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Chapitre CX


Les jalons de l'avenir. – Les compliments au duc de Bordeaux. – Vates. – Brochure orléaniste de Cauchois-Lemaire. – Le lac d'Enghien. – L'ara du colonel Bro. – Le docteur Ferrus. – Morrisel. – Un convoi de première classe. – La chasse en plain-chant. – Une autopsie. – Comment s'explique la mort de l'ara.

C'est un grand enseignement pour tout esprit philosophique que de revoir un à un les jours de ce passé qui, dans un temps, avait été l'avenir. On s'aperçoit comment les choses révolues se préparaient peu à peu ; on reconnaît les jalons que place, pour qu'il n'y ait rien d'abrupt et d'inattendu dans les événements à accomplir, cette grande puissance que l'on prend dans le présent pour le hasard, et qui, lorsqu'on l'interroge dans le passé, devient la Providence.
Ainsi, Charles X, le dernier représentant de l'aristocratie expirante, devait tomber ; ainsi, Louis-Philippe, le représentant de la bourgeoisie à son apogée, devait monter sur le trône, et, dès 1827 et 1828, tout s'accomplissait pour qu'en 1830, les esprits fussent préparés à cette grande catastrophe.
Et, personne, cependant, ne voyait clair dans cet avenir si prochain.
Toutes les espérances du pays semblaient se concentrer sur « l'enfant du miracle », comme on appelait le duc de Bordeaux, et, le 1er janvier, M. de Barbé-Marbois, premier président de la Cour des comptes, lui adressait ce charmant petit discours, tout en harmonie avec l'âge et l'intelligence du jeune prince :
« Monseigneur, vous recevez aujourd'hui les présents d'usage : le nôtre sera une petite histoire.
« Un jour, le prince dont vous portez le nom, jeune alors comme vous, revint, après une absence, à la cour de Navarre. Il était encore à cheval, lorsqu'il se vit entouré des enfants du pays, et, joyeux de le revoir, ils répétaient tous : Caye nostre Henry ! ce qui voulait dire : "Voilà notre Henri !" comme si le jeune prince leur eût appartenu. La reine Jeanne, sa mère – une excellente princesse – qui avait tout vu et tout entendu d'un balcon du palais, bien contente de la réception qu'on faisait au jeune prince, lui dit :
« - Ces enfants-là, mon fils, viennent de te donner une leçon, et c'est la plus douce que tu puisses jamais recevoir : en t'appelant nostre Henry, ils t'ont appris que les princes appartiennent à la patrie autant au moins qu'à leur propre famille.
« Le prince se souvint de la leçon. C'est pour cela que, depuis plus de deux siècles, les Français continuent à l'appeler "notre Henri" et l'appelleront toujours ainsi. »
M. le duc de Bordeaux, après avoir écouté attentivement, avait répondu :
- Je ne l'oublierai pas.
Déjà, l'année précédente, il lui avait été dit :

« Et vous, monseigneur, vous qui êtes encore si jeune, et sur la tête duquel repose le bonheur futur de la France, souvenez-vous toujours que ce beau royaume demande aussi un bon roi, un roi qui aime la vérité, qui veuille qu'on la lui dise ; un roi qui n'aime pas la flatterie, et qui éloigne de sa personne les hommes qui trompent. Vous souviendrez-vous, monseigneur, que ces conseils vous ont été donnés par un vieillard qui avait la tête couverte de cheveux blancs ? »

M. le duc de Bordeaux avait répondu oui.
« Votre oui, monseigneur, avait alors continué le premier président, va être consigné dans nos registres, et vous l'y trouverez à votre majorité. »
Hélas ! tous ces conseils devaient être perdus. Le vieillard à cheveux blancs, qui avait tout vu dans le passé, n'avait rien vu dans l'avenir. Quand Dieu envoie ces sortes d'illuminations, c'est aux poètes.
C'était un poète, celui qui vous disait, monseigneur :

          Salut, petit cousin germain !
          D'un lieu d'exil, j'ose t'écrire.
          La fortune te tend la main ;
          Ta naissance la fait sourire.
          Mon premier jour aussi fut beau,
          Point de Français qui n'en convienne :
          Les rois m'adoraient au berceau...
          Et, cependant, je suis à Vienne !

