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Chapitre CXXVIII


Ségovie. – M. de Tilly. – L'Alcazar. – Les doublons. – Le château de M. de la Calprenède et celui du grand d'Espagne. – Les bourdalous. – Otero. – Encore les Hollandais. – Le Guadarrama. – Arrivée à Madrid. – Le palais de Masserano. – La comète. – Le collège. – Don Manoel et don Bazilio. – Tacite et Plaute. – Lillo. – L'hiver de 1812 à 1813. – L'Empecinado. – Le verre d'eau sucrée. – L'armée de mérinos. – Retour à Paris.

On arriva à Valladolid ; puis, de Valladolid, où l'on fit une halte de quelques jours, on gagna Ségovie à travers des montagnes abruptes, tantôt taillées à pic, tantôt conduisant par d'assez douces pentes à des sommets du haut desquels on découvrait de vastes plaines embrasées par le soleil de juin.
Le comte de Tilly, homme de l'ancienne cour, page du roi Louis XVI, et qui a laissé des Mémoires qui ne manquent point, je ne dirai pas d'un certain intérêt, mais d'un certain pittoresque, chose plus rare à cette époque, était gouverneur de Ségovie. Il vint recevoir madame Hugo à la portière de sa voiture, l'installa dans un palais, et se chargea d'elle et de ses enfants pour tout le temps qu'ils seraient à Ségovie.
Ce qui frappa le plus notre jeune poète pendant son séjour dans cette ville, ce qui laissa un double souvenir dans son esprit, ce fut sa visite à l'Alcazar ; palais de fée splendide, moins renommé mais aussi beau que ceux de Grenade et de Séville, avec sa salle où sont peints, dans des trèfles et sur fond d'or tous les portraits des rois mores.
Nous n'avons pas besoin de dire que ces peintures sont postérieures aux Arabes, à qui leur religion défend de peindre des images.
Puis l'Alcazar était en même temps l'hôtel de la Monnaie.
M. de Tilly conduisit madame Hugo et ses enfants dans la salle du balancier ; là, pour chacun des enfants, il fit frapper un doublon qu'il leur donna.
Hugo, et ce fut une des grandes douleurs de sa jeunesse, perdit le sien plus tard à Madrid, en le laissant glisser dans la rainure intérieure d'une portière de voiture. On attendit huit jours un renfort ; on n'osait se hasarder à partir pour Madrid sans une nouvelle escorte ; cette nouvelle escorte arriva, et l'on se mit en route.
A Ségovie, madame Hugo, comme nous l'avons dit, avait, par les soins du comte de Tilly, été logée dans le palais d'un grand d'Espagne.
Dans ce palais, comme dans celui de M. de la Calprenède, tout était en argent : chandeliers, bassins, cuvettes, tout, jusqu'aux pots de chambre.
Un de ces derniers meubles avait séduit madame Hugo par sa forme élégante et originale. C'était un charmant petit bourdalou.
Peut-être m'arrêtera-t-on afin de me demander d'où vient cette assimilation du célèbre élève des jésuites avec un vase de nuit, et pourquoi l'on a donné à un pot de chambre le nom d'un prédicateur. Je le dirai quand j'en aurai fini avec la séduction opérée par un de ces petits meubles sur madame Hugo, et la suite qu'elle eut.
Madame Hugo, séduite, disons-nous, par la forme du charmant bourdalou, avait fait demander au maître de la maison qu'elle habitait la permission de le lui acheter.
Mais, en véritable Espagnol, c'est-à-dire en implacable ennemi de notre nation, le vieux Castillan avait fait répondre que madame Hugo pouvait, si c'était son bon plaisir, prendre et emporter l'objet qu'elle désirait, mais que, quant à lui, il ne vendait rien à des Français.
Comme, dans ce cas, prendre, c'était voler, madame Hugo s'abstint, et, en supposant que le bourdalou fît partie d'une collection, la collection ne fut pas dépareillée.
Maintenant, pourquoi ces petits vases allongés s'appellent-ils des bourdalous ?
Voici :
C'est que l'illustre prédicateur faisait de si interminables sermons, que les femmes durent prendre, contre leur longueur, certaines précautions que nous croyons inutile d'expliquer.
