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Chapitre CXIV


Achèvement de Christine. – Un protecteur, s'il vous plaît. – Nodier me recommande à Taylor. – Le commissaire royal et l'auteur d'Hécube. – Lecture officieuse devant Taylor. – Lecture officielle devant le comité. – Je suis reçu par acclamation. – Ivresse du triomphe. – Comme on écrit l'histoire. – Incrédulité de M. Deviolaine. – Picard. – Son opinion sur ma pièce. – Opinion de Nodier. – Relute au Théâtre-Français et réception définitive.

Tout cela n'empêcha point Christine de se terminer.
Mais à peine eus-je écrit ce fameux dernier vers :
          Eh bien, j'en ai pitié, mon père... Qu'on l'achève !
que je me trouvai aussi embarrassé qu'une pauvre fille qui vient d'accoucher en dehors de tout légitime mariage. Que faire de l'enfant bâtard, né en dehors de l'Institut et de l'Académie ? L'étouffer comme ses aînés ? C'était bien dur ! D'ailleurs, la petite fille avait une apparence de force qui lui donnait tout à fait l'air viable ; l'exposer, c'était bien, cela ; mais il fallait un théâtre qui la recueillît, des acteurs qui la vêtissent, un public qui l'adoptât.
Ah ! si Talma n'était pas mort !
Mais Talma était mort, et je ne connaissais personne au Théâtre-Français.
Par M. Arnault, peut-être me serait-il possible d'y arriver ? Mais il demanderait à prendre connaissance de l'oeuvre en faveur de laquelle on réclamerait son intérêt, et il n'en aurait pas lu dix vers, qu'il la rejetterait loin de lui, comme ce pauvre M. Drake avait fait du serpent à sonnettes qui l'avait mordu à Rouen.
J'allai trouver Oudard.
Je lui avouai que mon oeuvre était terminée, et je lui demandai hardiment une lettre pour le Théâtre-Français.
Oudard me refusa, sous le prétexte qu'il n'y connaissait personne.
J'eus beau lui dire que sa recommandation comme chef du secrétariat de M. le duc d'Orléans serait toute puissante.
Il me répondit, à l'instar de madame Méchin, qui ne voulait pas mettre son argent à des canons de calibre :
- Je ne mettrai point mon influence à cela !
J'avais vu quelquefois venir dans les bureaux du secrétariat un homme à épais sourcils et à long nez, qui prenait du tabac comme un Suisse. Cet homme apportait périodiquement les quatre-vingt-dix billets de toutes places que M. Oudard avait le droit de distribuer chaque mois, à raison de trois par jour. J'ignorais ce qu'était cet homme ; je demandai qu'on me recommandât à lui. On me répondit que c'était le souffleur.
J'attendis ce souffleur, je le surpris au passage, et je le priai de me dire comment on arrivait à l'insigne honneur de lire devant le comité du Théâtre Français.
Il me répondit qu'il fallait déposer ma pièce chez l'examinateur ; mais il ajouta qu'il y en avait tant de déposées avant la mienne, que, le moins que j'aurais à attendre, ce serait un an ! On sait si je pouvais attendre un an !
- Mais, lui demandai-je, n'y a-t-il pas moyen d'abréger toutes ces formalités ?
- Ah dame ! sans doute, me répondit-il, si vous connaissez M. le baron Taylor.
Je le remerciai.
- Il n'y a pas de quoi, me dit-il.
Et il avait raison, il n'y avait pas de quoi, car je ne connaissais nullement M. le baron Taylor.
- Connaissez-vous le baron Taylor ? demandai-je à Lassagne.
- Non, me répondit-il mais Charles Nodier est son ami intime.
- Eh bien ?
- Eh bien, ne m'avez-vous pas dit que vous aviez, à une représentation du Vampire, causé toute une soirée avec Charles Nodier ?
- Sans doute.
- Ecrivez à Charles Nodier.
- Bah ! il m'aura oublié.
- Il n'oublie rien ; écrivez-lui.