C'était un poète, celui qui vous disait :

          O rois, veillez, veillez ! tâchez d'avoir régné.
          Ne nous reprenez pas ce qu'on avait gagné ;
          Ne faites point, des coups d'une bride rebelle,
          Cabrer la liberté, qui vous porte avec elle ;
          Soyez de votre temps, écoutez ce qu'on dit,
          Et tâchez d'être grands, car le peuple grandit !
          Ecoutez, écoutez ! à l'horizon immense,
          Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence,
          Ce murmure confus, ce sourd frémissement
          Qui roule et qui s'accroît de moment en moment !
          C'est le peuple qui vient ! c'est la haute marée
          Qui monte, incessamment par son astre attirée !
          Chaque siècle, à son tour, qu'il soit d'or ou de fer,
          Dévoré comme un cap sur qui monte la mer,
          Avec ses lois, ses moeurs, les monuments qu'il fonde,
          Vains obstacles qui font à peine écumer l'onde,
          Avec tout ce qu'on vit et qu'on ne verra plus,
          Disparaît sous ce flot qui n'a pas de reflux !
          Le sol toujours s'en va, le flot toujours s'élève ;
          Malheur à qui, le soir, s'attarde sur la grève,
          Et ne demande pas au pêcheur qui s'enfuit
          D'où vient qu'à l'horizon l'on entend ce grand bruit !
          Rois, hâtez-vous ! rentrez dans le siècle où nous sommes ;
          Quittez l'ancien rivage ! - A cette mer des hommes
          Faites place, ou voyez si vous voulez périr
          Sur le siècle passé, que son flot doit couvrir !

C'étaient encore des poètes, ceux-là qui écrivaient ces vers :

          Mais bientôt, aux regards de ce nouveau ministre,
          La nuit vint révéler un avenir sinistre ;
          Des signes éclatants, au fond des cieux écrits,
          De ces partis vainqueurs glacèrent les esprits ;
          Et la France espéra ! – L'immortelle déesse
          Qui prête son épée aux martyrs de la Grèce,
          Sur le fronton aigu du sénat plébéien,
          Parut, en agitant son bonnet phrygien !
          Panthéon, la croix d'or s'éclipsa de ton dôme !
          Sous les marbres sacrés de la place Vendôme,
          La terre tressaillit, et l'oiseau souverain
          S'agita radieux sur sa base d'airain !...

Il est vrai, comme nous l'avons dit, que le gouvernement aidait merveilleusement à éperonner l'esprit public. Les procès de presse se succédaient sans interruption, et c'est toujours cette liberté-là qui éclate, quoi qu'on fasse, et qui, en éclatant, tue ceux qui la compriment. On ne renverse pas les monarchies ; elles se minent et s'ébranlent elles-mêmes, puis, à un jour donné, le peuple, les voyant chanceler, les pousse avec de grands cris, et elles tombent !
Le Spectateur religieux, traîné de tribunaux en tribunaux, était renvoyé devant la cour d'Orléans.
M. de Senancour, condamné, en police correctionnelle – pour son résumé des Traditions morales et religieuses –, à neuf mois de prison et à cinq cents francs d'amende, était acquitté en appel.
Enfin, Cauchois-Lemaire était condamné à quinze mois d'emprisonnement et à deux mille francs d'amende, comme ayant provoqué au changement du gouvernement et de l'ordre de successibilité au trône, dans sa Lettre à Son Altesse royale M. le duc d'Orléans, sur la crise actuelle.
Cette lettre contenait les passages suivants, qui étaient les passages incriminés.
L'auteur exposait au prince la situation de la France, et il ajoutait :