Plus heureux que Christophe Colomb, le fondateur de l'éloquence chrétienne a donné son nom, nous ne dirons pas à un nouveau continent découvert par lui, mais à un nouveau meuble inventé à cause de lui, lequel meuble, par sa forme allongée et étroite, offrait de plus grandes facilités de transport.
Ce point historique éclairci, à la satisfaction de nos lecteurs, nous le pensons du moins, rejoignons le convoi sur la route de Madrid.
Il est à une lieue d'Otero, où l'on doit passer la nuit, et dont on aperçoit déjà les tours ; il fait une halte forcée sur la grande route, pavée d'énormes quartiers de roc, un des rayons de la roue de derrière du gigantesque carrosse de madame Hugo venant de se fendre en deux.
Le duc de Cotadilla, fidèle à ses habitudes de courtoisie, avait ordonné une halte générale, ce qui avait beaucoup fait crier. Une halte générale à sept heures du soir ! une halte qui pouvait durer une heure ou deux, et exposer le convoi à être surpris par la nuit ! C'était tout ce que le duc eut pu ordonner s'il eût été question d'un des fourgons du trésor, mais ce qui dépassait tous ses droits, quand il ne s'agissait que de la femme d'un général français, grande d'Espagne depuis trois ans à peine !
Aussi une immense clameur s'éleva-t-elle de tout le convoi.
Il y avait des précédents. En pareil cas, la malencontreuse voiture était abandonnée corps et biens, et devenait ce qu'il plaisait à Dieu !
Le duc de Cotadilla avait grande envie de tenir bon ; mais les clameurs montèrent si haut, qu'elles l'emportèrent.
Force fut au convoi de continuer son chemin pour Otero ; mais il resta au pauvre carrosse abandonné un secours sur lequel madame Hugo n'avait pas compté.
C'étaient les quarante grenadiers hollandais, qui demandèrent la faveur de rester près du carrosse afin de lui servir d'escorte, lorsque la roue raccommodée lui permettrait de poursuivre son chemin.
Cette faveur leur fut accordée.
Le convoi se remit en marche, et peu à peu, comme une marée qui se retire, laissa le carrosse échoué sur la grande route.
Au reste, jamais naufragés abandonnés dans une île déserte ne se mirent avec plus d'ardeur à la construction d'un radeau que ne se mirent au raccommodage de la roue les quarante grenadiers hollandais.
L'oeuvre dura une heure environ.
Lorsqu'on repartit, on avait depuis longtemps perdu de vue l'arrière-garde du convoi, et l'obscurité commençait à tomber.
Cependant, malgré toutes ces circonstances défavorables, le carrosse, madame Hugo, les trois enfants, le domestique, la femme de chambre et les quarante grenadiers hollandais entrèrent dans Otero à dix heures du soir, sans avoir eu, ce qui indiquait un incroyable bonheur, maille à partir avec les guerilleros.
Pendant la nuit, grâce aux soins d'un charron de l'endroit que l'on fit travailler de force, et dont deux maréchaux ferrants inspectèrent le travail, le carrosse fut raccommodé, et se trouva, le lendemain, en état de reprendre sa place en tête de la file de voitures. On atteignit la chaîne du Guadarrama ; on s'engagea dans la montagne ; on gravit jusqu'à son plus haut sommet ; on fit une halte au pied du lion gigantesque qui tourne le dos à la Vieille- Castille, et qui, la patte sur l'écusson des Espagnes, regarde la Nouvelle Castille ; puis l'on descendit vers la campagne de Madrid.
La campagne de Rome est fauve, tigrée, resplendissante de soleil, vivante, si l'on peut parler ainsi, malgré sa solitude.
La campagne de Madrid est nue, aride, grise et semblable à un cimetière.
Sur les limites de cette plaine s'élève l'Escurial, pareil à un tombeau. C'est l'effet qu'il fit à Hugo, qui le visita trente-cinq ans avant moi.

          L'Espagne m'accueillit livrée à la conquête.
          Je franchis le Burgare où mugit la tempête ;
          De loin, pour un tombeau, je pris l'Escurial,
          Et le triple aqueduc vit s'incliner ma tête
          Devant son front impérial.

De l'Escurial à Madrid, le convoi se déroula comme un long serpent ; une seule fois on coucha en route : ce fut à Galapagar. – Le lendemain à six heures du soir, on était à Madrid.
