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Chapitre CXII


Je passe du secrétariat aux archives – M. Bichet. – Côté par lequel je ressemble à Piron. – Mes moments perdus. – M. Pieyre et M. Parseval de Grandmaison. – Une scène qui manque au Distrait. – La Peyrouse. – Succès intime.

Ce fut dans le jardin du Luxembourg que je fis connaissance avec Méry. On me présenta à lui. Nous nous accolâmes l'un à l'autre comme le fer à l'aimant ; et, depuis, je ne sais lequel de nous deux est le fer, lequel de nous deux est l'aimant, mais nous ne nous sommes plus quittés.
J'étais déjà avancé dans mon drame de Christine ; je lui en dis deux ou trois cents vers peut-être, et il m'encouragea fort. J'avais grand besoin de cet encouragement.
Je venais de subir une mutation. Me voyant incorrigible, et ayant appris que j'achevais un grand drame, Oudard m'avait fait passer du secrétariat aux archives.
C'était une disgrâce.
J'étais là avec un bon petit vieillard de quatre-vingts ans, nommé M. Bichet, toujours vêtu comme en 1788, c'est-à-dire d'une culotte de satin, de bas chinés, d'un habit de drap noir et d'une veste de soie à fleurs. Le reste de son costume était complété par des manchettes et un jabot. La tête, encadrée dans une neige de cheveux blancs terminés par une petite queue, était colorée, ouverte, bienveillante. Il voulut me recevoir rudement et ne put pas en venir à bout. Ma politesse extrême envers lui l'avait désarmé. Il m'indiqua ma place, et chargea ma table de toute la besogne que l'absence d'un commis avait laissé amasser depuis un mois.
Au bout de trois jours, la besogne était terminée.
J'allai la lui porter dans son cabinet, et lui en demandai d'autre.
- Comment, d'autre ? s'écria-t-il.
- Sans doute.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que j'ai fini celle que vous m'aviez donnée.
- Tout entière ?...
- Tout entière.
- Oh ! oh ! oh ! fit M. Bichet.
Et il prit ma besogne comme un homme qui se dit en lui-même : « Cela doit être joliment gâché ! »
M. Bichet se trompait : je m'étais piqué d'honneur.
Chaque rapport, chaque expédition, chaque copie lui arrachait une exclamation de plaisir.
- Mais, en vérité, disait-il, mais, en vérité, c'est très bien ! très bien, monsieur, très bien ! Vous avez une écriture dans le genre de celle de Piron, monsieur.
- Diable ! c'est bien de l'honneur pour moi. Vous connaissez donc l'écriture de Piron ?
- Il a été expéditionnaire cinq ans à nos archives, monsieur.
- Ah ! vraiment !... Comment, j'ai cette ressemblance avec lui ?
- Vous en avez encore une autre, à ce qu'on dit.
- Laquelle, monsieur ?
- Vous faites des vers.
- Hélas !
Il s'approcha de moi, et, d'un air coquin :
- Sont-ils dans le genre des siens, les vers que vous faites ?
- Non, monsieur.
- Ah ! je crois bien ! C'est que c'était un gaillard, Piron !... Je l'ai vu, moi, chez madame de Montesson... Vous ne l'avez pas connue, vous, madame de Montesson ?
- Si fait, monsieur ; mon père m'a conduit chez elle, lorsque j'étais tout enfant.
- Une femme charmante, monsieur, une femme charmante, qui recevait la meilleure société de Paris.
- Maintenant, monsieur, lui demandai-je, si vous voulez avoir la bonté de me donner du travail ?
- Quel travail ?
- Dame ! du travail.
- Mais il n'y en a plus !
- Comment, il n'y en a plus ?
- Sans doute, puisque vous avez tout expédié.
- Eh bien, mais que vais-je faire ?
- Ce que vous voudrez, monsieur.
- Comment, ce que je voudrai ?
- Oui... A mesure que la besogne viendra, je la mettrai sur votre bureau, et vous la tiendrez au courant.
- Mais, alors, dans mes moments perdus ?...