« - Mais, me direz-vous peut-être, que puis-je ? Pair du royaume, je subis, la France le sait, un ostracisme qui m'interdit toute participation aux affaires publiques.
« Voilà justement, monseigneur, le point en litige. Celui qu'on suspend de ses privilèges est-il pour cela suspendu du droit commun ? La patrie est-elle circonscrite dans la chambre haute ? L'inaction parlementaire condamne-t- elle tout homme à la léthargie politique ? Et, dès qu'on n'est plus seigneurie, n'est-on plus rien ?
« - Questions téméraires, s'écrieront quelques-uns ; inconvenantes ou tout au moins oiseuses, diront quelques autres.
Questions naturelles et utiles sous un régime constitutionnel, leur répondrai je. »

Après ce paragraphe, page 56, venait celui-ci :

« Et, pour ne pas perdre ses habitudes de conseiller, celui qui écrit cette lettre vous engage à échanger vos armoiries ducales contre la couronne civique. – Allons, prince, un peu de courage. Il reste, dans notre monarchie, une belle place à prendre, la place qu'occuperait la Fayette dans une république, celle du premier citoyen de France. Votre principauté n'est qu'un chétif canonicat auprès de cette royauté morale ! »

Puis, à la page suivante :

« Le peuple français est un grand enfant qui ne demande pas mieux que d'avoir son tuteur. Soyez-le, pour qu'il ne tombe pas en de méchantes mains... »

Puis, page 61 :

« Rien ne résiste au patriotisme généreux qui a une grande illustration nobiliaire, une place éminente, une immense fortune – triple condition que réunit Votre Altesse. Avec cela, elle n'a qu'à se baisser pour prendre le joyau qui est là, par terre, que plusieurs se disputent, et qu'aucun ne peut ramasser, faute d'avoir ce que vous avez par la grâce de Dieu. »

Puis, page 62 :

« Là, un prince qui verrait l'Etat en péril, ne se résignerait pas à se croiser les bras, afin que le char, si mal conduit, ne verse pas. Nous avons fait, de notre côté, tous nos efforts ; essayez du vôtre, et saisissons la roue sur le penchant du précipice. »

Enfin, page 68 :

« Tandis que nous déclinons, disait l'auteur de la lettre, le duc de Bordeaux, le duc de Chartres, et même le duc de Reichstadt grandissent... »

