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Chapitre CXXII


Oudard me transmet les ordres du duc d'Orléans. – Je suis nommé bibliothécaire adjoint. – Comme quoi il en résulte quatre cents francs d'économie pour Son Altesse. – Rivalité avec Casimir Delavigne. – Pétition des classiques contre les pièces romantiques. – Lettre à l'appui, de mademoiselle Duchesnois. – Ronde fantastique. – Par qui Racine fut déclaré n'être qu'un polisson. – Belle indignation du Constitutionnel. – Première représentation de Marino Faliero.

On se rappelle que, dans la courte conversation que j'avais eu l'honneur d'avoir avec M. le duc d'Orléans dans sa loge, il m'avait exprimé le désir de me garder près de lui.
Je n'avais aucun motif, ma liberté conquise, pour m'éloigner de l'homme qui, au bout du compte, en m'assurant la vie matérielle pendant six ans, m'avait permis de continuer mes études, et de devenir ce peu que j'étais.
D'ailleurs, à cette époque, M. le duc d'Orléans représentait parfaitement cette nuance d'opposition dans laquelle mon titre de fils d'un général républicain me classait naturellement.
M. le duc d'Orléans, fils de régicide, membre du club des Jacobins, défenseur de Marat, obligé de Collot d'Herbois, me paraissait même, je dois le dire, s'il n'avait pas énormément reculé depuis 1793, être beaucoup plus avancé en 1829 que je ne l'étais moi-même.
Il y avait bien ce mot qu'il m'avait dit le jour où j'avais écrit sous sa dictée : « Monsieur Dumas, souvenez-vous que, quand on ne descendrait de Louis XIV que par un de ses bâtards, c'est encore un assez grand honneur pour qu'on en soit fier. »
Mais, ce mot, je l'avais provoqué par mon ignorante hésitation. D'ailleurs, on peut être fier de descendre de Louis XIV, tout en blâmant les turpitudes de Louis XV et les fautes de Louis XVI ; or, qui avait fait surtout nos pères républicains ? Le Parc-aux-Cerfs et le Petit Trianon.
Le duc d'Orléans était donc, sinon un prince républicain comme on l'avait appelé en 1792, du moins un prince citoyen comme on l'appelait en 1829.
Somme toute, c'était chose honorable pour ma position, et une chose sympathique à mon coeur, que de rester attaché à M. le duc d'Orléans.
Toutes ces réflexions s'étaient déjà présentées à mon esprit depuis assez de temps pour qu'elles eussent eu celui d'y mûrir, quand je reçus une lettre d'Oudard, qui me priait de passer à son bureau.
Autrefois, une pareille invitation m'eût fort inquiété ; aujourd'hui, elle me faisait sourire.
Je me présentai ; Raulot me salua jusqu'à terre ; il ouvrit la porte et annonça :
- M. Alexandre Dumas.
Oudard vint à moi en riant.
- Eh bien, me dit-il, mon cher poète, il paraît que décidément vous avez un succès ?
- Mais oui.
- D'abord, recevez-en tous mes compliments... Mais qui pouvait prévoir cela ?
- Ceux qui m'avaient supprimé mes gratifications et retenu mes appointements ; car je présume que, s'ils eussent prévu une chute, ils n'auraient pas eu la cruauté de m'exposer à mourir de faim, moi et ma mère.
- Est-ce que M. de Broval ne vous a pas écrit, le soir de la représentation ? me dit Oudard un peu embarrassé.
- Si fait ; voici sa lettre.
Je lui montrai la lettre qu'on a lue.
- Et je la garde comme un modèle, continuai-je en la remettant dans ma poche.
- Comme un modèle de quoi ?
- De fausseté diplomatique et de plate courtisanerie.
- Bon ! voilà de grands mots !
- Vous avez raison, il ne faut pas appliquer les grands mots aux petites choses.
- Voyons, ne parlons plus de cela ! Parlons de votre position dans la maison.
- Cela s'appelle parler de choses en l'air.