- Jeune homme, jeune homme ! à votre âge, il faut perdre le moins de moments possible.
- C'est aussi mon avis, monsieur, et vous en eussiez été convaincu, si vous m'aviez laissé finir...
- Ah ! ah !
- Je voulais vous demander si, dans mes moments perdus, je pouvais travailler à ma tragédie ?
Remarquez que je disais tragédie au lieu de drame ; je tenais à ne pas épouvanter M. Bichet.
- Vous faites donc une tragédie ? me dit-il.
- Hum !... je ne sais pas si je dois vous l'avouer.
- Pourquoi pas ?... Je n'y vois point de mal. J'ai mon vieil ami Pieyre qui a fait une comédie.
- Oui, monsieur, et même assez remarquable : L'Ecole des Pères.
- Vous la connaissez ?
- Je l'ai lue.
- Bon !... Et puis j'ai encore mon autre vieil ami Parseval de Grandmaison qui fait des poèmes épiques.
- Oui... Philippe-Auguste, par exemple.
- Vous l'avez lu ?
- Non, je l'avoue.
- Eh bien, je disais donc que l'un faisait des comédies, et l'autre des poèmes épiques, et qu'ils n'en étaient pas plus malhonnêtes gens pour cela.
- Tout au contraire, monsieur, car ce sont deux excellents hommes.
- Vous les avez vus ?
- Jamais.
- Hum... hum...
Et M. Bichet parut ruminer quelque chose dans sa tête.
- Bon !... dit-il au bout d'un instant.
- Alors, monsieur, vous n'avez, pour le moment, rien autre chose à me dire ?
- Rien.
- D'ailleurs, je suis à mon bureau, et, si vous avez besoin de moi...
- C'est cela, allez.
Je repris ma place tout joyeux. A part Lassagne et Ernest que je perdais, ma disgrâce était une faveur.
J'avais été prévenu par le garçon de bureau que, quand j'arriverais avant onze heures, je ne le trouverais pas, et que, lorsque je resterais plus tard que quatre, il m'enfermerait en s'en allant.
En outre, plus de portefeuille, toutes mes soirées à moi, et un chef qui ne m'empêchait pas de faire des tragédies !
Je me mis, séance tenante, à travailler à Christine.
Je ne saurais dire depuis combien de temps je travaillais, lorsque le garçon de bureau vint me prévenir que M. Bichet me priait de passer a son cabinet.
Je m'empressai de m'y rendre.
Cette fois, M. Bichet n'était plus seul ; il avait, à sa droite, un petit et, à sa gauche, un grand vieillard.
Placés comme ils étaient, les trois juges devant lesquels je semblais être appelé ne figuraient pas mal Minos, Eaque et Rhadamanthe.
Je m'inclinai assez surpris.
- Tenez, le voici, dit M. Bichet. Il a, ma foi, une très belle écriture, une écriture qui ressemble à celle de Piron, et, en trois jours, il m'a fait la besogne de quinze.
- Qu'est-ce que vous m'avez déjà dit que faisait monsieur ? demanda le grand vieillard.
- Parbleu, des vers !
- Ah ! oui, c'est vrai, des vers...
J'eus une illumination.
- C'est à M. Parseval de Grandmaison que j'ai l'honneur de parler ? demandai je.
- Oui, monsieur, me répondit-il.
Puis, se tournant vers l'autre vieillard :
- Imaginez-vous, mon cher Pieyre, dit-il, que je suis si distrait, qu'il m'est arrivé, l'autre jour, la chose la plus extraordinaire.
- Que vous est-il donc arrivé ?
- Imaginez-vous que j'avais oublié mon nom.
- Bah ! fit M. Bichet.
- Votre nom, à vous ?... votre propre nom ? demanda M. Pieyre.
- Mon nom, à moi, mon propre nom ! C'était au contrat de mariage de... chose... vous savez, qui a épousé la fille de chose ?...
- Comment voulez-vous que je vous aide, sur de pareils renseignements ?
- Eh ! mon Dieu ! la fille de chose... qui est mon collègue à l'Académie... qui fait des comédies... qui a fait... je ne sais plus, moi, ce qu'il a fait... Une pièce que Mercier avait déjà faite, vous savez bien ?.:.
- Alexandre Duval ?...