J'écrivis à Charles Nodier. Je lui rappelais les Elzévirs, le rotifer, les vampires, et, au nom de sa bienveillance tant vantée pour la jeunesse, je le suppliais de me recommander au baron Taylor. On comprend avec quelle impatience j'attendis une réponse.
Ce fut le baron Taylor qui me répondit. Il m'accordait ma demande, et fixait mon audition à cinq ou six jours de là.
Il me demandait, en même temps, pardon de l'heure qu'il me fixait, mais ses nombreuses occupations lui laissaient si peu de temps, que c'était à sept heures du matin seulement qu'il pouvait me recevoir.
Quoique je sois l'homme le moins matineux de Paris peut-être, je fus prêt à l'heure dite. – Il est vrai que je n'avais pas dormi de la nuit.
Taylor demeurait, à cette époque, rue de Bondy, n° 42, au quatrième.
Son appartement se composait d'une antichambre pleine de bustes et de livres ; d'une salle à manger pleine de tableaux et de livres ; d'un salon plein d'armes et de livres, et d'une chambre à coucher pleine de manuscrits et de livres.
Je sonnai à la porte de l'antichambre avec un battement de coeur effroyable. La bonne ou la mauvaise disposition d'esprit d'un homme qui ne me connaissait pas, qui n'avait aucun motif d'être bienveillant pour moi, qui ne me recevait que par pure complaisance, allait décider de mon avenir. Si ma pièce lui déplaisait, c'était une prévention contre tout ce que je pourrais lui apporter plus tard, et j'étais presque au bout de mon courage et de ma force.
J'avais sonné bien doucement, il est vrai –, et l'on ne m'avait pas répondu ; je sonnai une seconde fois, aussi doucement que la première ; on ne me répondit point encore.
Et, cependant, en prêtant l'oreille, il me semblait entendre un bruit annonçant qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire dans l'appartement : c'étaient des sons confus et glapissants qui tantôt avaient l'air d'accès de colère, et tantôt, retombant dans le mat, formaient la basse d'une musique monotone et continue. Je ne pouvais deviner ce que cela voulait dire ; je craignais de. déranger Taylor en ce moment, et néanmoins c'était bien l'heure fixée par lui pour le rendez-vous. – Je sonnai plus fort. – J'entendis qu'on ouvrait une porte ; en même temps ce bruit intérieur et inconnu qui m'intriguait si singulièrement depuis dix minutes m'arriva plus mugissant que jamais. Enfin, la porte s'ouvrit, et une vieille bonne parut.
- Ah ! monsieur, me dit-elle d'un air consterné, vous rendez un fier service à M. le baron, en arrivant. Il vous désire bien, allez !
- Comment cela ?
- Entrez, entrez !... Ne perdez pas une minute !
Je me précipitai dans le salon, et trouvai Taylor pris dans sa baignoire, comme un tigre dans une fosse, et ayant près de lui un monsieur qui lui lisait une tragédie d'Hécube.
Ce monsieur avait forcé la porte, quelque chose qu'on eût pu lui dire. Il avait surpris Taylor comme Charlotte Corday avait surpris Marat, et le poignardait dans le bain ; seulement, l'agonie du commissaire du roi était plus longue que ne l'avait été celle du tribun du peuple. La tragédie avait deux mille quatre cents vers !
Lorsque le monsieur m'aperçut, il comprit qu'on venait lui arracher sa victime ; il se cramponna à la baignoire en criant.
- Il n'y a plus que deux actes, monsieur ! Il n'y a plus que deux actes !
- Deux coups d'épée ! Deux coups de couteau ! Deux coups de poignard ! Choisissez, parmi les armes qui sont ici, – et il y en a de toutes les espèces – choisissez celle qui coupe le mieux, et égorgez-moi tout de suite !
- Monsieur, répondait l'auteur d'Hécube, le gouvernement vous a nommé commissaire du roi, c'est pour entendre ma pièce ; il est dans vos attributions d'entendre nia pièce, vous entendrez ma pièce !