- Pas de votre position dans le passé. Je sais bien que vous refuseriez de rester dans la maison aux conditions où vous y étiez. nous ne voudrions pas non plus... Il vous faut du loisir pour travailler.
- Allons, seigneur Mécène, parlez au nom d'Auguste ; j'écoute.
- Non, c'est à vous de parler, au contraire. Que désirez-vous ?
- Moi ? Je désirais un succès, je l'ai eu ; je ne désire plus rien.
- Mais, nous, que pouvons-nous faire pour vous qui vous soit agréable ?
- Pas grand-chose.
- Il y a bien, cependant, dans la maison, quelque place que vous ambitionniez ?
- Je n'en ambitionne aucune ; mais il y en a une qui me conviendrait.
- Laquelle ?
- Celle de collègue de M. Casimir Delavigne à la bibliothèque.
Oudard laissa échapper un mouvement des muscles de la face, qui voulait dire : « Vous êtes bien ambitieux, mon ami. »
- Ah ! oui, je comprends, repris-je, ce sera difficile.
- Dame ! reprit Oudard, nous avons déjà Vatout et Casimir, un bibliothécaire et un sous-bibliothécaire.
- Sans doute, et c'est beaucoup, n'est-ce pas, quand on n'a point de bibliothèque ?
En effet, la bibliothèque du duc d'Orléans était, à cette époque surtout, assez médiocre.
- Comment, pas de bibliothèque ? s'écria Oudard, qui, comme les servantes de curé, ne pouvait pas souffrir que l'on dépréciât son presbytère. Nous avons trois mille volumes !
- Vous vous trompez, mon cher Oudard : c'est trois mille quatre ; car j'ai vu avant-hier, chez M. le duc d'Orléans, les Mémoires de Dumouriez qui arrivaient de Londres.
Avec quelque bonhomie que j'eusse relevé cette erreur de chiffres, Oudard sentit le coup ; il n'était pas de force à le parer : sans s'avouer touché, il continua.
- Eh bien, c'est à merveille, mon ami ; j'exprimerai à monseigneur votre désir de rester attaché à la maison comme bibliothécaire.
Je l'arrêtai.
- Ah çà ! entendons-nous bien, Oudard.
- Je ne demande pas mieux.
- Vous m'avez fait venir, n'est-ce pas ?
- Certainement.
- Ce n'est pas moi qui suis venu de moi-même.
- Non.
- Je ne serais pas venu si vous ne m'eussiez pas écrit.
- Vous eussiez eu tort.
- C'est possible ; mais, enfin, je ne fusse pas venu. Maintenant, vous parlez d'un désir, je n'en ai exprimé aucun ; ce n'est pas moi qui désire rester attaché à la maison ; si l'on désire me garder, on me fera bibliothécaire ; quant aux appointements, on peut ne m'en point allouer ; vous voyez que je donne de grandes facilités à Son Altesse royale.
- Ah çà ! vous serez donc toujours mauvaise tête ?
- Non ; mais je me souviens de ce que M. le duc d'Orléans a daigné écrire, voilà un mois, de sa propre main en face de mon nom : « Supprimez les gratifications, etc., etc. »
- Allons, je vais vous dire une chose qui va vous raccommoder avec le prince.
- Ah ! mon cher Oudard, je suis, en vérité, trop peu de chose pour me croire le droit d'être brouillé avec lui.
- Eh bien, je crois qu'il accepterait la dédicace de votre drame.
- La dédicace de mon drame, mon cher Oudard, appartient à celui qui l'a fait jouer ; mon drame d'Henri III sera dédié à Taylor.
- Vous faites une faute, mon cher ami.
- Non, j'acquitte une dette.
- Soit, n'en parlons plus ; ainsi, bibliothécaire comme Casimir Delavigne...
- Ou comme Vatout, si vous trouvez que la comparaison vous offre plus de facilités.
- Savez-vous que vous êtes devenu épigrammatique depuis votre succès ?
- Non ; seulement, je dis tout haut ce que je pensais tout bas.
- Allons, je vois bien que je n'aurai pas le dernier mot.
- Si fait ; trouvez un mot auquel je ne trouve pas de réponse.
