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Chapitre CXXV


Quels sont les plus grands ennemis d'une pièce à succès. – Probité de mademoiselle Mars comme actrice. – Sa loge. – Les habitués de ses soupers. – Vatout. – Denniée. – Becquet. – Mornay. – Mademoiselle Mars chez elle. – Ses derniers jours au théâtre. – Résultat matériel du succès d'Henri III. – Ma première spéculation. – Refonte de Christine. – Où je vais chercher l'inspiration. – Deux autres caprices.

A la trente-cinquième représentation d'Henri III, mademoiselle Mars fut forcée de prendre son congé.
Elle fit tout ce qu'elle put pour que la Comédie-Française lui rachetât ce congé ; elle donna toutes les facilités possibles, la Comédie-Française ne voulut entendre à rien.
Le succès d'Henri III servait les intérêts, mais blessait les amours-propres.
A la Comédie-Française, il y a ceci de remarquable, et qui n'existe point dans les autres théâtres, ou qui y existe à un degré moindre :
L'auteur qu'on joue a pour ennemis tous les acteurs qui ne jouent pas dans sa pièce.
Vers la fin des représentations d'Henri III, j'ai vu Monrose, cet excellent comédien que son talent devait mettre bien au-dessus des mesquines jalousies de la médiocrité, entrer au foyer en se frottant les mains, et en disant tout joyeux :
- Ah ! nous avons fait cinq cents francs de moins ce soir qu'à la dernière représentation !
J'étais là – il ne m'avait pas aperçu d'abord – ; il me vit, fit semblant de ne pas me voir, et sortit.
Mademoiselle Mars fut sur le point de perdre son congé, tant elle avait peine à couper le succès.
C'était une très honnête femme de théâtre que mademoiselle Mars, je dirai presque un honnête homme, d'une exactitude sévère, et devant laquelle tout le monde faisait son devoir, parce qu'elle faisait le sien comme une pensionnaire à sa première année.
Une seule fois, aux répétitions, elle fut en retard de quelques minutes.
- Je vous demande pardon d'être en retard d'un quart d'heure, dit-elle en entrant ; mais je viens de perdre quarante mille francs... Vite, commençons !
Et elle répéta sans préoccupation aucune.
Un jour, au moment d'entrer en scène, elle eut une espèce de coup de sang. Au lieu d'interrompre le spectacle, comme une autre aurait fait, elle envoya chercher des sangsues qu'elle s'appliqua à la poitrine, entre le premier et le troisième acte, profitant de ce qu'elle ne jouait pas dans le second.
Lorsque j'entrai dans sa loge après la pièce, elle avait du sang jusque dans ses souliers.
Mademoiselle Mars avait une très grande loge – celle qu'a aujourd'hui mademoiselle Rachel. A la fin de chaque représentation, la loge s'emplissait ; c'était une habitude. Mademoiselle Mars ne se préoccupait pas le moins du monde des assistants : elle se déshabillait, ôtait son blanc, son rouge avec une adresse de décence remarquable ; elle avait surtout une façon de changer de chemise, tout en causant et en ne laissant voir que le bout de ses doigts, qui était un tour de force d'habileté.
Sa toilette faite, ceux qui voulaient l'accompagner chez elle venaient et trouvaient le souper servi.
Les habitués de ces soupers étaient, en hommes, Vatout, Romieu, Denniée, Becquet et moi ; en femmes, Julienne, sa dame de compagnie – un type – la belle amigo, la blonde madame Mira, et parfois la vieille mère Fusil.
Tous les soirs de représentation, Mornay venait prendre mademoiselle Mars au théâtre, ou l'attendait chez elle. On connaît Romieu ; je l'ai présenté au lecteur en compagnie de son ami Rousseau. Je ne dirai donc rien de lui, n'ayant rien à en dire de nouveau.
Quant à Vatout, c'est autre chose, je l'ai à peine indiqué ; madame Valmore a dit de lui que c'était un papillon en bottes fortes. Le mot le peignait assez bien.
Vatout était plein de petits défauts et de grandes qualités ; il avait le tort, quand on lui tendait la main, de vous donner le doigt ; il prenait des airs de grand seigneur, sans parvenir à avoir jamais l'air d'un grand seigneur ; avec son ton fat, c'était un excellent coeur ; avec son aspect pesant, c'était un charmant esprit. Il avait une façon de dire certaines choses qui n'appartenait qu'à lui. Une de ses grandes prétentions était de ressembler au duc d'Orléans ; on assure même que, dans l'intimité, il laissait deviner les causes de cette ressemblance. De son côté, le duc d'Orléans l'aimait beaucoup ; le roi lui conserva l'amitié du duc d'Orléans ; à la cour citoyenne, on citait ses calembours, et l'on chantait ses chansons. Il y en avait une surtout, sur le maire d'Eu, qui faisait rage. Que la pudeur de nos lecteurs nous permette de l'introduire ici ; comme c'était, suivant nous, son plus beau titre à l'Académie, n'en dépouillons pas le pauvre Vatout.