- Eh ! voilà justement mon malheur ! s'écriait Taylor en se tordant les bras. Oui, monsieur, je suis commissaire du roi, pour mon malheur !... Mais vous et vos pareils serez cause que je donnerai ma démission ; vous et vos pareils serez cause que je partirai, que je quitterai la France. On m'offre une mission en Egypte, je l'accepterai ; je remonterai les sources du Nil jusqu'à la Nubie, jusqu'aux montagnes de la Lune – et je vais chercher mon passeport.
- Vous irez en Chine si vous voulez, répondit le monsieur ; mais vous irez après avoir entendu ma pièce.
Taylor, comme un athlète vaincu, poussa un long gémissement, me fit signe de passer par la chambre à coucher, et, retombant au fond de sa baignoire, pencha avec résignation la tête sur sa poitrine.
Le monsieur continua.
La précaution qu'avait prise Taylor de mettre une porte entre lui, son lecteur et moi, était une précaution inutile ; je ne perdis pas un mot des deux derniers actes d'Hécube. – Dieu est grand et miséricordieux : qu'il fasse paix à son auteur !
Enfin, la pièce achevée, sur la prière de Taylor, le monsieur se leva et consentit à s'en aller.
J'entendis la vieille qui fermait la porte à double tour derrière lui.
Le bain avait profité de la lecture pour se refroidir, et Taylor rentra dans sa chambre à coucher tout grelottant ; j'aurais donné un mois de mes appointements pour qu'il trouvât son lit bassiné.
Et cela est concevable : on conviendra qu'un homme à moitié gelé, qui vient d'entendre cinq actes, ne se trouve naturellement pas dans une situation d'esprit favorable à en entendre cinq autres.
- Hélas ! monsieur, lui dis-je, je tombe dans un bien fâcheux moment, et je crains que vous ne soyez guère disposé à m'entendre, du moins avec l'indulgence dont j'aurais besoin.
- Oh ! monsieur, je ne dis pas cela pour vous, me répondit Taylor, puisque je ne connais pas encore votre courage ; mais comprenez-vous quel supplice cela est, d'entendre, tous les jours que Dieu fait, de semblables choses ?
- Tous les jours ?
- Et plutôt deux fois qu'une ! Tenez, voici mon bulletin pour le comité d'aujourd'hui. On nous lit un Epaminondas.
Je poussai un soupir. Ma pauvre Christine était prise entre deux feux croisés classiques.
- Monsieur le baron, hasardai-je timidement, si vous voulez que je revienne un autre jour ?
- Oh ! ma foi, non, dit Taylor, et, puisque nous y sommes...
- Eh bien, lui dis-je, je vais vous lire un acte seulement, et, si cela vous fatigue ou vous ennuie, vous m'arrêterez.
- A la bonne heure, murmura Taylor, vous avez plus de compassion que vos confrères. Allons, c'est bon signe... Allez, allez, je vous écoute.
Je tirai en tremblant ma pièce de ma poche ; elle formait un volume effrayant. Taylor jeta les yeux sur cette immense chose avec un tel sentiment d'effroi, que je m'écriai :
- Ah ! monsieur, ne vous effrayez pas, le manuscrit n'est écrit que d'un côté.
Il respira.
Je commençai.
J'avais les yeux si troublés, que je ne voyais rien ; j'avais la voix si tremblante, que je ne m'entendais pas moi-même.
Taylor me rassura ; il n'était guère habitué à une pareille modestie.
Je repris ma lecture, et j'achevai tant bien que mal mon premier acte.
- Eh bien, faut-il continuer, monsieur ? demandai-je d'une voix faible et sans oser lever les yeux.
- Mais oui, mais oui, dit Taylor ; c'est, ma foi, très bien !
Je me repris à la vie, et je lus mon second acte avec plus de courage que le premier. Lorsque j'eus fini, ce fut Taylor lui-même qui me demanda le troisième, puis le quatrième, puis le cinquième.
J'avais une énorme envie de l'embrasser : il en fut quitte pour la peur.