- Eh bien, c'était au contrat de chose... qui a épousé sa fille... un architecte... qui a fait un ouvrage sur chose... qui a été brûlée... dans cette éruption du Vésuve, où est mort chose...
- Ah ! oui, Marois, qui a fait un ouvrage sur Pompéi, où est mort Pline ? hasardai-je timidement.
- C'est justement cela !... Merci, monsieur.
Et il s'étendit tranquillement dans son fauteuil, après m'avoir gracieusement salué.
- Eh bien, mais, dit M. Bichet, achevez donc votre histoire, mon cher ami.
- Quelle histoire ?
- Mais l'histoire que vous racontiez.
- Je racontais donc une histoire ?
- Sans doute, dit M. Pieyre, vous racontiez, mon cher ami, qu'au contrat de mariage de Marois, qui épousait la fille d'Alexandre Duval, vous aviez oublié votre nom.
- Ah ! c'est vrai... Eh bien, oui, voici : Tout le monde signait ; je me dis : « Cela va être à mon tour de signer. » Je me prépare, je cherche mon nom ; crac ! je ne m'en souviens plus. Je réfléchis que je vais être obligé de demander à mon voisin comment je m'appelle, ce qui sera humiliant pour moi. C'était au rez-de-chaussée : la porte donnait sur le jardin. Je me précipite dans le jardin, en me frappant le front, et en me disant : « Mais malheureux ! mais, malheureux ! comment t'appelles-tu ? » Ah bien, oui ! je n'aurais eu qu'à dire mon nom pour ne pas être pendu, que j'aurais été pendu bel et bien. Pendant ce temps-là, mon tour était venu de signer. On me cherche ; Alexandre Duval m'aperçoit dans le jardin. « Allons, bon ! dit-il, voilà ce diable de Parseval de Grandmaison qui est pris du démon poétique, au moment de signer... Eh ! Parseval de Grandmaison ! » « C'est cela, m'écriai-je, c'est cela : Parseval de Grandmaison ! Parseval de Grandmaison ! Parseval de Grandmaison ! » J'arrivai jusqu'à la table, et je signai.
- C'est une scène qui manque au Distrait, dis-je en souriant.
- Oui, monsieur, bien certainement, elle manque, et, si vous faisiez des vers, je vous dirais :
« Ajoutez-la. »
- Mais, dit M. Bichet, il fait des vers, puisque c'est pour qu'il vous dise des vers que vous l'avez fait appeler.
- Ah ! c'est vrai... Eh bien, jeune homme, voyons, dites-nous des vers.
- Quelque chose de votre tragédie.
- Ah ! vous faites une tragédie ?
- Oui, monsieur.
- Sur quel sujet ? demanda M. Parseval de Grandmaison.
- Sur Christine.
- Beau sujet ! Chose en a fait une sur le même sujet... bien mauvaise, ah ! bien mauvaise !
- Pardon, messieurs, j'aimerais mieux vous dire autre chose que des vers de ma tragédie.
Les vers de ma tragédie étaient des vers de drame qui n'eussent probablement pas été fort du goût de ces messieurs.
- J'aimerais mieux, continuai-je, vous dire une ode.
- Oh ! oh ! une ode ! fit M. Parseval de Grandmaison.
- Oh ! oh ! une ode ! fit M. Pieyre.
- Oh ! oh ! une ode ! fit M. Bichet.
- Va pour l'ode, dit M. Parseval. Sur quoi votre ode, jeune homme ?
- Vous savez que, depuis quelque temps, on s'occupe fort de La Peyrouse ? Les journaux ont même annoncé dernièrement qu'on avait retrouvé des traces de son naufrage...
- Ont-ils annoncé cela ? demanda M. Bichet.
- Oui, oui, fit M. Pieyre.
- Je l'ai beaucoup connu, moi, La Peyrouse, fit M. Parseval de Grandmaison.
- Moi aussi, dit M. Pieyre.
- Moi, je ne l'ai pas connu, dit M. Bichet ; mais j'ai connu Piron.
- Ce n'est pas la même chose, dit M. Parseval.
- Voyons votre ode, jeune homme, dit M. Pieyre.
- La voici, monsieur, puisque vous le voulez.
- Allez ! allez ! fit le papa Bichet, et n'ayez pas peur.
Je rassemblai toutes mes forces, et, d'une voix assez assurée, je dis les vers suivants, dans lesquels on pourra remarquer, je crois, quelques progrès :