Le maire d'Eu

Air à faire.

          L'ambition, c'est des bêtises ;
          0a vous rend triste et soucieux ;
          Mais, dans le vieux manoir des Guises,
          Qui ne serait ambitieux ?...
          Tourmenté du besoin de faire
          Quelque chose dans ce beau lieu,
          J'ai brigué l'honneur d'être maire,
          Et l'on m'a nommé maire d'Eu !

          Notre origine n'est pas claire...
          Rollon nous gouverna jadis ;
          Mais César fut-il notre père,
          Ou descendons-nous de Smerdis ?
          Dans l'embarras de ma pensée,
          Un mot peut tout concilier :
          Nous sommes issus de Persée ;
          Voyez plutôt mon mobilier !

          Je ne suis pas fort à mon aise :
          Ma mairie est un petit coin,
          Et mon trône une simple chaise
          Qui me sert en cas de besoin ;
          Mes habits ne sentent pas l'ambre;
          Mon équipage brille peu ;
          Mais que m'importe ! un pot de chambre
          Suffit bien pour un maire d'Eu !

          On vante partout ma police ;
          Ce qu'on fait ne m'échappe pas.
          A tous je rends bonne justice ;
          J'observe avec soin tous les cas.
          On ne peut ni manger ni boire
          Sans que tout passe sous mes yeux.
          Mais c'est surtout les jours de foire
          Qu'on me voit souvent sur les lieux.

          Grâce aux roses que l'on recueille
          Dans mon laborieux emploi,
          Je préfère mon portefeuille
          A celui des agents du roi.
          Je brave les ordres sinistres
          Qui brisent leur pouvoir tout net ;
          Et, plus puissant que les ministres,
          J'entre, en tout temps, au cabinet.

          Je me complais dans mon empire ;
          Il ne me cause aucun souci ;
          J'aime l'air que l'on y respire ;
          On voit, on sent la mer d'ici !
          Partout l'aisance et le bien-être ;
          Ma vie est un bouquet de fleurs...
          Aussi j'aime beaucoup mieux être
          Maire d'Eu que maire d'ailleurs !

          Beau château bâti par les Guises,
          Mer d'azur baignant le Tréport,
          Lieux où Lauzun fit des bêtises,
          Je suis à vous jusqu'à la mort ;
          Je veux, sous l'écharpe française,
          Mourir en sénateur romain,
          Calme et tranquille sur ma chaise,
          Tenant mes papiers à la main !