La lecture achevée, Taylor sauta à bas de son lit.
- Vous allez venir au Théâtre-Français avec moi, dit-il.
- Et pourquoi faire, mon Dieu ?
- Pour prendre votre tour de lecture le plus vite possible.
- Vraiment ! Je lirai au comité ?
- Pas plus tard que samedi prochain.
Taylor appela :
- Pierre !
Un vieux domestique entra.
- Tout ce qu'il me faut pour m'habiller, Pierre.
Puis, se retournant de mon côté :
- Vous permettez ? demanda-t-il.
- Si je permets, je le crois bien !...
Le jeudi suivant – car Taylor n'avait pas voulu attendre au samedi, et avait convoqué un comité extraordinaire –, le jeudi suivant, soit par l'effet du hasard, soit que Taylor eût vanté l'ouvrage outre mesure, le comité était au grand complet : hommes et femmes en grande toilette, comme s'il se fût agi d'une soirée dansante.
Ces femmes coiffées en chapeau ou en fleurs, ces hommes en habit, ce grand tapis vert, ces regards de curiosité qui se fixaient sur moi, tout, jusqu'au verre d'eau solennel que Granville but à ma place – ce qui me sembla assez bizarre –, concourait à m'inspirer une émotion profonde.
Christine n'était point ce qu'elle est aujourd'hui : c'était une simple pièce romantique par la forme, mais classique par le fond. Elle était réduite à cinq actes ; tout se passait à Fontainebleau, et avec l'unité de temps, de lieu et d'action, recommandée par Aristote. Chose plus étrange encore ! Elle ne renfermait pas le rôle de Paula, qui est aujourd'hui la meilleure création de l'ouvrage, et surtout le véritable ressort dramatique. Monaldeschi trahissait l'ambition, mais non l'amour de Christine.
Cependant, j'ai vu peu d'ouvrages avoir à la lecture un succès pareil. On me fit répéter trois fois le monologue de Sentinelli, et la scène de Monaldeschi. J'étais dans l'ivresse. On me reçut par acclamation.
Seulement, trois ou quatre des bulletins portaient cette restriction :
« Une seconde lecture ou la communication du manuscrit à un auteur qui ait la confiance de la Comédie. »
Le résumé des délibérations fut que la Comédie-Française recevait la tragédie de Christine ; mais, vu les grandes innovations qu'elle contenait, ne s'engageait à la jouer qu'après une nouvelle lecture ou la communication du manuscrit à un auteur qu'elle désignerait elle-même.
Tout cela avait un peu passé comme un brouillard devant moi. J'avais, pour la première fois, vu de près les reines tragiques et comiques : mademoiselle Mars, mademoiselle Leverd, mademoiselle Bourgoin, madame Valmonzey, madame Paradol et mademoiselle Demerson, charmante soubrette pleine de finesse, jouant Molière avec une franchise, et Marivaux avec un fini que je n'ai vus qu'à elle.
Je savais que j'étais reçu, c'était tout ce que je voulais savoir : il y avait des conditions, je les accomplirais ; il y avait des difficultés, je les surmonterais.
Aussi, je n'attendis point la fin des conférences. Je remerciai Taylor ; je sortis du théâtre léger et fier, comme lorsque ma première maîtresse m'avait dit : « Je t'aime ! » Je pris ma course vers le faubourg Saint-Denis, toisant tous ceux que je rencontrais, et ayant l'air de leur dire : « Vous n'avez pas fait Christine, vous ! Vous ne sortez pas du Théâtre-Français, vous ! Vous n'êtes pas reçu par acclamation, vous ! » Et, dans ma préoccupation joyeuse, je prenais mal mes mesures pour sauter un ruisseau, et je tombais au milieu ; je ne voyais pas les voitures, et je me jetais dans les chevaux. En arrivant au faubourg Saint-Denis, j'avais perdu mon manuscrit ; mais peu m'importait ! Je savais ma pièce par coeur.