- Au revoir !
- Adieu !
Deux jours après, Oudard me fit revenir ; il avait trouvé une chose qui me convenait bien mieux que d'être bibliothécaire : c'était d'être lecteur de madame la duchesse d'Orléans.
Je remerciai Oudard ; mais je lui déclarai que je m'en tenais à ma première idée, d'être bibliothécaire ou de ne rien être du tout.
Nous nous quittâmes un peu plus froidement que la première fois.
Le surlendemain, je recevais une troisième lettre ; pour le coup, il avait trouvé la chose qui me convenait mieux que toute chose : on me faisait chevalier d'honneur de madame Adélaïde !
Je persistai dans mon entêtement à l'endroit de la bibliothèque.
Enfin, sur une quatrième invitation, je revins une quatrième fois. On se décidait à faire ce que je demandais ; j'étais nommé bibliothécaire adjoint, à douze cents francs.
Comme j'avais annoncé d'avance que la question d'argent n'avait aucune importance, on en avait profité pour proposer à monseigneur une réduction de trois cents francs du bibliothécaire sur l'employé.
Cela n'eût rien été ; mais écoutez, et qu'Harpagon et Grandet se pendent de n'avoir pas trouvé ce qu'avaient trouvé les gens qui faisaient les affaires de M. le duc d'Orléans et les miennes.
Comme il y avait six mois que l'on ne me payait plus mes appointements, on antidata ma nomination de six mois.
Il en résulta que, comme j'avais quinze cents francs à titre d'employé, et douze cents francs à titre de bibliothécaire, on économisa, en me payant ces six mois-là comme bibliothécaire, une somme de cent cinquante francs – qui, jointe à mes gratifications non payées de 1829, constituait une économie de trois cent cinquante francs – lesquels trois cent cinquante francs, joints aux cinquante francs supprimés à ma gratification de 1828, faisaient un bénéfice net de quatre cents francs pour la caisse princière. On en conviendra, c'étaient des hommes à larges vues, n'est-ce pas ? que ceux qui entouraient le duc d'Orléans.
Malheureusement, ce furent exactement les mêmes hommes qui entourèrent plus tard le roi.
Installé à la bibliothèque, j'y fis connaissance avec Vatout et Casimir Delavigne, qui, ainsi que me l'avait laissé pressentir Oudard, ne me virent pas arriver là avec un grand plaisir.
Casimir Delavigne surtout, qui me revint plus tard, mais qui, d'abord eut beaucoup de peine à me pardonner mon succès d'Henri III.
En effet, mon succès d'Henri III prenait l'année, et, comme il y a un proverbe qui dit qu'il n'y a pas au théâtre deux succès à la fois, le succès d'Henri III gênait le succès de Marino Faliero, qui attendait son tour, et dans lequel mademoiselle Mars devait jouer Héléna.
Mais mademoiselle Mars avait pour trois grands mois d'Henri III ; puis venait son congé de deux mois ; Marino Faliero se trouvait donc remis à l'hiver suivant.
Ce n'était point le compte de Casimir Delavigne.
J'ai dit comment les affaires dramatiques se traitaient chez Casimir Delavigne : le conseil de famille fut rassemblé à l'endroit de Marino Faliero, et l'on décida que le doge de Venise émigrerait à la Porte-Saint- Martin ; que madame Dorval, dont la réputation commençait à grandir, remplacerait mademoiselle Mars, et qu'on débaucherait Ligier de l'Odéon pour jouer Marino Faliero.
Cette émigration fit grand bruit –. Casimir à la Porte-Saint-Martin ! C'était Coriolan chez les Volsques ; tous les journaux retentirent de plaintes et de lamentations sur cet exil du barde national, et l'on commença à me considérer comme un usurpateur qui venait de chasser un roi couronné et sacré de son trône légitime.
La situation se compliqua d'un événement aussi nouveau qu'inattendu.