C'est encore de Vatout ce fameux mot à un administrateur qui, accompagnant le roi dans une ruelle où celui-ci avait voulu à toute force s'engager, s'excusait à chaque pas sur les rencontres qu'on y faisait, et qui prouvaient que beaucoup de poules du genre de celle à qui Henri IV disait : « Restez, restez, la mère ! J'aime mieux voir la poule que l'oeuf ! » y avaient pondu.
- Oh ! sire, disait le pauvre diable, oh ! sire, si j'avais su que Votre Majesté passât par ici, je les eusse fait enlever.
- Vous n'en aviez pas le droit, monsieur le maire, répondit gravement Vatout ; ils avaient leurs papiers !
Vatout avait fait, vers 1821 ou 1822, un livre qui avait eu un énorme succès. C'étaient les aventures de la Charte, sous le titre d'Histoire de la fille d'un roi. Il fit ensuite L'idée fixe, qui fut à peine lue ; puis, quelque chose comme un roman intitulé La Conspiration de Cellamare ; enfin, des publications sur les châteaux royaux. En somme, rien de saillant. Avec cela, Vatout était dévoré d'un désir, celui d'être de l'Académie, où il était poussé par Scribe. Il y arriva, le pauvre garçon ; mais, dans l'intervalle de sa nomination à sa réception, il alla, fidèle à l'exil comme il l'avait été à la puissance, faire une visite à la famille royale exilée à Claremont ; à la suite du dîner, il se trouva indisposé ; vingt-quatre heures après, il était mort !
Mort sans avoir eu cette joie de siéger une seule fois à l'Académie ! Pauvre Vatout ! personne, j'en suis certain, ne lui rendit une justice plus réelle et ne le regretta plus que moi.
Je lui avais eu, avec beaucoup de peine, la voix d'Hugo.
Tout le monde parisien a connu Denniée, l'ancien ordonnateur général, homme d'esprit et de plaisir s'il en fut, parlant comme s'il eût eu des coquilles de noix plein la bouche, et racontant, avec un défaut de prononciation qui leur donnait un puissant cachet d'originalité, une foule d'histoires et d'anecdotes plus curieuses et plus amusantes les unes que les autres. Il adorait mademoiselle Mars, qui, de son côté, l'aimait beaucoup. Quand il y avait trois jours qu'on n'avait vu Denniée chez mademoiselle Mars, on envoyait demander de ses nouvelles, car on supposait qu'une maladie ou un accident pouvaient seuls causer une si longue absence.
Becquet n'était pas moins connu que Denniée, peut-être même l'était-il davantage ; c'était un des rédacteurs hebdomadaires du Journal des Débats ; il avait eu beaucoup d'esprit ; mais, comme il s'enivrait régulièrement une fois par jour, il allait s'alourdissant peu à peu. On citait deux mots de lui à son père qui peuvent donner une idée de son respect et de son amour filial.
Un jour, le père Becquet apostrophait son fils sur cette malheureuse habitude qu'il avait de s'enivrer.
- Vois, malheureux ! comme cela te vieillit, lui disait-il ; on te prendrait pour mon père, et je vivrai dix ans plus que toi !
- Ah ! répondit langoureusement Becquet, pourquoi donc avez-vous toujours des choses désagréables à me dire ?
Becquet avait une autre habitude, celle de faire des dettes. Becquet devait à tout le monde, et cette dette publique désespérait son père.
- Malheureux ! lui disait-il un autre jour – malheureux était l'exclamation dont se servait habituellement le père Becquet à l'endroit de son fils ; seulement, il en faisait tantôt un adjectif, tantôt un substantif – ; malheureux ! lui disait-il, je ne sais pas comment tu peux vivre ainsi, devant à Dieu et au diable !
- Je vous arrête là, mon père, répondit Becquet ; vous venez justement de citer les deux seules personnes à qui je ne doive rien.
Le jour où le père de Becquet mourut – c'est triste à dire, mais il y eut fête dans sa bourse et même dans son coeur – ; il alla dîner au café de Paris, fit sa carte en homme qui ne regarde plus aux additions – ; seulement, arrivé au vin, il appela le garçon : probablement, un doute l'avait pris, pour lequel il avait besoin d'un expert.
- Garçon, demanda-t-il, le bordeaux est-il de deuil ?
Deux heures après, on emporta Becquet chez lui.
Un soir, je rencontrai Becquet dans un de ces merveilleux états d'ivresse que lui seul savait noblement porter.
