'on avait évacué l'Espagne. On aurait pu demander à Napoléon pourquoi il avait évacué la Russie.
Mais lui, l'invincible, c'était un Dieu même qui l'avait courbé sous lui ; comme Thor, fils d'Odin, c'était avec la mort en personne qu'il avait lutté ; il n'avait pas été vaincu comme Xerxès, il avait été foudroyé comme Cambyse.
La distinction était subtile ; mais on ne discutait pas avec le vainqueur d'Austerlitz, à plus forte raison avec le vaincu de la Berezina.
Les services des Français en Espagne n'existaient donc pas, et – moins deux cent mille hommes restés sur les champs de bataille de Talavera, de Saragosse, de Baylen, de Salamanque et de Vittoria – tout était comme si rien n'eût été.
En conséquence, le général Hugo trouva cet ordre à son adresse en arrivant à Bayonne :
« Le major Hugo se mettra immédiatement à la disposition du général Belliard. »
Le lendemain, le général Hugo se présente chez le général Belliard en costume de simple grenadier et avec des épaulettes de laine.
Belliard ne le reconnaissait pas.
Le général Hugo se nomma.
- Que signifie cet uniforme de simple soldat ? demanda Belliard.
- Grenadier ou général, répondit Hugo.
Belliard lui sauta au cou.
Le même jour, il renvoyait l'ordre à l'empereur.
L'ordre revint avec cette note en marge de la main de Napoléon :
« Le général Hugo ira prendre immédiatement le commandement de Thionville. »
C'est à l'histoire à consigner les détails de ce siège, pendant lequel le général Hugo trouva moyen de défendre la citadelle et de ménager la ville.
La citadelle de Thionville fut une des dernières sur lesquelles flotta le drapeau tricolore.
Enfin, il fallut rendre la place, non pas à l'ennemi, mais aux Bourbons.
Le général Hugo ne voulut pas même rester à Paris. Trop de choses lui brisaient le coeur, à lui, vieux soldat, dans cette capitale où les femmes avaient été au-devant des Cosaques avec des fleurs, où la population avait crié : « Vivent les alliés ! » où l'on avait traîné dans le ruisseau la statue de l'empereur.
Il acheta le château de Saint-Lazare, à Blois, et s'y retira.
Il n'y avait plus moyen de garder le beau couvent des Feuillantines. Madame Hugo, restée à Paris pour veiller sur ses enfants, prit un modeste logement, et mit Eugène et Victor dans la pension de l'abbé Cordier, rue Sainte Marguerite.
Abel, officier et émancipé, resta libre.
Eugène et Victor étaient destinés à l'Ecole polytechnique.
Nous avons dit, au reste, que le couvent des Feuillantines avait tenu parole, et fait de Victor un poète.
Assistons au premier début de l'enfant.
Combien je remercierais aujourd'hui le contemporain qui me donnerait, sur Dante, sur Shakespeare ou sur Corneille, les détails que vingt ans d'amitié avec lui me permettent de consigner ici sur Victor Hugo ! On était en pleine Restauration. L'Académie avait donné pour sujet de son prix annuel, couronné le 25 août, jour de la Saint-Louis : Le bonheur que procure l'étude dans toutes les situations de la vie.
Sans en rien dire à personne, Victor avait concouru.
Selon la loi du concours, il avait mis son nom dans un papier cacheté joint à sa pièce de vers ; seulement, à son nom, il avait ajouté son âge, quatorze ans et demi.
D'ailleurs, cet âge, il le disait dans le courant même de sa pièce de vers :

          Moi qui, toujours fuyant les cités et les cours,
          De trois lustres à peine ai vu finir le cours.