J'entrai d'un bond dans l'appartement. Ma mère, qui ne me voyait jamais qu'à cinq heures, jeta un cri.
- Reçu par acclamation, ma mère ! reçu par acclamation ! m'écriai-je.
Et je me mis à danser autour de l'appartement, où il n'y avait pas beaucoup d'espace pour danser.
Ma mère crut que j'étais devenu fou. Je ne lui avais pas dit que je dusse lire, de peur d'un échec.
- Et que va dire M. Fossier ? s'écria ma pauvre mère.
- Ah ! ma foi, répondis-je sur l'air de Malbrouck, M. Fossier dira ce qu'il voudra, et, s'il n'est pas content, je l'enverrai promener !
- Prends garde, mon pauvre ami, dit ma mère en secouant la tête, c'est toi qu'il enverra promener, et il faudra bien que tu y ailles.
- Eh bien, maman, tant mieux ! Cela me fera du temps pour mes répétitions.
- Et si ta pièce tombe, et que ta place soit perdue, que deviendrons-nous ?
- Je ferai une autre pièce qui réussira.
- Et, en attendant, il faudra vivre.
- Diable ! c'est bien malheureux qu'il faille vivre ; heureusement que, dans sept ou huit jours, nous avons les gratifications.
- Oui. mais, en attendant les gratifications, que tu ne tiens pas encore, crois-moi, mon ami, retourne à ton bureau, afin qu'on ne se doute de rien, et ne te vante à personne de ce qui est arrivé.
- Je crois que tu as raison, ma mère ; et, quoique j'aie demandé congé à M. Deviolaine pour toute la journée, je vais aller à mon bureau. Il est deux heures et demie. Bah ! j'aurai encore le temps d'expédier la besogne de la journée.
Et je me remis à courir du côté de la rue Saint-Honoré. Au reste, cela me faisait grand bien ; j'avais besoin d'air et de mouvement, j'étouffais dans notre petit appartement.
Je trouvai une pile de rapports qui m'attendaient ; je me mis à la besogne : à six heures, tout était expédié.
Seulement, la colère de Féresse contre moi avait monté jusqu'à la haine : je l'avais forcé d'attendre jusqu'à six heures que j'eusse écrit la dernière ligne.
Jamais je n'avais écrit si vite et si bien.
Je relus tout à deux fois, tremblant d'avoir fourré dans mes rapports quelques vers de Christine.
Ils étaient, comme d'habitude, purs de toute poésie.
Je les remis à Féresse, qui s'en alla, grognant comme un ours, les porter sur le bureau de M. Fossier.
Puis je revins près de ma pauvre mère, tout émotionnée, et toute tremblante du grand événement qui venait de signaler cette journée.
C'était le 30 avril 1828.
Je passai la soirée, la nuit et la matinée du lendemain à refaire un autre manuscrit.
A dix heures, en arrivant à l'administration, je trouvai Féresse sur la porte de sa loge. Il m'y attendait depuis huit heures du matin, quoiqu'il sût bien que je n'arriverais qu'à dix.
- Ah ! vous voilà, dit-il ; vous avez donc fait une tragédie, vous ?
- Qui vous a dit cela ?
- Tiens, parbleu ! c'est le journal.
- Le journal ?
- Oui, lisez plutôt.
Et il me passa, en effet, un journal sur lequel je lus les lignes suivantes :
« Aujourd'hui, le Théâtre-Français a reçu, par acclamation et à l'unanimité, une tragédie en cinq actes, en vers, d'un jeune homme qui n'a encore rien fait.
« Ce jeune homme appartient à l'administration de M. le duc d'Orléans, qui lui a aplani toutes les difficultés, et qui l'avait fortement recommandé au comité de lecture. » On voit avec quelle exactitude la presse quotidienne débutait sur mon compte ; depuis ce temps, la tradition ne s'est pas perdue.