A peine entré dans les rues, chacun se débanda tout joyeux de n'être plus soumis à la discipline militaire.
Madame Hugo prit congé du duc de Cotadilla, du colonel Montfort et de ses quarante Hollandais ; puis le colonel du Saillant la conduisit au palais des princes de Masserano, qui lui était destiné.
Le général était dans son gouvernement de Guadalajara. nous verrons plus tard ce qu'il y faisait.
Le palais Masserano était situé calle de la Reyna.
C'était une immense construction du XVIIe siècle dans toute sa splendeur et toute sa sévérité, sans jardin, mais avec une foule de petites cours carrées, dallées en marbre, ayant un jet d'eau au milieu, dans lesquelles on ne pénétrait que par des espèces de poternes, où le soleil n'arrivait jamais, et qui, profondes de quarante ou cinquante pieds, et juste assez larges pour qu'un loup pût tourner autour du jet d'eau, n'étaient rien autre chose que des réservoirs d'ombre et de fraîcheur.
A l'intérieur, autant que se le rappelle Victor, ce palais était d'une magnificence inouïe. La salle à manger surtout, garnie sur ses quatre faces d'une grande vitrine, étalait, dans toute sa hauteur, d'admirables dessins de Fra Bartolomeo, de Velasquez, de Murillo, de Sébastien del Piombo, de Léonard de Vinci, de Raphal et de Michel-Ange.
Cette salle à manger donnait dans un vaste salon tendu de damas bleu, lequel donnait, enfin, dans ce que l'on appelait la chambre de la princesse, immense, tapissée et meublée en lampas bleu et argent.
De l'autre côté de la salle à manger, après avoir traversé une antichambre ayant pour tout ornement des coffres de chêne destinés à servir de sièges aux domestiques, on entrait dans une immense galerie où était la collection des portraits, en pied et en grand costume, des comtes de Masserano, puis des princes du même nom, dont le principat, d'ailleurs, ne remontait pas au milieu du XVIIe siècle.
C'est dans ces grandes galeries que les enfants jouaient, avec les fils du général Lucotte, à cache-cache – dans des salles de cent cinquante pieds de long, et dans des vases de Chine et de faïence de six pieds de haut !
Le soir, on passait le temps sur un grand balcon d'où l'on regardait la comète, dans laquelle on pouvait voir distinctement, disaient les prêtres espagnols, la Vierge donnant la main à Ferdinand VII.
Un matin, arriva une escorte de cavaliers westphaliens accompagnant un messager du général Hugo.
Ce messager apportait une lettre.
Le général ne pouvait venir à Madrid, occupé qu'il était à guerroyer sur les bords du Tage.
Le but principal de la lettre était d'indiquer le collège où devaient être placés les trois enfants.
Ils devaient être placés dans le séminaire des Nobles, d'où ils sortiraient pour entrer dans les pages. On n'y entrait d'ordinaire qu'à treize ans ; mais, quoique Abel n'en eût que douze, Eugène que dix, et Victor que huit, on faisait une exception en leur faveur, et une licence du roi ordonnait qu'ils y entrassent immédiatement.
Il fallut quitter le splendide palais Masserano avec ses beaux dessins de maîtres, ses magnifiques tapisseries, ses galeries sans fin ornées de vases de Chine, et leurs murailles où semblaient revivre trois générations de comtes et de princes dans leur costume de cérémonie ou dans leur armure de guerre, pour le sombre séminaire situé calle San Isidro.
En effet, le séminaire des Nobles était un édifice de l'aspect le plus austère, avec de grandes cours sans arbres, et l'on pourrait presque dire de vastes salles d'étude sans écoliers.
Il y avait – les trois nouveaux venus compris – vingt-cinq élèves dans ce séminaire, qui en renfermait trois cents avant l'invasion française.
C'était la proportion, à peu près, dans laquelle la grandesse d'Espagne s'était ralliée à Joseph Bonaparte.
Et encore, sur ces vingt-cinq élèves, il y avait, comme nous l'avons dit, les trois fils du général Hugo et un prisonnier espagnol.
L'entrée du séminaire fut sombre aux pauvres enfants. Qu'on se figure, en effet, des salles d'étude, des dortoirs, des lavoirs, des réfectoires disposés pour trois cents élèves, et dans lesquels s'égarent vingt-cinq malheureux écoliers : c'était là que le rari nantes de Virgile recevait son entière application !