Une pétition au roi parut, laquelle suppliait Sa Majesté de faire, en faveur de Corneille, de Molière et de Racine – qui, debout sur leurs piédestaux de marbre du foyer, n'avaient rien à voir dans cette question – ce que l'auguste prédécesseur de Sa Majesté avait fait en faveur du roi Ferdinand VII chassé par les Cortès : de les rétablir sur leur trône.
Hélas ! personne moins que moi n'a jamais aspiré à prendre le trône de personne... A me faire une chaise ou un fauteuil commode, oui, élevé, oui ; en vue, oui ; mais un trône ! Le mot et la chose étaient par trop classiques, et je n'y songeais point.
C'est incroyable, n'est-ce pas ? qu'il se soit trouvé sept hommes de lettres assez intolérants, assez insensés, assez ridicules pour s'adresser à un roi, et pour prier ce roi de proscrire un genre, c'est-à-dire une chose invisible, insaisissable, indéfinissable même ; pour lui dire hardiment : « Sire, nous sommes les représentants de l'art ; nous seuls savons ce que c'est que le beau ; nous seuls avons la science, le goût le génie ; le public nous siffle, c'est vrai, aussitôt que nous apparaissons, nos tragédies n'attirent personne, c'est vrai, quand on les joue ; les comédiens nous représentent avec une répugnance concevable, c'est vrai, puisque, faisant les mêmes frais pour nos pièces, ils n'en tirent pas les mêmes profits ; mais n'importe ! il nous est dur de mourir, d'être oubliés ; nous aimons mieux être sifflés qu'ensevelis ; ordonnez, sire, qu'on nous joue, qu'on ne joue que nous – car nous sommes les seuls héritiers de Corneille, de Molière et de Racine, tandis que les nouveaux venus ne sont que des bâtards de Shakespeare, de Goethe et de Schiller ! »
Comme c'était logique ! J'étais un bâtard de Shakespeare, de Goethe et de Schiller, parce que je venais de faire Henri III, pièce si éminemment française, que, s'il y avait un reproche à lui faire, c'était de représenter trop fidèlement les moeurs de la fin du XVIe siècle.
Et, comme, en effet, la chose n'est pas croyable, nous mettons sous les yeux de nos lecteurs la pétition de ces messieurs :

« Sire,
La gloire des lettres n'est pas la moins éclatante des gloires françaises, et la gloire de notre théâtre la moins brillante de nos gloires littéraires.
Ainsi pensaient vos aïeux, quand ils ont honoré le Théâtre-Français d'une protection spéciale ; ainsi pensait Louis XIV, à qui il a dû sa première organisation. Persuadé que les chefs-d'oeuvre que son règne avait fait éclore ne pouvaient être représentés avec trop de perfection, ce roi protecteur des lettres a voulu que les meilleurs acteurs disséminés dans les diverses troupes que possédait alors la capitale fussent réunis en une seule, sous le titre de Comédiens ordinaires du roi.
Il donna à cette troupe d'élite des règlements, il lui accorda des droits et, entre autres, le privilège exclusif de représenter la tragédie et la haute comédie ; et il ajouta à ces faveurs celle de la doter. Son but, en cela, vous le savez, sire, n'était pas seulement de récompenser des acteurs qui avaient le bonheur de lui plaire, mais aussi de les encourager dans la pratique d'un genre qui, par son élévation, était en harmonie avec son âme royale ; mais aussi de perpétuer la prospérité de ce genre, et d'asseoir sur des bases solides un théâtre modèle soit pour les acteurs, soit pour les auteurs.
Longtemps les intentions de Louis XIV ont été remplies sous ses successeurs, qui n'ont dégénéré de lui ni en goût ni en générosité ; les deux genres qu'il affectionnait, et auxquels la scène française devait sa dignité et sa supériorité, y ont régné presque sans partage.
Tel était encore l'état des choses à l'époque du décès de votre auguste frère. Pourquoi faut-il avouer qu'il n'est plus tel aujourd'hui ?