Voyez-vous ce futur philosophe qui, à quatorze ans, avait fui les cités et les cours !...
C'est charmant de naïveté enfantine.
Eh bien, chose curieuse, ce furent ces quatorze ans qu'accusait le poète qui empêchèrent le poète d'être couronné. M. Raynouard, rapporteur, déclara que le concurrent, en se donnant trois lustres à peine – c'était ainsi que l'on comptait en 1817, et que l'Académie compte encore –M. Raynouard, dis-je, déclara que le concurrent avait voulu se moquer de l'Académie.
Et, comme si l'Académie n'était pas habituée à ce que l'on se moquât d'elle, le prix fut partagé entre Saintine et Lebrun.
Cependant, on lut tout au long la pièce de l'impudent qui s'était moqué de l'Académie en se donnant quatorze ans et demi.
L'assemblée, qui se moquait que l'on se moquât de l'Académie, applaudit fort les vers du jeune poète.
Les suivants surtout furent couverts de bravos, et eussent été bissés, si l'on bissait à l'Académie :

          Mon Virgile à la main, bocages verts et sombres,
          Que j'aime à m'égarer sous vos paisibles ombres
          Que j'aime, parcourant vos gracieux détours,
          A pleurer sur Didon, à plaindre ses amours !
          Là, mon âme, tranquille et sans inquiétude,
          S'ouvre avec plus de verve aux charmes de l'étude ;
          Là, mon coeur est plus tendre et sait mieux compatir
          A des maux que peut-être il doit un jour sentir.

Du reste, le concours était remarquable. Au nombre des concurrents étaient – nous les avons déjà nommés en disant que le prix avait été partagé entre eux – Saintine et Lebrun, d'abord. puis Casimir Delavigne, Loyson, qui acquit depuis une certaine popularité que vint interrompre la mort, et, enfin, Victor Hugo.
Loyson eut l'acccessit, et Victor Hugo – quoiqu'il se fût moqué de l'Académie, au dire de M. Raynouard – la première mention honorable.
Casimir Delavigne, qui, lui, s'était véritablement moqué de l'Académie en prenant le contre-pied de la question, eut une mention honorable à part en dehors du concours.
Victor jouait aux barres pendant qu'on l'applaudissait à l'Académie. Les premières nouvelles qu'il eut de son succès lui furent données par Abel et Malitourne, qui entrèrent tout courant, et qui lui sautèrent au cou en lui racontant ce qui venait de se passer, et comment il aurait selon toute probabilité, obtenu le prix, si l'Académie eût voulu admettre qu'un poète de quatorze ans fit de pareils vers.
La supposition, non pas qu'il eût voulu se moquer de l'Académie mais qu'il eût pu mentir, blessa fort l'enfant, lequel s'enquit de son extrait de naissance, se le procura et l'envoya à l'Académie.
Vide pedes ! vide latus !
Il fallait bien croire.
Alors, l'indignation de la respectable grand-mère se changea en admiration.
M. Raynouard répondit au poète lauréat une vraie lettre de secrétaire perpétuel.
Il y avait même une belle et bonne faute d'orthographe dans la lettre de M. le secrétaire perpétuel : il répondait à Victor Hugo qu'il fairait avec plaisir sa connaissance.
D'eux-mêmes, et sans y être poussés, deux autres membres de l'Académie répondaient en même temps au jeune poète.
C'étaient François de Neufchâteau et Campenon.

          Tendre ami des neuf Soeurs, mes bras vous sont ouverts,
          Venez, j'aime toujours les vers,

répondait François de Neufchâteau.

          L'esprit et le bon goût nous ont rassasiés ;
          J'ai rencontré des coeurs de glace
          Pour des vers pleins de charme et de verve et de grâce
          Que Malfilâtre eût enviés !