L'établissement était tenu par deux jésuites dirigeant le collège avec une austérité, en apparence, égale ; ces deux jésuites, qui présentaient à eux deux chacun des types opposés de l'ordre, se nommaient don Manoel et don Bazilio.
Don Bazilio était haut de taille, avait cinquante-cinq ans à peu près, le front chauve et découvert, le nez en bec de vautour, la bouche grande et ferme, et le menton avancé.
C'était un caractère dur, sévère, et ne pardonnant jamais.
Mais aussi c'était un caractère juste, et ne punissant, après tout, que lorsqu'on méritait d'être puni.
L'autre, don Manoel, était grassouillet, bien en point ; il avait la figure pleine, le visage souriant, presque gai, l'air doux, gracieux, caressant pour les nouveaux venus ; toujours prêt, en apparence, à excuser ou du moins à atténuer les fautes ; en somme, très faux, très fourbe, très méchant, et, sans doute par ordre supérieur, dirigeant seul le collège, malgré la collaboration qu'avait l'air de lui prêter don Bazilio.
Au bout d'un certain temps, de sympathique qu'il était d'abord, don Manoel devenait insupportable. On commençait par haïr don Bazilio ; mais, comme il était juste dans sa sévérité, on revenait peu à peu sur cette haine.
Les études que ces deux jésuites faisaient faire à leurs élèves étaient dérisoires. La faiblesse de ces études était telle qu'il fallut, dans un collège où composaient des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, établir une classe particulière pour les nouveaux venus, dont l'aîné n'avait que douze ans.
En effet, jugeant les enfants à la taille, lorsqu'il s'agit de les examiner, on mit entre les mains d'Abel un Quinte-Curce, entre les mains d'Eugène un De Viris, et entre les mains du petit Victor un Epitome.
Mais, à la vue de ce livre, avec lequel il en avait fini depuis longtemps, l'enfant se révolta et demanda hardiment un Tacite.
Les pères se regardèrent stupéfaits ; mais, quitte à punir l'audacieux qui s'était permis cette mauvaise plaisanterie, ils ne lui en apportèrent pas moins le livre.
Victor l'ouvrit, et traduisit immédiatement le paragraphe de Cocceius Nerva, sur lequel il était tombé par hasard.
Les deux autres frères prirent le Tacite à leur tour ; et donnèrent une preuve de science, sinon supérieure, au moins égale. On leur apporta Perse et Juvénal ; les deux satiriques leur étaient familiers, et non seulement il les expliquèrent, mais encore ils offrirent d'en réciter par coeur des satires entières.
Ainsi, les enfants arrivés de France jouaient avec ces trois auteurs, regardés au séminaire des Nobles comme inaccessibles aux rhétoriciens de vingt ans !
Les deux jésuites se réunirent en conseil, et, après avoir décidé que l'on créerait, pour les trois nouveaux venus, une classe à part, arrêtèrent qu'ils expliqueraient Plaute.
C'était don Manoel, qui avec son esprit tout jésuitique, avait choisi un auteur plein d'ellipses, hérissé d'idiotismes, bourré de patois romain, pareil à celui que les paysans parlent dans Molière, faisant éternellement allusion à des moeurs déjà disparues du temps de Cicéron.
Aussi arriva-t-il à son but : les enfants s'émoussèrent sur Plaute ; c'était ce qu'on voulait pour briser leur orgueil.
Les vingt-deux autres élèves étaient des Espagnols, fils de grands d'Espagne ralliés à Joseph. Parmi ceux-ci étaient deux fils de famille auxquels Victor, dans ses oeuvres, a consacré deux souvenirs différents : le comte de Belverana, qu'il a mis dans Lucrèce Borgia, et Raymond de Benavente, auquel il a adressé, en 1823, l'ode qui commence par cette strophe :

          Hélas ! j'ai compris ton sourire,
          Semblable au ris du condamné
          Quand le mot qui doit le proscrire
          A son oreille a résonné !
          En pressant ta main convulsive,
          J'ai compris ta douleur pensive,
          Et ton regard morne et profond,
          Qui pareil à l'éclair des nues,
          Brille sur des mers inconnues,
          Mais ne peut en montrer le fond.