La mort de l'acteur qui rivalisait de talent avec les acteurs les plus parfaits de quelque époque que ce soit a porté plus d'un dommage au noble genre dont il était le soutien. Soit par dépravation de goût, soit par conscience de leur impuissance à le remplacer, quelques sociétaires du Théâtre-Français, prétendant que le genre où Talma excellait ne pouvait plus être utilement exploité, se sont efforcés d'exclure la tragédie de la scène, et de lui substituer des pièces composées à l'imitation des drames les plus bizarres que puissent offrir les littératures étrangères : drames qu'avant cette époque, on n'avait osé reproduire que sur nos théâtres infimes.
Que des acteurs médiocres aient cette prétention, si bien d'accord avec leur médiocrité ; que, ne pouvant s'élever jusqu'à la tragédie, ils veuillent la rabaisser au niveau de leur talent, cela se conçoit ; mais ce qu'on a peine à concevoir, sire, c'est que cette prétention soit encouragée par les préposés qui devraient la combattre.
Non seulement ils violent les droits fondés sur les règlements pour favoriser, en toute circonstance, le genre objet de leur prédilection, mais, pour satisfaire aux exigences de ce genre, qui a moins pour but d'élever l'âme, d'intéresser le coeur, d'occuper l'esprit, que d'éblouir les yeux par des moyens matériels, par le fracas des décorations et par l'éclat du spectacle, ils épuisent la caisse du théâtre ; ils accroissent sa dette ; ils opèrent sa ruine. Et, cependant, comme la tragédie, malgré tout ce qu'on fait contre elle, lutte encore avec quelque avantage contre son ignoble rival, non contents de se refuser aux frais nécessaires, à l'appareil qu'elle réclame, les protecteurs de celui-ci s'étudient à déconcerter l'ensemble des représentations tragiques, à ne donner pour aide aux principaux acteurs que des sujets réprouvés par le public ; bien plus encore, pour rendre toute représentation tragique désormais impossible, anticipant sur l'époque où les deux premiers sujets tragiques, mademoiselle Duchesnois et M. Lafond, doivent prendre leur retraite ils prétendent les contraindre à subir, sous le nom de congé, un exil d'un an, pendant la durée duquel on se flatte de consommer l'absolue destruction du théâtre de Racine, Corneille et Voltaire.
Sire, les agents sur lesquels votre confiance se repose des soins de surveiller et de diriger le théâtre répondent-ils bien à vos intentions protectrices ? Est- ce pour favoriser l'usurpation du mélodrame, est-ce pour lui livrer la scène tragique que les clefs leur en ont été remises ? Les fonds que votre libéralité met à leur disposition, pour être employés dans l'intérêt du bon goût, doivent-ils être prodigués dans l'intérêt de leur goût particulier, qui tend à asservir le domaine de ces grands hommes à la Melpomène des boulevards, et à réduire leur art sublime à la condition d'un vil métier ?
Persuadés, sire, que la gloire de votre règne est intéressée à ce qu'aucune des sources de la gloire française ne s'altère, nous croyons devoir appeler votre attention sur la dégradation dont le premier de nos théâtres est menacé.
Sire, le mal est grand déjà ! Encore quelques mois, et il sera sans remède ; encore quelques mois, et, fermé tout à fait aux ouvrages qui faisaient les délices de la plus jolie des cours, de la nation la plus éclairée, le théâtre fondé par Louis le Grand sera tombé au-dessous des tréteaux les plus abjects, ou plutôt le Théâtre-Français aura cessé d'exister. »
                    Signé : A.-V. Arnault, N. Lemercier, Viennet, Jouy, Andrieux, Jay, O. Leroy.

Cette curieuse pièce était flanquée d'une autre pièce non moins curieuse – quand nous disons flanquée, nous aurions dû dire précédée. La lettre de mademoiselle Duchesnois que nous allons reproduire en entier, comme nous avons fait de la pétition de ces messieurs, était la fusée volante par laquelle on avertissait le public qu'on allait tirer le grand feu d'artifice. On se rappelle la visite que M. Lafond m'avait faite à mon bureau, pour me demander si je n'avais pas dans ma pièce un gaillard bien campé qui vînt dire à la reine Christine : « Sacrebleu ! Votre Majesté n'a pas le droit de faire assassiner ce pauvre diable ! » On se rappelle que je lui avais répondu que non.