C'était un 21 janvier.
- Comment ! lui dis-je, gris un pareil jour, vous, Becquet ?
- Est-ce qu'il y a, par hasard, un jour où il ne soit pas permis de se griser ? demanda avec étonnement l'auteur du Mouchoir bleu.
- Mais oui, ce me semble ; il y a, pour vous surtout qui êtes royaliste, le jour anniversaire de la mort du roi Louis XVI.
Becquet parut réfléchir un instant à la gravité de l'observation ; puis, me posant la main sur l'épaule :
- Si on ne lui avait pas coupé le cou, à ce bon roi Louis XVI, croyez-vous qu'il serait mort aujourd'hui ?
- C'est plus que probable.
- Eh bien, alors, dit Becquet en faisant claquer insoucieusement ses doigts, qu'avez-vous à me dire ?
Et il s'éloigna avec cet aplomb de l'ivrogne, qui, par une longue habitude, a conquis sur le commun des buveurs cette supériorité d'être toujours certain de la rectitude de sa marche.
C'est ivre-mort, et sortant de chez mademoiselle Mars, que Becquet fit, au Journal des Débats, le fameux article qui finissait par ces mots, et qui renversa la monarchie : « Malheureuse France ! malheureux roi ! »
Becquet est mort de boire, et est mort en buvant.
Pendant les six derniers mois de sa vie, il ne dégrisa point : l'oeil était devenu atone et sans expression ; les mouvements étaient involontaires et instinctifs ; sa main se portait machinalement à la bouteille pour verser du vin dans son verre, qu'il n'avait plus la force de vider. Jusqu'au dernier moment, mademoiselle Mars le reçut avec cette religion de l'amitié qui était une de ses qualités suprêmes.
Becquet mort, elle n'eut pas le courage de le regretter, mais elle le pleura.
Mornay formait, avec tous ceux que je viens de nommer, un singulier contraste.
Mornay, c'était l'élégance, l'aristocratie, la gentry personnifiée, et, avec toutes ces qualités, Mornay avait autant d'esprit, à lui seul, que nous tous ensemble.
Quand Mornay, nommé ministre plénipotentiaire, partit, d'abord pour le grand-duché de Bade, puis pour la Suède, le salon de mademoiselle Mars perdit son étoile polaire.
Il y a des esprits qui ont les qualités du briquet bien trempé, ils font feu sur tout ce qu'ils touchent ; Mornay était un de ces esprits-là : nous lui servions tous de caillou. Quand, par hasard, il était trop fatigué pour avoir de l'esprit lui-même, il se contentait de nous en donner.
Mornay n'avait aucune fortune. Mademoiselle Mars, en mourant, lui laissait quarante mille livres de rente. Mornay décrocha un portrait de mademoiselle Mars, et l'emporta en disant :
- Voilà la seule chose à laquelle j'aie droit ici.
Et il laissa les quarante mille livres de rente aux héritiers de mademoiselle Mars.
Rien ne donnait moins l'idée de mademoiselle Mars chez elle que mademoiselle Mars au théâtre : mademoiselle Mars, au théâtre, avait une voix ravissante, quelque chose comme un chant, un regard caressant et velouté, un charme infini.
Chez elle, mademoiselle Mars avait la voix rude, le regard presque dur, les mouvements brusques et impatients.
Sa voix de théâtre était une chose factice, un instrument dont elle avait appris à jouer, et dont elle jouait à merveille, mais dont elle doutait, avec raison, lorsqu'elle avait à exprimer les grandes crises de la passion, ou à suivre les larges développements de la poésie ; alors, elle avait peur d'érailler le satin de sa douce mélopée, et elle enviait presque l'accent rauque et enroué de madame Dorval, lequel permettait à celle-ci de jeter de ces cris qui, partis du coeur, vont au coeur.
Je n'ai jamais connu talent plus modeste que celui de mademoiselle Mars, jamais elle ne parlait d'elle, de ses succès, de ses créations ; elle admirait profondément son père, Monvel, dont elle était l'élève, et, quand elle parlait de lui, c'était avec un bonheur visible.
Mademoiselle Contat, aussi, était une de ses admirations, et c'était curieux de lui entendre confesser, sur certains points de l'art, son infériorité à l'endroit de cette grande actrice.