Une des remarques que fit le jeune poète, et qui est particulière aux moeurs espagnoles, c'est que ces enfants, qui allaient de treize à vingt ans en parcourant tous les âges intermédiaires, se tutoyaient tous comme il convient à des fils de grands d'Espagne, et ne s'appelaient jamais ni par leur nom de baptême, ni par leur nom de famille, mais seulement par leur titre de prince, duc, marquis, comte ou baron. On appelait Victor baron, ce qui le rendait très fier.
Au nombre de ces jeunes gens – et nous devons, par conséquent, pour être exact dans nos chiffres, réduire à vingt et un le nombre de tous ces petits nobliaux – il y en avait un qui n'était ni chevalier, ni baron, ni comte, ni marquis, ni duc, ni prince, et qui, cependant, n'était pas la figure la moins remarquable du collège.
C'était un jeune officier espagnol nommé Lillo, âgé de quinze ans, et fait prisonnier au siège de Badajoz.
Il s'était battu comme un démon, avait tué de sa main un grenadier français, et n'avait été pris qu'après une défense héroïque. On allait le fusiller, quand, par hasard, le maréchal Soult était passé, s'était informé, avait appris de quoi il s'agissait, et l'avait expédié à Madrid en donnant l'ordre qu'on le mît au collège.
L'ordre avait été exécuté : Lillo était au collège ; seulement, il y était au double titre d'élève et de prisonnier.
Cet enfant, qui avait eu le grade de sous-lieutenant, qui avait commandé à des hommes, qui avait tenu la campagne en plein air et le harnois sur le dos, supportait mal cette discipline collégiale pleine de tracasseries jésuitiques, et à laquelle, moins le dortoir commun, où, cependant, chacun avait son alcôve, il était soumis comme les autres.
Aussi demeurait-il, autant que cela lui était permis, solitaire et enrageant au fond du coeur. Dans ses rapports avec les autres jeunes gens, il était froid, mélancolique et hautain.
Il va sans dire que les trois Français étaient l'objet de sa haine toute particulière, et qu'à chaque instant il avait maille à partir, lui soldat de Ferdinand VII, avec l'un des trois fils, et quelquefois même avec les trois fils du général de Joseph.
Un jour, devant Eugène, il appela Napoléon Napoladron ; il est vrai de dire que c'était le nom que presque toujours les Espagnols donnaient au vainqueur d'Austerlitz.
L'injure n'en fut pas moins sensible à Eugène, lequel riposta en lui disant que lui, Lillo, avait été pris entre les jambes des grenadiers français.
Lillo avait un compas à la main ; il ne chercha point d'autre arme, se jeta sur Eugène, et le frappa violemment à la joue.
La blessure ou plutôt la déchirure avait un pouce et demi de long.
Eugène voulait se battre en duel, Lillo ne demandait pas mieux. Mais les professeurs intervinrent et séparèrent le jeune homme et l'enfant.
Le lendemain, Lillo disparut ; et ni Victor ni ses frères ne surent jamais ce qu'il était devenu.
J'entends encore Victor me dire de sa voix grave, le jour où il me raconta cette anecdote :
- Il avait raison, ce jeune homme : il détendait son pays... Mais les enfants ne savent pas cela ! On vivait claustralement au séminaire des Nobles ; pas un couvent de moines, en Espagne, n'avait peut-être une règle plus sévère. Une fois tous les quinze jours, on sortait pour aller en promenade ; et encore, la promenade était restreinte : on ne pouvait même pas aller aux Délices, – supposez nos Champs-Elysées – à cause des bandes de guérillas.
C'eût été une bonne prise, et qui eût coûté une belle rançon, que ces vingt ou vingt-cinq enfants appartenant, non seulement aux premières familles de Madrid, mais encore à des familles ralliées au frère de Napoladron, comme disait Lillo.
Au reste, de temps en temps, au bruit d'une porte qui s'ouvrait, les enfants levaient la tête, et voyaient apparaître le XVIIe siècle au commencement du XIXe.
Un jour, on était au réfectoire, on mangeait en silence, pendant que, dans une chaire élevée au milieu d'une immense salle, un des sous-maîtres faisait une lecture pieuse en langue espagnole. Depuis plus d'un an, les quatre petits Benavente n'avaient pas vu leur mère.