Sur quoi, M. Lafond avait pirouetté et s'était retiré en disant que, dans ce cas, sa visite était non avenue.
Lors de la lecture d'Henri III, M. Lafond s'était dit que ce gaillard bien campé, trop bien campé même, qu'on appelait le duc de Guise, lui revenait de droit, lorsque, pas du tout, il avait vu distribuer ce rôle à Joanny, qui l'avait joué, sinon d'une manière irréprochable, du moins d'une manière remarquable.
Il en avait été autant de la pauvre mademoiselle Duchesnois ; elle avait vu passer successivement devant elle les deux rôles de Christine et de la duchesse de Guise ; elle m'avait fait l'honneur de les désirer tous deux, et deux fois, avec beaucoup de peine, je lui avais expliqué les impossibilités que je voyais à ce qu'elle jouât les deux rôles ; il en résultait que mademoiselle Duchesnois était furieuse, que la fureur est mauvaise conseillère, et qu'en somme mademoiselle Duchesnois, dans sa fureur, écrivait la lettre suivante :

« Monsieur,
J'aurais voulu rester étrangère à la querelle qui s'est engagée dans les journaux, relativement au Théâtre-Français ; mais on se fonde sur des faits erronés, pour défendre un système qui compromet notre existence sociale ; je crois devoir au public des explications qui montreront la question sous son vrai jour.
Sans doute le devoir des comédiens français est, avant tout, de conserver la faveur du public, et l'on ne peut nous faire aucun reproche sous ce rapport, puisque, depuis trois années, nous avons laissé établir successivement, à grands frais, tous les ouvrages du nouveau genre ; il en est résulté que nos parts ont baissé de seize mille à sept mille francs, et que nous avons contracté, dans ce laps de temps, une dette que l'on porte à cent mille francs.
Cependant, l'ancien répertoire et les ouvrages faits d'après les grands maîtres, Tartufe, Phèdre, ­aïre, Germanicus, Sylla, Pierre de Portugal, Marie Stuart, L'Ecole des vieillards, Blanche, Le Roman, s'ils n'enrichissent plus le théâtre, continuent à faire l'argent de nos parts, et à subvenir aux dépenses inouïes de la mise en scène des drames. Malgré la ruine de notre prospérité et l'augmentation de notre dette, j'aurais gardé le silence, si l'on n'avait en même temps répandu le bruit que l'on allait dissoudre notre pacte social, pour nous mettre en régie, et élever à notre place un prétendu théâtre romantique. Ces bruits ont pris assez de consistance pour être répétés par plusieurs journaux, et l'on a remarqué que les défenseurs habituels de M. le commissaire royal, au lieu de les démentir, se sont efforcés de montrer les avantages d'un projet aussi ridicule.
Les acteurs tragiques, qui, depuis l'arrivée de M. Taylor, avaient été l'objet d'une animadversion dont ils n'ont deviné la cause que dans ces derniers temps, furent attaqués dans ces mêmes journaux avec un acharnement sans exemple, avec ce refrain de circonstance : Le public ne veut plus de tragédies. Sans doute la tragédie ne fait plus les recettes énormes des beaux temps de Talma et des quinze premières années de ma carrière théâtrale ; mais, sans parler de son importance et de sa nécessité, on peut s'assurer par les recettes – non par celles que l'on tient de M. le commissaire royal, mais par les recettes véritables, consignées sur le registre des pauvres, que je fais relever en ce moment pour les publier – que la tragédie reprendrait sa prospérité, si l'administration lui accordait la protection qu'elle lui doit, au lieu de persécuter les acteurs et les auteurs qui la soutiennent encore.