répondait Campenon.
Quant à Chateaubriand, il appelait Hugo, L'Enfant sublime.
Le mot resta.
A cette époque, on concourait encore pour les jeux Floraux ; Hugo concourut deux années de suite, en 1818 et 1819.
Il eut trois prix.
Les pièces couronnées étaient Moïse sur le Nil, Les Vierges de Verdun, La Statue de Henri IV.
Victor avait, en outre, publié deux satires et une ode. Les satires étaient Le Télégraphe et Le Racoleur politique ; l'ode était l'Ode sur la Vendée.
Il avait publié ces trois pièces à ses frais, et, chose étrange ! elles avaient rapporté huit cents francs à leur auteur.
Alors, les poésies se vendaient : la société avait soif de quelque chose de nouveau ; ce quelque chose de nouveau lui était offert, et elle approchait naïvement ses lèvres de la coupe.
Cependant, deux années de rhétorique en latin, deux années de philosophie, quatre années de mathématiques avaient conduit l'étudiant au seuil de l'Ecole polytechnique.
Arrivé là, il jeta son premier regard réel dans l'avenir, et s'effraya. L'avenir qu'on lui préparait n'était pas la vocation qu'il s'était faite.
Au moment de franchir ce grand pas de l'examen, il écrivit à son père.
Il a un état, il est poète, il ne veut pas entrer à l'Ecole ; il peut se passer de la pension de douze cents francs.
Le général Hugo, homme de décision lui-même, comprit ce parti pris ; il n'y avait pas de temps perdu : Victor avait dix-huit mois pour le concours. Il supprima la pension, abandonnant le poète à ses propres forces.
Victor avait devant lui un trésor inépuisable comme ceux des Mille et une Nuits : il avait les huit cents francs, produit de ses deux satires et de son ode.
Avec ces huit cents francs, il vécut treize mois, et, pendant ces treize mois, il composa et écrivit Han d'Islande. Cet étrange ouvrage fut le début d'un jeune homme de dix-neuf ans.
Pendant qu'il écrivait Han d'Islande – chose qui ne contribua pas médiocrement à la teinte de l'ouvrage – Victor perdit sa mère.
Ce fut le premier deuil de son coeur ; seulement, il fut éternel.
Et, en effet, nous qui avons vu grandir l'enfant aux Feuillantines, à Avellino, au séminaire des Nobles, nous pouvons juger ce qu'était pour lui sa mère.
Aussi, dans un de ces moments de tristesse profonde où le coeur saignant cherche un entourage en harmonie avec son propre deuil, le jeune homme était allé à Versailles, la ville de toutes les tristesses et de tous les deuils.
Il avait déjeuné au café ; il tenait un journal à la main ; il ne lisait pas, il pensait.
Un garde du corps qui ne pensait pas, et qui voulait lire, lui prit ce journal des mains. – Blond et rose, Victor, à dix-neuf ans, en paraissait quinze.
Le garde du corps croyait avoir affaire à un enfant, il insultait un homme ; un homme qui se trouvait dans un de ces sombres moments de la vie où un danger devient une bonne fortune.
Aussi le jeune homme accepta-t-il la querelle qu'on lui cherchait, si grossière, si inutile qu'elle fût. On se battit à l'épée, presque séance tenante ; Victor reçut un coup d'épée dans le bras.
Cet accident retarda de quinze jours l'apparition de Han d'Islande.
Par bonheur, ce coeur si profondément atteint avait, comme toute profonde nuit, son étoile ; comme tout abîme, sa fleur : il aimait !
Il aimait avec passion une jeune fille de quinze ans avec laquelle il avait été élevé, mademoiselle Fouché.
Il épousa cette jeune fille. – C'est aujourd'hui la femme dévouée qui suit le poète dans son exil.
Han d'Islande, vendu mille francs, fut la dot des époux, qui avaient trente cinq ans à eux deux.
Les témoins du mariage furent Alexandre Soumet et Alfred de Vigny, poètes eux-mêmes, débutant eux-mêmes dans l'art et presque dans la vie.
Le premier volume de poésies publié sur ces entrefaites par Victor, imprimé chez Guiraudet, rue Saint-Honoré, 335, et vendu chez Pélissier, place du Palais-Royal, rapporta neuf cents francs.
De ces neuf cents francs, le poète acheta le premier châle qu'il donna à sa jeune femme.
D'autres femmes, des femmes de banquier ou de prince ont eu des cachemires plus beaux que celui-là, madame ! Nulle n'a eu tissu plus précieux, étoffe plus magnifique !
Le succès de ce premier volume fut immense. Je me rappelle en avoir reçu le contrecoup en province.
Le premier volume de Lamartine, Méditations poétiques, avait paru en 1820. C'était un succès gigantesque et mérité qu'il fallait, autant que possible, étouffer par un succès rival.