Néanmoins, tout inexacte qu'elle était dans ses détails, la nouvelle était vraie au fond ; elle venait de circuler de corridor en corridor, et d'étage en étage. C'étaient, de bureaux à bureaux, des allées et des venues, comme si madame la duchesse d'Orléans fût accouchée de deux jumeaux. Je reçus des compliments de tous mes collègues, les uns sincères, les autres goguenards ; il n'y eut que mon chef de bureau dont je n'aperçus pas même le bout du nez. En revanche, comme il m'envoya de la besogne quatre fois plus que d'habitude, il était évident qu'il avait lu le journal.
M. Deviolaine arriva à deux heures. A deux heures cinq minutes, il m'envoyait chercher.
J'entrai chez lui, le nez en l'air, la main sur la hanche.
- Ah ! te voilà, farceur ! me dit-il.
- Oui, me voilà.
- C'était donc pour faire des fredaines que tu m'avais demandé congé, hier ?
- Ma besogne en a-t-elle souffert ?
- Ce n'est point là la question.
- Si fait, monsieur Deviolaine, c'est là toute la question, au contraire.
- Mais tu n'as donc pas vu qu'ils se moquaient de toi ?
- Qui cela ?
- Les comédiens.
- En attendant, ils ont reçu ma pièce.
- Oui ; mais ils ne la joueront pas.
- Ah ! par exemple !
- Et puis, quand ils la joueraient, ta pièce ?
- Eh bien ?
- Il faudra encore qu'elle plaise au public.
- Pourquoi voulez-vous qu'elle ne plaise pas au public, puisqu'elle a plu aux comédiens ?
- Allons donc ! tu vas me faire accroire que toi, avec ton éducation à trois francs par mois, tu réussiras, quand des gens comme M. Viennet, comme M. Lemercier, comme M. Lebrun, tombent à plat ? Allons donc !
- Mais il me semble qu'au lieu de préjuger, il serait plus juste d'attendre.
- Ah ! oui, attendre dix ans, vingt ans ! J'espère bien que je serai crevé avant que ta pièce soit jouée : cela fait que je ne la verrai pas.
En ce moment, Féresse ouvrit traîtreusement la porte.
- Pardon, monsieur Deviolaine, dit-il, mais c'est un comédien – il appuya sur ce mot – qui demande M. Dumas.
- Un comédien ! Quel comédien ? demanda M. Deviolaine.
- M. Firmin, de la Comédie-Française.
- Oui, répondis-je tranquillement, il joue Monaldeschi.
- Firmin joue dans ta pièce ?
- Le rôle de Monaldeschi, oui... Oh ! c'est très bien distribué : Firmin joue Monaldeschi ; mademoiselle Mars, Christine...
- Mademoiselle Mars joue dans ta pièce ?
- Sans doute.
- Ce n'est pas vrai.
- Voulez-vous que je vous le fasse dire par elle-même ?
- Tu crois que je vais me déranger pour m'assurer que tu mens ?
- Non, elle viendra ici.
- Mademoiselle Mars viendra ici ?
- Elle aura cette complaisance pour moi, j'en suis sûr.
- Mademoiselle Mars ?
- Dame ? vous voyez que Firmin...
- Tiens, fiche-moi le camp ! Car, ma parole d'honneur, tu me fais tourner la tête !... Mademoiselle Mars !... mademoiselle Mars, se déranger pour toi ? Allons donc !... mademoiselle Mars !
Et il leva les bras au ciel comme un homme désespéré qu'une pareille folie eût pu entrer dans la tête d'un membre de sa famille.
Je profitai de ce geste dramatique pour m'esquiver.
Firmin m'attendait effectivement. Il avait employé le temps à faire un examen des localités, et à s'assurer que les fenêtres de mon bureau donnaient justement sur les fenêtres de la Comédie-Française ; ce qui offrait de grandes facilités pour mes futures communications.
Il venait, pour ne pas perdre un temps inutile, m'offrir de me conduire chez Picard, qui lirait mon manuscrit. Picard étant investi de toute la confiance de la Comédie-Française, la Comédie-Française s'en rapporterait à ce qu'il dirait.