Il me serait difficile d'énumérer toutes les preuves de la mauvaise volonté de M. Taylor ; mais en voici quelques-unes qui suffiront pour vous convaincre. Trois jeunes acteurs attirés de l'Odéon prêtaient quelque appui et quelque intérêt à la tragédie. M. Taylor a tenté de les chasser de la Comédie- Française. Il a réussi à l'égard de MM. Ligier et Victor ; et, si M. David nous a été conservé, c'est par un jugement des tribunaux qui a forcé la volonté de M. le commissaire royal. M. Beauvallet, jeune homme qui donne de grandes espérances aux amis de l'art dramatique, s'est vu forcé de s'engager à un théâtre secondaire.
Ce n'est pas tout ; pour accomplir le dessein romantique, ma présence et celle de M. Lafond étaient importunes. Nous reçûmes, cet hiver, une intimation et presque un ordre de quitter Paris pour un an, et sans l'avoir sollicité, comme quelques journaux mal informés l'ont annoncé.
C'est dans de telles circonstances, monsieur, que des littérateurs distingués qui, par leurs rapports avec les acteurs, connaissent bien mieux la situation du Théâtre-Français que les auteurs de plusieurs articles, ont cru devoir présenter un mémoire au roi, non pour demander l'exclusion du genre nouveau plaisanterie inventée par les amis de M. Taylor, pour se donner l'avantage d'appeler ridicule une démarche honorable, mais pour réclamer une protection au moins égale pour les auteurs qu'on appelle classiques, et pour les acteurs qui soutiennent ce genre.
Je vous prie de vouloir bien annoncer, monsieur, que je viens d'appeler MM. Taylor et le vicomte de La Rochefoucauld devant les tribunaux pour avoir à répondre d'une violation de nos règlements sociaux, au moyen de laquelle ils ont prorogé, depuis quatre ans, l'existence d'un comité qui devrait, aux termes de nos statuts, être renouvelé par tiers chaque année.
Je vous prie de vouloir bien aussi déclarer, en mon nom, que l'article renfermé dans le Journal de Paris de ce matin est erroné dans toutes ses propositions et dans tous ses chiffres, et que je m'empresserai d'en donner les preuves au public dans le plus court délai.
Je suis aussi en mesure de relever le fait faux qu'aucun des signataires de la pétition ait voulu retirer ou désavouer sa signature. Mais je sais, au contraire, que plusieurs de nos auteurs les plus distingués se préparent à faire paraître leur adhésion au Mémoire au roi.
Je suis, etc. »
                    J. Duchesnois.

Nous avons dit que, sous un ministre spirituel, tout le monde a de l'esprit, même le roi.
Le roi répondit aux pétitionnaires :

« Messieurs,
Je ne puis rien pour ce que vous désirez ; je n'ai, comme tous les Français, qu'une place au parterre. »

Maintenant, on me demandera comment M. Arnault conciliait cette demande contre moi, avec son amitié pour moi ? Comment, me recevant, tous les dimanches, chez lui à sa table, dans son intimité, il voulait me faire chasser du théâtre ? Oh ! qu'on se rassure ! M. Arnault était un esprit plus logique que cela : le dimanche qui avait suivi la représentation d'Henri III – et c'était le lendemain – j'avais trouvé madame Arnault toute seule à la maison, et elle m'avait dit en manière de conversation :
- Dumas, quand vous voudrez bien venir dîner avec nous, dites-nous-le d'avance, car vous risqueriez parfois de faire comme aujourd'hui, un dîner tête à tête avec moi, ce qui ne serait pas très amusant pour vous.
J'avais compris, et je n'y étais pas retourné.
Au reste, le succès d'Henri III avait amené à sa suite tous les avantages et tous les ennuis des grands succès ; j'étais, pour le reste de l'hiver de 1829, l'auteur à la mode, je recevais invitations sur invitations, et M. Sosthène de la Rochefoucauld, ministre de la maison du roi, m'écrivait une lettre par laquelle il me donnait mes entrées à tous les théâtres royaux, se fondant sur ce que, s'il ne me les donnait pas, j'étais bien homme à les prendre. Devéria fit une lithographie de moi ; David d'Angers, une médaille. On voit que rien ne manquait à ma gloire, même le petit côté ridicule qui accompagne toujours les réputations naissantes.