Tout à coup, la porte s'ouvre à deux battants, comme pour un prince, un cardinal ou un grand d'Espagne.
C'était la princesse de Benavente.
Elle fit quelques pas dans la salle, et attendit.
Alors, ses quatre fils se levèrent, se placèrent selon leur âge, l'aîné le premier, le second après, et ainsi de suite, et, sans faire un pas plus vite que l'autre, s'avancèrent cérémonieusement, et baisèrent la main de leur mère par rang d'âge et de taille.
Cela frappa beaucoup les trois jeunes Français, qui ne comprenaient rien à une pareille étiquette, habitués qu'ils étaient, quand ils apercevaient leur mère, à courir à elle, et à lui sauter au cou.
Au bout de six mois de séjour au séminaire des Nobles, Abel atteignit sa douzième année, et, par privilège spécial, entra aux pages à douze ans.
L'hiver et la famine arrivèrent. Il fit très froid partout pendant ce fatal hiver de 1812 à 1813, quoiqu'on ne s'occupât guère que du froid qu'il faisait en Russie. Napoléon voulait attirer et concentrer les yeux sur lui dans ses revers comme dans ses victoires.
Au fond de cet immense séminaire des Nobles, de ces dortoirs, de ces salles d'étude, de ces réfectoires disposés pour trois cents élèves, et où ils étaient vingt-cinq, les enfants mouraient de froid : rien ne pouvait réchauffer ces vastes pièces dans lesquelles il n'y avait pas une seule cheminée. Quelques braseros disposés au milieu des salles servaient à constater la victoire de l'hiver.
Ajoutez à cela que, non seulement les enfants mouraient de froid, mais encore qu'ils mouraient de faim. Les plus riches manquèrent de pain, à Madrid, en 1812. Le roi Joseph lui-même ordonna, pour le bon exemple sans doute, que l'on ne servît sur sa table que du pain de munition.
A chaque instant, on trouvait dans la rue des gens qui, n'ayant pas même les braseros du séminaire des Nobles, et le pain de munition du roi Joseph, se couchaient au seuil d'un palais dans un manteau en haillons, et mouraient de faim et de froid.
Tant qu'ils étaient vivants, on se gardait bien de les nourrir ou de les réchauffer. Morts, on les enlevait et on les enterrait.
Le pain manquait au séminaire des Nobles comme partout ; les enfants se plaignaient beaucoup de la faim ; aux moins patients, le père Manoel disait :
- Faites une croix sur votre ventre, et cela vous nourrira.
Les enfants faisaient force croix. Cela les réchauffait un peu, mais ne les nourrissait pas du tout.
Aussi soupçonnaient-ils don Manoel, qui restait gras au milieu de visages amaigris et attristés, d'avoir avec la cuisine des accointances illicites qui restaient cachées même à don Bazilio.
Pendant ce temps, le général Hugo tenait la campagne sur les bords du Tage, et faisait contre le fameux Juan Martin, surnommé l'Empecinado, ce qu'il avait fait en Vendée contre Charette, et en Calabre contre Fra Diavolo.
Lui-même a, d'une façon aussi modeste que savante, raconté stratégiquement cette belle campagne, qui finit par la capture et l'exécution du chef des guérillas qu'il poursuivait. Nous prendrons seulement les hasards pittoresques, ces lambeaux que l'histoire arrache de sa robe, et que les chroniqueurs ramassent précieusement pour leurs mémoires.
Un jour, le général Hugo arrive, avec une centaine d'hommes, près d'un village situé sur une des mille petites rivières qui affluent dans le Tage. Pour ne pas donner une alarme inutile, il entre dans le village avec deux aides de camp seulement, afin d'obtenir des habitants quelques renseignements dont il avait besoin.
Il venait de son camp, composé de cinq à six mille hommes à peu près, et situé une lieue au-dessous, en aval de la rivière.
Pour avoir ces renseignements qu'il désirait, il s'adresse au propriétaire d'une grande raffinerie de sucre, lequel, le voyant avec deux aides de camp seulement, reste complètement muet.
Le général Hugo avait soif. Ne pouvant avoir les renseignements, il désira au moins se rafraîchir, et demanda un verre d'eau.
- De l'eau ? dit le propriétaire de la raffinerie. Il y en a à la rivière.