Je ne sais si toutes les histoires qu'on a faites sur l'âge que se donnait mademoiselle Mars sont vraies, mais je sais qu'elle n'a jamais caché une semaine à ses amis. Elle avait dans son salon un meuble de Boule qui avait été donné par la reine Marie-Antoinette à sa mère, comme étant accouchée le même jour qu'elle.
Mademoiselle Mars était donc juste du même âge que madame la duchesse d'Angoulême – c'est-à-dire du 19 décembre 1778.
Lorsque mademoiselle Mars voulait, elle était charmante et avait beaucoup de comique dans l'esprit ; sa voix se prêtait parfaitement aux imitations, et, quand – depuis mademoiselle Plessy jusqu'à Ligier – elle passait en revue la Comédie-Française, la part de chacun était courte, mais elle était bonne.
Mademoiselle Mars se prenait souvent d'amitié ou d'intérêt pour des personnes auxquelles elle croyait reconnaître du talent, et, alors, elle les aidait de ses conseils, de son influence et de son talent. Un jour, elle ramena un paillasse qu'elle avait remarqué faisant la parade sur la place de Metz, et ne l'abandonna point qu'elle ne lui eût fait une petite position.
Elle me le recommanda en 1833 ou 1834, et ce ne fut que quinze ou dix-huit ans plus tard que j'eus l'occasion de faire quelque chose pour lui, en lui donnant le rôle de Lorrain, dans La Barrière de Clichy.
Cet homme, c'est Patonnelle, un des meilleurs troupiers du Cirque.
Comme Talma, mademoiselle Mars a vu grandir son talent jusqu'au jour où elle a quitté le théâtre. Mademoiselle de Belle-Isle, sa dernière création, a été une de ses créations les plus heureuses. Je fus son dernier soutien au théâtre, et j'ai eu le bonheur, selon toute probabilité, d'y prolonger sa carrière pendant deux ou trois ans.
Pendant les derniers temps de son séjour à la Comédie-Française on l'y abreuva d'amertume. Un jour de représentation extraordinaire, on lui jeta une de ces couronnes d'immortelles comme on en dépose sur les tombeaux.
Elle avait été tressée dans une des loges du théâtre même, et je pourrais, à la rigueur, dire dans laquelle.
Lorsqu'elle quitta le théâtre, il en fut d'elle comme de Talma. Chacun avait cru remplacer Talma ; chacun espéra remplacer mademoiselle Mars : on débuta dans ses vieux rôles ; on en inventa de nouveaux. Directeurs et journaux firent leur métier en amassant le bruit et les éloges autour des réputations naissantes. On eut la monnaie de Turenne : a-t-on même la monnaie de mademoiselle Mars ?...
Henri III, sans amener une très grande aisance dans la maison, avait, cependant, produit un changement sensible ; d'abord, il nous avait débarrassés de nos dettes : il avait payé Porcher et M. Laffitte ; il nous avait permis de donner congé de notre petit logement :de la rue Saint-Denis, et de louer pour ma mère, rue Madame, n° 7, un rez-de-chaussée avec jardin. L'air et la promenade lui étaient recommandés, et j'avais choisi cette rue et ce quartier, afin de la mettre porte à porte avec mesdames Villenave et Waldor, qui avaient, à la suite d'arrangements de famille, quitté leur maison de la rue de Vaugirard, pour prendre un appartement rue Madame, n° 11.
Quant à moi, j'avais loué un appartement séparé, au quatrième, au coin de la rue de l'Université et de la rue du Bac, et, comme mes relations nouvelles amenaient chez moi quelques-uns de ces messieurs et quelques-unes de ces dames du Théâtre-Français, j'avais donné à cet appartement une certaine élégance.
En outre, ayant appris par le passé à ne pas trop compter sur l'avenir, j'avais, moyennant dix-huit cents francs payés comptant, passé un traité pour ma nourriture d'un an, ou plutôt, pour trois cent soixante-cinq cachets de déjeuner, et trois cent soixante-cinq cachets de dîner, vin non compris.
Malheureusement, un mois après cet arrangement, le café Desmares fermait, et j'en étais pour mon année de nourriture. C'était ma première spéculation ; elle avait assez mal tourné, comme on le voit.
Cependant, j'avais reçu des reproches d'une fort charmante personne du Théâtre-Français, laquelle s'était plainte, après avoir joué un bout de rôle dans Henri III, de n'avoir rien dans Christine – car je me flattais toujours de cet espoir que ma Christine, à moi, passerait au Théâtre-Français, malgré le retard apporté à celle de M. Brault, lequel était mort dans l'intervalle ; ce qui faisait que, maintenant, MM. les comédiens français ne se pressaient pas plus pour l'une que pour l'autre.