J'avais une profonde répugnance pour Picard. Picard, à mon avis, avait autant rapetissé la comédie que Scribe avait grandi le vaudeville. Il était impossible que Picard comprît Christine, ni comme forme, ni comme fond. Je me débattis donc autant que je le pus contre cet arbitrage de Picard.
Mais Firmin connaissait si bien Picard, mais Picard aimait tant les jeunes gens, mais Picard était de si bon conseil, que, pour ne pas, à mon début, contrarier Firmin, je me laissai aller.
Il fut convenu que, le soir, à quatre heures et demie, Firmin me reviendrait prendre, et que nous irions chez Picard.
A quatre heures et demie, nous partions, Christine était proprement recopiée. Moi qui avais mis du soin pour les pièces de Théaulon, qu'on se figure si je m'étais appliqué pour la mienne !
Le manuscrit était roulé et noué avec un joli ruban tout neuf que ma mère m'avait donné. Où demeurait Picard ? Ma foi, je n'en sais plus rien, et ne veux pas perdre de temps à chercher son adresse. Quelque part qu'il demeurât, nous arrivâmes chez lui.
Sa vue correspondait à merveille à l'idée que je m'étais faite de lui : c'était un petit bossu à longues mains, ayant de petits yeux brillants, et un nez pointu comme celui d'une fouine.
Il nous reçut avec cette politesse railleuse qui lui était particulière, et que beaucoup prenaient pour une spirituelle bonhomie. Nous causâmes dix minutes ; il fit semblant d'ignorer parfaitement la nouvelle qu'il savait depuis le matin ; nous lui exposâmes le motif de notre visite, il nous invita à lui laisser le manuscrit, et à revenir huit jours après.
Il nous dirait son humble avis sur cette importante affaire, nous priant d'avance de l'excuser si les petites comédies classiques lui avaient rapetissé le jugement à l'endroit des grandes machines romantiques.
Cet exorde ne présageait rien de bon.
Nous revînmes huit jours après. Picard nous attendait, nous le retrouvâmes assis dans le même fauteuil, avec le même sourire sur les lèvres.
Il nous fit asseoir, s'informa poliment de notre santé ; et, allongeant ensuite ses longs doigts sur son bureau, il en enveloppa mon manuscrit, soigneusement roulé et ficelé par lui.
Puis, avec un charmant sourire :
- Mon cher monsieur, me dit-il, avez-vous quelques moyens d'existence ?
- Monsieur, répondis-je, je suis commis à quinze cents francs chez M. le duc d'Orléans.
- Eh bien, si j'ai un conseil à vous donner, allez à votre bureau, mon cher enfant, allez à votre bureau !
Après une semblable déclaration, la conversation ne pouvait être bien longue. Nous nous levâmes, Firmin et moi, nous saluâmes et nous sortîmes.
C'est-à-dire que je sortis ; Firmin resta un instant après moi : il voulait avoir un avis plus détaillé sans doute.
A travers la porte entrebâillée, j'aperçus Picard qui haussait les épaules avec une telle énergie, que la tête semblait lui sortir de la poitrine.
Le moderne Molière était fort laid ainsi ! Sa figure surtout avait une expression de méchanceté remarquable.
Etait-ce bien un avis consciencieux que Picard nous avait donné ? Firmin en fut convaincu, j'en doutai toujours. Il était impossible qu'un homme d'esprit, si étroit que fût cet esprit, ne vît point, je ne dirai pas même une oeuvre remarquable dans Christine, mais des oeuvres remarquables au-delà de Christine.
Le lendemain, j'allai chez Taylor. Je lui portais le manuscrit avec les annotations de Picard. Ces annotations consistaient dans des croix, dans des accolades, dans des points d'exclamation qu'on pouvait appeler des points de stupéfaction. Certains vers surtout paraissaient avoir abasourdi l'auteur de La Petite Ville et des Deux Philibert.