Et il ferma sa porte au nez du général.
Le général attendit un instant pour voir si la porte ne se rouvrirait pas.
Au lieu de la porte, ce fut une fenêtre qui s'ouvrit. Un canon de fusil se montra sournoisement ; un coup de feu se fit entendre, et une balle siffla.
Au bruit du coup de feu, le détachement resté hors de la ville accourut.
Lorsque les soldats surent ce qui venait de se passer, ils voulaient démolir la sucrerie et brûler le village.
Le général Hugo les arrêta.
Puis, s'adressant à son officier d'ordonnance :
- Cours au camp, lui dit-il, et invite de ma part les six mille hommes qui le composent à boire de l'eau sucrée ; ce sera une douceur, et il y a longtemps que les pauvres diables n'en ont eu !
Une des qualités de l'époque impériale était de comprendre vite, quand on voulait comprendre : l'aide de camp comprit, et partit au galop.
Les soldats aussi comprirent. Ils enfoncèrent les portes de la raffinerie, et jetèrent deux ou trois mille pains de sucre dans la rivière.
Pendant toute la journée, les six mille hommes du général Hugo eurent de l'eau sucrée à bouche que veux-tu !
Ce trait est resté dans les annales de l'armée d'Espagne comme une des galanteries les plus délicates qu'un général ait jamais faites à ses soldats.
Un autre jour, on était en marche, toujours sur les bords de ce même Tage, dans les vastes plaines de la Vieille-Castille, entre Tolède et Aranjuez.
C'était par un de ces soleils ardents qui faisaient si fort regretter à Sancho de n'avoir pas sous la main un bon fromage à la pie, quand, tout à coup, les éclaireurs rabattirent au grand galop sur l'avant-garde, et vinrent annoncer au général Hugo qu'un corps d'armée qui ne pouvait être qu'ennemi, et qui paraissait être considérable, marchait à l'encontre de l'armée française.
En effet, à l'horizon, on voyait s'élever un de ces nuages de poussière tels que les grandes armées ou le simoun en poussent seuls devant eux. Cette poussière flamboyait comme ces nuages d'or et de feu qui s'emparent de l'atmosphère dans les chaudes journées de la canicule.
Le général Hugo donna l'ordre de faire halte.
Puis il se porta en avant avec une centaine d'hommes pour examiner lui même la position de l'ennemi, et, s'il était possible, deviner ses intentions.
Il n'y avait point à se faire illusion. Une troupe immense, à en juger par l'espace qu'elle tenait et la poussière qu'elle soulevait, marchait à lui, l'une de ses ailes appuyée à la rive droite du Tage.
L'infanterie reçut à l'instant même l'ordre de se mettre en bataille ; les artilleurs, celui d'établir leurs batteries sur un petit monticule ; la cavalerie, de s'étendre sur l'aile droite.
Puis on poussa quelques hommes à cheval en avant, sous les ordres d'un officier d'ordonnance.
L'officier et les hommes revinrent un instant après au galop.
Le général Hugo crut ses hommes ramenés, et, comme pas un seul coup de fusil n'avait été tiré, il s'apprêtait, en termes militaires, à laver la tête aux fuyards, lorsqu'il lui sembla voir, au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, des signes non équivoques d'hilarité sur la figure de l'officier et des soldats.
- Eh bien, qu'est-ce ? demanda le général, et à qui avons-nous affaire ?
- Général, dit l'aide de camp, nous avons affaire à un troupeau de trois cent mille mérinos gardé par deux cents chiens, conduit par douze pâtres, et appartenant à M. Quatrecentberger.
- Quelle plaisanterie me faites-vous là, monsieur ? dit le général en fronçant le sourcil.
- Je ne plaisante pas, mon général, dit l'officier, et, dans dix minutes, vous verrez que j'ai eu l'honneur de vous dire l'exacte vérité.
Un troupeau de trois cent mille moutons, l'eau en vint à la bouche des soldats ! Quel beau pendant à ce gigantesque verre d'eau sucrée que leur avait déjà payé le général !
Le corps d'armée était de quatre mille hommes ; c'était bien le moins que tout soldat eût un mouton. Chacun calculait déjà à quelle sauce il mettrait le sien.
A l'annonce de l'étrange nouvelle, M. Hugo s'était porté en avant.