Ces reproches m'avaient été d'autant plus sensibles qu'ils étaient mérités, et que c'eût été une double ingratitude à moi que de n'y point faire droit.
En conséquence, j'avais répondu :
- Soyez tranquille, je vais refaire Christine, afin de lui donner une allure plus moderne et plus dramatique, et, de cette transformation, quelque chose sortira dont vous serez contente, je l'espère.
L'esprit d'un travailleur a de singulières préoccupations qui, parfois, sont si étranges, qu'elles touchent à la manie ; tantôt on se figure qu'on ne trouvera bien son plan que dans tel ou tel endroit ; tantôt, qu'on n'écrira bien sa pièce que sur tel ou tel papier. Moi, je m'étais fourré dans la tête que je ne trouverais une Christine nouvelle dans la vieille Christine qu'en faisant un petit voyage, et en me berçant au roulis d'une voiture.
Comme je n'étais point encore assez riche pour aller en poste, je choisis une diligence. Peu m'importait pour quelle localité cette diligence partît, pourvu que je trouvasse le coupé, l'intérieur ou la rotonde vide.
J'allai dans la cour des Messageries et, après deux heures d'attente, je trouvai ce que je cherchais, c'est-à-dire une diligence n'ayant personne dans son coupé.
Cette diligence partait pour le Havre.
J'avais de la chance, comme on le voit ; je n'avais jamais vu un port de mer ; j'allais faire d'une pierre deux coups.
A cette époque, on mettait vingt grandes heures pour aller de Paris au Havre ; c'était bien mon affaire. L'inspiration aurait le temps de venir, ou elle ne viendrait jamais.
Je partis, et, comme, dans les oeuvres d'art, l'imagination est naturellement pour beaucoup, une fois mon imagination satisfaite sur le mode de travail qu'on lui offrait, elle se mit à travailler.
Quand j'arrivai au Havre, ma pièce était refaite ; la division de Stockholm, Fontainebleau et Rome était trouvée, et, de toute cette genèse nouvelle, avait surgi le rôle de Paula.
C'était une oeuvre tout entière à remanier et à réduire ; il ne pouvait pas rester grand-chose de l'ancienne pièce. Peu s'en fallut que je ne repartisse pour Paris, sans voir la mer, tant j'avais hâte de me mettre à la besogne.
Je restai au Havre juste le temps de manger des huîtres, de faire une promenade en mer, d'acheter deux vases de porcelaine plus cher qu'à Paris, et je remontai en diligence.
En soixante et douze heures, j'avais fait mon voyage et refait ma pièce.
J'ai parlé de ces préoccupations étranges qui vous imposent impérieusement certaines conditions pour l'accomplissement d'une oeuvre. – Personne n'est moins maniaque que moi, personne, avec cette incessante habitude de travail que j'ai prise, ne travaille plus facilement que moi, et, cependant, j'ai subi trois fois cette nécessité absolue d'obéir à un caprice.
J'ai dit à quelle occasion j'avais cédé à la première ; la seconde fut à propos de Don Juan de Marana, et la troisième, à propos du Capitaine Paul.
J'étais préoccupé de l'idée que je ne pourrais trouver qu'au bruit d'une musique quelconque mon drame fantastique. Je demandai à mon ami ­immermann des billets pour le Conservatoire, et, dans le coin d'une loge où se trouvaient trois personnes inconnues, les yeux fermés, et paraissant dormir, bercé dans un demi-sommeil par du Beethoven et du Weber, je trouvai, en deux heures, les scènes principales de mon drame.
Pour Le Capitaine Paul, ce fut autre chose : j'avais besoin de la mer, d'un vaste horizon, de nuages courant dans le ciel, de brises soufflant dans les cordages et dans les mâts.
Je fis, pendant mon voyage en Sicile, stationner mon petit bâtiment pendant deux heures à l'ancre, et à l'entrée du détroit de Messine. Au bout de deux jours, Le Capitaine Paul était terminé.
Au retour, je trouvai une lettre d'Hugo. Le succès d'Henri III lui avait mis le feu sous le ventre : il avait un drame, et m'invitait à en entendre la lecture chez Devéria.
Ce drame, c'était Marion Delorme.

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