La Peyrouse.
          Le ciel est pur, la mer est belle !
          Un vaisseau, près de fuir le port,
          Tourmente son ancre rebelle
          Fixée au sable qu'elle mord.
          Il est impatient d'une onde
          Plus agitée et plus profonde ;
          Le géant voudrait respirer !
          Il lui faut pour air les tempêtes.
          Il lui faut les combats pour fêtes,
          Et l'océan pour s'égarer.

          Silencieux et solitaire,
          Un homme est debout sur le pont,
          Son regard, fixé vers la terre,
          Trouve un regard qui lui répond.
          Sur le rivage en vain la foule,
          Comme un torrent, s'amasse et roule,
          Il y suit des yeux de l'amour
          Celle qui, du monde exilée
          Doit désormais, triste et voilée,
          Attendre l'heure du retour.

          Son oeil se trouble sous ses larmes,
          Et, pourtant, ce fils des dangers
          A vu de lointaines alarmes,
          A vu des mondes étrangers :
          Deux fois le cercle de la terre,
          Découvrant pour lui son mystère,
          Des bords glacés aux bords brûlants,
          Sentit, comme un fer qui déchire,
          La carène de son navire
          Sillonner ses robustes flancs.

          Et la fortune enchanteresse
          Ne l'entraînait pas sur les flots ;
          L'espoir de la douce paresse
          Ne berçait pas ses matelots.
          Dédaigneux des biens des deux mondes,
          Il ne fatiguait pas les ondes
          Pour aller ravir, tour à tour,
          L'or que voit germer le Potose
          L'émeraude à Golconde éclose,
          Et les perles de Visapour.

          C'est une plus noble espérance
          Qui soutient ses travaux divers.
          Sa parole, au nom de la France,
          Court interroger l'univers.
          Il faut que l'univers réponde !
          Dans son immensité féconde,
          Peut-être cherche-t-il encor
          Quelque désert âpre et sauvage,
          Quelque délicieux rivage,
          Que garde un autre Adamastor.

          Il le trouvera ! Mais silence !
          Du canon le bruit a roulé ;
          Au haut du mât, qui se balance,
          Un pavillon s'est déroulé.
          Comme un coursier dans la carrière
          Traîne un nuage de poussière
          Que double sa rapidité,
          Le vaisseau s'élance avec grâce,
          A sa suite laissant pour trace
          Un large sillon argenté.

          Bientôt ses mâtures puissantes
          Ne sont plus qu'un léger roseau ;
          Ses voiles flottent, blanchissantes,
          Comme les ailes d'un oiseau.
          Puis, sur la mouvante surface,
          C'est un nuage qui s'efface,
          Un point que devinent les yeux,
          Qui s'éloigne, s'éloigne encore,
          Ainsi qu'une ombre s'évapore...
          Et la mer se confond aux cieux.

          Alors, lentement dans la foule,
          Meurt le dernier cri du départ ;
          Silencieuse, elle s'écoule
          En s'interrogeant du regard.
          Puis l'ombre, à son tour descendue,
          Occupe seule l'étendue.
          Rien sur la mer, rien sur le port ;
          Au bruit monotone de l'onde,
          Pas un bruit humain qui réponde :
          L'univers fatigué s'endort !

          Les ans passent, et leur silence
          N'est interrompu quelquefois
          Que par un long cri qui s'élance,
          Proféré par cent mille voix.
          On a, sur un lointain rivage,
          Trouvé les débris d'un naufrage...
          Vaisseaux volez sur cet écueil !
          Les vaisseaux ont revu la France
          Mais les signes de l'espérance
          Sont changés en signes de deuil !

          Hélas !... combien de fois, trompée,
          La France reprit son espoir !
          Tantôt, c'est un tronçon d'épée
          Qu'aux mains d'un sauvage on crut voir ;
          Tantôt, c'est un vieil insulaire
          Séduit par l'appât du salaire,
          Qui se souvient, avec effort,
          Que d'étrangers d'une autre race
          Jadis il aperçut la trace
          Dans une île !... là-bas... au nord.

          Que fais-tu loin de ta patrie,
          Qui t'aimait entre ses enfants,
          Lorsque, pour ta tête chérie,
          Elle a des lauriers triomphants ?
          Pour toi, la mer s'est-elle ouverte ?
          Dors-tu sur un lit d'algues vertes ?
          Ou, par un destin plus fatal,
          Sens-tu tes pesantes journées
          Rouler sur ton front des années
          Qu'ignore le pays natal ?

          Et, pourtant, te dictant ta route,
          Un roi t'a tracé ton chemin ;
          Mais du ciel le pouvoir, sans doute,
          A heurté le pouvoir humain.
          Et, tandis qu'à leur ignorance
          Du retour sourit l'espérance,
          Dieu, sur les tables de la loi,
          A deux différentes tempêtes
          A déjà voué les deux têtes
          Du navigateur et du roi !...

J'avais suivi avec la plus grande attention sur le visage de mes auditeurs l'effet produit. M. Parseval clignait les paupières et tournait brusquement ses pouces l'un autour de l'autre ; M. Pieyre écarquillait les yeux, et souriait, la bouche toute grande ouverte. Le papa Bichet, aussi curieux que moi de l'impression reçue par ses deux amis, voyant que cette impression était bonne, branlait joyeusement la tête en répétant tout bas :
- Comme Piron ! comme Piron !
Quand j'eus fini, les applaudissements éclatèrent, à la suite desquels toute sorte d'encouragements me furent donnés.
Je ne savais plus où j'en étais. Figurez-vous Ovide exilé chez les Thraces, trouvant un soleil plus beau que celui de Rome, et, sur des tapis de fleurs plus odorantes que celles de Poestum, sous des ombrages plus frais que ceux de Tibur, des applaudissements pour ses Tristes et ses Métamorphoses.
Je remerciai le dieu qui, sans le vouloir, m'avait fait ce repos. On verra qu'il ne devait pas durer longtemps.

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