En effet, il vit d'abord venir, à travers la poussière, une douzaine de cavaliers armés de longs bâtons garnis de clous, comme des lances. Derrière eux, formant un front impénétrable, venaient les trois cent mille moutons, et, sur les flancs des trois cent mille moutons, allaient, venaient, aboyant et mordant, deux cents chiens. On eût dit la migration d'une de ces grandes tribus arabes du temps d'Abraham.
Tout était vrai, jusqu'au nom du propriétaire, auquel l'officier s'était seulement permis, vu la circonstance, de faire un léger changement d'orthographe.
Le propriétaire ne s'appelait pas exactement Quatrecentberger, mais Katzenberger. On voit que la différence dans la prononciation était si légère, que l'on pouvait passer à l'officier ce calembour approximatif.
M. Katzenberger était un riche spéculateur alsacien qui avait mis à peu près toute sa fortune dans une spéculation sur les mérinos.
Cette nouvelle que le troupeau appartenait à un compatriote jeta une grande tristesse dans l'armée.
Il n'y avait point de probabilité que M. Hugo laissât entamer le troupeau de M. Katzenberger, fût-il de trois cent et même de quatre cent mille bêtes.
En effet, le chef des bergers, qui avait tremblé un instant en voyant se dresser devant lui la ruine de son maître, reçut du général Hugo, non seulement l'assurance que l'on ne toucherait pas à un poil de la toison de ses mérinos, mais encore un laissez passer qui recommandait à tout corps d'armée français le respect le plus absolu envers les bergers, les chiens et les moutons de M. Katzenberger.
Chose étrange ! le troupeau parvint en France sans accident notable, et, par ce retour presque inespéré, M. Katzenberger vit doubler, tripler, quadrupler sa fortune.
Son premier mouvement fut d'offrir au général Hugo une somme en proportion avec le service qu'il lui avait rendu.
Le premier et le dernier mouvement du général Hugo fut de refuser cette somme.
C'était, je crois, trois cent mille francs : un franc par mouton.
Consignons ici que le général Hugo, après avoir fait, dans une position supérieure, pendant quatre ans, la guerre en Espagne ; après avoir été chargé de soutenir la retraite de Madrid à Bayonne, position qui donne toujours à un général de grandes facilités pour s'enrichir, est mort sans galerie de tableaux, sans un seul Murillo, sans un seul Velasquez, sans un seul ­urbaran, n'ayant d'autre fortune que sa pension de retraite.
C'est incroyable, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est ainsi.
Mais, me demanderont les directeurs du Musée, ou les amateurs millionnaires qui ont acheté des tableaux six cent mille, deux cent mille, cinquante mille et même vingt-cinq mille francs à la vente après décès de M. le maréchal Soult, que tira-t-il donc de son désintéressement vis-à-vis de M. Katzenberger ?
Il en tira un dîner annuel que lui donnait à Paris, à lui et à toute sa famille, au jour anniversaire de ce grand événement d'où datait sa fortune, M. Katzenberger, qui venait de Strasbourg tout exprès pour cela.
Il est vrai que le dîner était gigantesque, et devait coûter au moins cinquante louis au Strasbourgeois reconnaissant.
Pendant l'hiver de 1812 et les premiers mois de 1813, les choses commencèrent, en contrecoup de nos affaires de Russie, à s'embrouiller tellement en Espagne, que le général Hugo comprit qu'il y avait danger à garder à Madrid sa femme et ses enfants.
En conséquence, madame Hugo et ses deux plus jeunes fils, sous la protection d'un convoi non moins vigoureusement escorté que celui dont nous avons raconté la marche, effectuèrent leur départ et retournèrent de Madrid à Bayonne avec le même bonheur qu'ils étaient venus de Bayonne à Madrid.
Madame Hugo avait gardé à tout hasard le couvent des Feuillantines, où les deux enfants retrouvèrent leur ancien nid, plein d'ombre et de lumière, de récréation et de travail ; et, de plus, l'abbé Larivière et son Tacite.
Abel Hugo, soldat à treize ans, était resté près de son père auquel il servit d'aide de camp, pendant la retraite d'Espagne, c'est-à-dire après ces deux grandes batailles de Salamanque et de Vittoria – le Leipzig et le Waterloo du Midi !.

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