Par hasard, cette fois, le succès rival était un succès égal. Les deux succès marchèrent de front, se donnant la main, s'appuyant l'un sur l'autre. On ne parvint pas plus, alors, à brouiller les deux poètes, quelque différence qu'il y eût dans leur manière, qu'on ne parvint, trente ans plus tard, à brouiller les deux hommes politiques, quelque différence qu'il y eût dans leur opinion.
La noce s'était faite chez M. Fouché, le père de la fiancée, qui habitait l'hôtel du conseil de guerre.
Le repas avait eu lieu dans la salle même où avait été condamné – coïncidence étrange et à laquelle nous reviendrons tout à l'heure, le général la Horie, parrain de Victor.
Han d'Islande, que nous avons fort injustement abandonné, avait eu un succès de curiosité au moins égal au succès de ses fraîches et blondes soeurs les Odes. Seulement, Han d'Islande ne portait pas de nom d'auteur, et il était impossible de deviner que cette poignée de lis, de lilas et de roses qu'on appelait Odes et Ballades, fût poussée à l'ombre de ce chêne sombre et rugueux qu'on appelait Han d'Islande.
Nodier avait lu Han d'Islande, et en avait été émerveillé. – Bon et cher Nodier ! qu'on trouve près de tout ce qui grandit pour lui servir de soutien, près de tout ce qui fleurit pour le faire épanouir, il avait déclaré que Byron et Mathurin étaient dépassés, et que l'auteur inconnu de Han d'Islande avait, enfin, atteint l'idéal du cauchemar.
Lui qui devait faire Smarra ! C'était, par ma foi, bien modeste.
Nodier n'était pas un de ces hommes auxquels l'auteur d'un livre, sous quelque voile anonyme qu'il s'enveloppât, pût rester longtemps caché. Il découvrit – le grand bibliomane, qui avait fait tant de découvertes du même genre, mais autrement difficiles à faire – que l'auteur de Han d'Islande était Victor Hugo. Seulement, qu'était-ce que Victor Hugo ? Quelque misanthrope comme Timon, quelque cynique comme Diogène, quelque pleureur comme Démocrite.
Il leva le voile, et trouva – vous savez qui – ce jeune homme blond et rose qui venait d'avoir vingt ans, et en paraissait seize.
Il recula d'étonnement : c'était à n'y pas croire. Là où il cherchait la physionomie grimaçante du vieux pessimiste, il trouvait le sourire jeune, naïf et plein d'espérance du poète naissant.
A partir de ce premier jour où ils se rencontrèrent, furent posées les bases de cette amitié que rien n'altéra jamais.
C'était ainsi qu'aimait Nodier, et qu'on l'aimait.
Au reste, l'aisance, presque la fortune, allait entrer dans le jeune ménage : la première édition de Han d'Islande, vendue mille francs, était épuisée, et, au même moment où Thiers, débutant de son côté, se couvrait du nom de Félix Bodin pour vendre son Histoire de la Révolution, Victor vendait sa seconde édition de Han d'Islande dix mille francs.
C'étaient les libraires Lecointre et Durey qui semaient cette pluie d'or sur le lit nuptial des jeunes époux.
En même temps, les honneurs venaient frapper à leur porte. On se rappelle le cousin Cornet, fait sénateur et comte sous l'Empire, et devenu pair de France sous la Restauration. La célébrité naissante de Victor avait chatouillé son vieil amour-propre de député de Nantes et de membre des Cinq-Cents. Il n'avait pas d'enfant à qui léguer son blason d'azur à trois cornets d'argent et son manteau de pair ; il proposait d'étendre ce manteau sur les épaules du jeune poète, et, cela, à une seule condition.
Il est vrai que la condition était sévère : afin que son nom, à lui, ne pérît point, le jeune poète s'appellerait Victor Hugo-Cornet.
La proposition fut transmise par le général Hugo à l'auteur de Han d'Islande et des Odes et Ballades.
L'auteur de Han d'Islande et des Odes et Ballades répondit qu'il préférait s'appeler Victor Hugo tout court ; que, d'ailleurs, si l'envie lui prenait, un jour, d'être pair de France, il n'avait besoin de personne pour cela, et se ferait bien pair de France tout seul.
L'offre du comte Cornet fut donc repoussée.
Il y avait un autre cousin qui, après les Odes et Ballades, avait été tout près de faire la même proposition d'héritage au jeune poète : c'était le comte Volney ; mais, par malheur, il avait appris que Han d'Islande sortait de la même plume que les Odes et Ballades, et il avait secoué la tête en agrafant plus solidement que jamais son manteau de pair sur ses épaules.

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