Ceux-ci avaient obtenu l'honneur de trois points d'exclamation :

Christine
          Vous êtes Français, vous ; mais ces Italiens,
          L'idiome mielleux qui détrempe leurs âmes
          Semblerait fait exprès pour un peuple de femmes;
          D'énergiques accents ont peine à s'y mêler.
          Un homme est là ; l'on croit qu'en homme il va parler :
          Il parle, on se retourne, et, par un brusque échange,
          A la place d'un homme, on trouve une louange. – !!!

C'était à ce dernier vers qu'étaient accolés les trois malheureux points d'exclamation qui voulaient dire tant de choses.
Du reste, la critique de Picard était laconique. Après les vers suivants venait un point d'interrogation gigantesque :

          Sur le chemin des rois, l'oubli couvre ma trace ;
          Mon nom, comme un vain bruit, s'affaiblit dans l'espace :
          Ce n'est plus qu'un écho par l'écho répété,
          Et j'assiste vivante à la postérité.
          Je crus que plus longtemps – mon erreur fut profonde !
          Mon abdication bruirait dans le monde...
          Pour le remplir encore un but m'est indiqué ;
          Je veux reconquérir cet empire abdiqué.
          Comme je la donnai, je reprends ma couronne,
          Et l'on dira que j'ai le caprice du trône ! – ?

point d'interrogation qui voulait bien certainement dire : « Peut-être que l'auteur a compris ; mais, moi, je ne comprends pas »
Après le dernier vers :

          Eh bien, j'en ai pitié, mon père... Qu'on l'achève !

était écrit le mot Impossible.
Etait-ce la pièce qui était impossible ? Etait-ce seulement le vers ?
Picard avait eu la délicatesse de me laisser dans le doute.
Je racontai l'aventure à Taylor, et lui montrai les notes de Picard.
- C'est bien, me dit-il, laissez-moi la pièce, et revenez demain matin.
Je lui laissai la pièce, assez contrit d'ailleurs. Je commençais à apprendre, à mes dépens, qu'au théâtre, tout au contraire de la nature, les joies sont pour l'enfantement, et qu'après l'enfantement, commencent immédiatement les douleurs.
Je n'avais garde de manquer au rendez-vous de Taylor ; à huit heures du matin, j'étais chez lui.
Il me montra mon manuscrit. Nodier avait écrit dessus, de sa main :

« Je déclare sur mon âme et conscience que Christine est une des oeuvres les plus remarquables que j'aie lues depuis vingt ans. »

- Vous comprenez, me dit Taylor, j'avais besoin de cela pour marcher dans ma force. Vous relirez samedi, tenez-vous prêt.
- Monsieur le baron, lui dis-je, j'ai un bureau ; à ce bureau, l'on est d'autant plus sévère pour moi que je fais de la littérature, ce qui, en matière de bureaucratie, est un crime impardonnable. Pourrais-je lire dimanche, au lieu de lire samedi ?
- C'est contre toutes les habitudes, mais j'essayerai.
Trois jours après, je reçus mon bulletin pour le dimanche suivant.
L'assemblée était encore plus nombreuse que la première fois, et la pièce fut encore plus acclamée, s'il était possible, qu'elle ne l'avait été à la lecture précédente. On alla aux voix.
La pièce était reçue à l'unanimité, sauf quelques corrections dont j'aurais à m'entendre avec M. Samson.
Par bonheur, nous ne nous entendîmes pas, M. Samson et moi.
Je dis par bonheur, car cette mésintelligence amena une refonte entière de l'ouvrage, qui gagna, à ce remaniement, le prologue, les deux actes de Stockholm, l'épilogue à Rome, et le rôle tout entier de Paula.
Quand nous en serons là, nous raconterons ces transformations, qui laissèrent bien loin derrière elles les Métamorphoses d'Ovide, dont M. Villenave venait de publier une splendide édition.
Parlons un peu de M. Villenave, un des hommes les plus instruits et les plus originaux de l'époque ; parlons de sa fille, de son fils, de sa femme et de sa maison, personnages et choses qui eurent une grande influence sur cette première partie de ma vie.

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