Puis on racontait une foule d'anecdotes plus absurdes les unes que les autres : on disait qu'après la représentation d'Henri III, quand les lustres de la salle avaient été éteints, à la lueur mourante des flambeaux du foyer, une ronde sabbatique pareille à la magnifique ronde de Boulanger avait eu lieu autour du buste de Racine – qui est adossé à la muraille ! Que les funèbres danseurs avaient fait entendre ce refrain sacrilège : « Enfoncé Racine ! » et que même un cri de mort avait été poussé par un jeune fanatique nommé Amaury Duval, qui demandait la tête des académiciens – cri parricide, puisque ce malheureux était le fils de M. Amaury Duval, de l'Institut, et neveu de M. Alexandre Duval, de l'Académie française. On accusait, en outre – et cela pouvait bien être vrai, par exemple – un romantique furieux, à qui Dieu, pour sa punition, avait envoyé une des sept plaies d'Egypte, d'avoir dit en se grattant frénétiquement :
- Décidément, Racine n'est qu'un polisson !
Ce fanatique se nommait Gentil.
De pareilles histoires, racontées sous le manteau de la cheminée, faisaient, comme vous le pensez bien, dresser les cheveux sur la tête de tous les honnêtes gens, et Le Constitutionnel, qui a toujours été le représentant littéraire et politique des honnêtes gens, en était tout particulièrement indigné.
Ce fut à partir de cette époque que le digne bonhomme voua à toute idée qui ne datait pas d'un demi-siècle, et à tout auteur qui ne comptait pas moins de douze lustres – style de rédaction 1830-1850 – cette haine vigoureuse dont parle Alceste, et qui, à notre avis, rancit bien plus et bien mieux au coeur des impuissants, des méchants et des envieux, qu'au coeur des gens de bien. On s'attendait de jour en jour à une Saint-Barthélemy de classiques, et on félicitait ce pauvre M. Auger, qui venait de se tuer si tristement, d'avoir échappé au massacre général par le suicide.
La consternation était si grande, que le parti classique tout entier ne produisit qu'une pièce – qui tomba.
C'était Elisabeth d'Angleterre, de M. Ancelot.
Car nous n'appelons pas une pièce classique le Marino Faliero de Casimir Delavigne, si pompeusement baptisé du titre de mélodrame en vers.
Le choix même du sujet de Marino Faliero, l'imitation des principales scènes de Byron, était un double hommage au génie étranger et au goût moderne.
Casimir Delavigne, nous l'avons dit ailleurs, était né quinze ans trop tôt pour entrer franchement dans notre voie ; aussi son allure fut-elle éternellement empêchée, et flotta-t-il incessamment de Voltaire à Byron, de Chénier à Shakespeare, sans parvenir à prendre une allure à lui. Au reste, rien n'avait été négligé pour le succès de Marino Faliero. Les journaux avaient fait grand bruit de l'ingratitude de MM. les Comédiens français, et du passage de Ligier à la Porte-Saint-Martin. On annonçait que l'ouverture était de Rossini, et les costumes de M. Delaroche. Or, M. Delaroche étant juste en peinture ce que Casimir Delavigne était en littérature, M. Delaroche jouissait, alors, comme Casimir Delavigne, d'une réputation trop grande pour qu'il ne la vît pas décroître, pâlir, s'éteindre presque de son vivant.
Donc, Rossini avait fait la musique ; donc, Delaroche avait fait les costumes.
La pièce fut représentée le 30 mai, et obtint un grand succès ; mais, chose étrange, la part faite largement à l'auteur, le succès d'acteur ne revint ni à Ligier ni à madame Dorval ; il revint à Gobert, qui jouait le rôle d'Isral Bertuccio.
L'ouvrage était, du reste, monté avec un luxe inouï, et un si scrupuleux respect, particulièrement à l'endroit des costumes, que, M. Delaroche ayant jugé à propos, pour donner plus de pittoresque à ses dessins, de les faire mouvementer par le vent, le costumier du théâtre avait eu cette intelligente idée, de coudre le vent dans les manteaux.
J'ai dit ailleurs ce que je pensais de cette pièce.

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