Des trois princes que venait de nommer Cauchois-Lemaire, qui grandissaient à cette époque, un seul survit.
Le duc de Reichstadt a disparu, en 1832, comme une ombre s'évanouit après le corps qui la produisait.
Le duc de Chartres a été retranché violemment de la société, en 1842, comme un obstacle matériel, par sa popularité, à ce qui devait s'accomplir en 1848.
Enfin, le duc de Bordeaux, que Béranger saluait au nom de son petit cousin germain le duc de Reichstadt, devait, deux ans avant la mort de celui-ci, aller le rejoindre dans l'exil.
Triste mais éloquent spectacle pour le peuple, que celui de tous ces enfants nés avec des couronnes sur la tête ou sous la main, et qui se cramponnent en pleurant aux chambranles des portes, lorsque le vent des révolutions les arrache, les uns après les autres, de cette hôtellerie royale qu'on appelle le palais des Tuileries !
Peu à peu, j'avais fait connaissance avec tous les hommes d'opposition qui reprenaient, en sapant la monarchie au commencement du XIXe siècle, l'oeuvre incomplète de la fin du XVIIIe.
J'avais connu Carrel chez M. de Leuven, où il venait souvent, travaillant au Courrier, dont M. de Leuven était un des principaux rédacteurs.
J'avais vu Manuel, Benjamin Constant et Béranger chez le colonel Bro ; mais Béranger fut le seul des trois avec lequel j'eus le temps de me lier intimement et qui eut le temps de me juger : les deux autres devaient mourir, l'un avant que je fusse connu, l'autre quand je l'étais à peine.
Bro m'aimait beaucoup. – J'ai déjà raconté comment, grâce à lui, j'avais vu Géricault à son lit de mort. – Il avait un fils, charmant enfant alors, qu'on appelait Olivier, et qui est devenu un des plus braves officiers de notre armée nouvelle, comme son père avait été un des plus braves officiers de notre grande armée.
C'est à lui que le général Lamoricière a si miraculeusement sauvé la vie, quand le yatagan d'un Bédouin était déjà levé sur sa gorge.
Je ne l'ai pas revu depuis 1829, et je vais raconter une histoire qui lui rappellera un souvenir d'enfance, partout où il sera.
Le colonel Bro nous procurait, à Adolphe et à moi, tous les plaisirs qu'il était en son pouvoir de nous procurer ; et, entre autres, celui de la chasse.
A cette époque, il possédait, je ne sais à quel titre, le lac d'Enghien.
Le lac d'Enghien n'était pas, en 1827 et 1828, un joli petit lac peigné, frisé, racé, comme il est aujourd'hui ; il n'avait pas, sur ses bords, un jardin public plein de roses, de dahlias et de jasmins ; il n'avait pas, sur toute sa circonférence, des châteaux gothiques, des villas italiennes et des chalets suisses ; il n'avait pas, enfin, sur sa surface, des centaines de cygnes venant demander l'aumône d'un échaudé aux voyageurs qui, dans des bateaux à trois francs cinquante centimes l'heure, sillonnent maintenant la surface de son eau, filtrée comme l'eau d'un bassin, polie comme la glace d'un miroir.
Non, le lac d'Enghien était, à cette époque, un lac tout simplement, un vrai lac, un peu boueux pour un lac, pas assez pour un étang. Il était couvert de joncs, de nymphéas, au milieu desquels jouaient les plongeons, caquetaient les poules d'eau, et barbotaient les canards sauvages, le tout, en suffisante quantité pour donner récréation à une vingtaine de chasseurs.
Le colonel Bro avait donc résolu une chasse, et, à la requête d'Adolphe et à la mienne, il avait fixé le jour de cette chasse à un dimanche, afin que, libres de notre bureau, Adolphe et moi pussions y assister.
Le rendez-vous était, à sept heures, chez le colonel Bro. On partait de la rue des Martyrs dans trois voitures ; à neuf heures, on était à Enghien. Un déjeuner, digne d'un thane saxon, y attendait les convives. A dix heures, on se mettait en chasse ; à cinq heures, on retrouvait la table servie, et, à onze heures du soir, chacun était rentré chez soi.
Toujours prêt avant les autres, quand il s'agissait de chasse, j'étais chez le colonel Bro à six heures et demie du matin. On m'introduisit dans un petit boudoir, où je me trouvai en tête à tête avec un énorme ara bleu et rouge.
L'ara était sur son bâton ; je m'assis sur un canapé.
J'ai toujours eu le plus grand respect pour les hommes à grand nez et les animaux à gros bec ; non pas que je trouve cela joli, mais parce que je crois que la nature a ses raisons quand elle produit une monstruosité.
A ce titre, l'ara du colonel Bro avait droit à toutes mes civilités.
Je lui adressai donc quelques mots de politesse, et j'allai m'asseoir, comme je l'ai dit, sur le canapé en face de son perchoir.
Le perroquet me regarda un instant avec cet air mélancolique particulier aux perroquets ; puis, avec cette précaution qui ne les abandonne jamais, s'aidant du bec et des pattes, il descendit lentement et un à un les bâtons de son perchoir ; puis, enfin, le tronc du perchoir lui-même, jusqu'à ce qu'il eût mis patte à terre.
Alors, il s'approcha de moi en se dandinant, s'arrêtant, regardant de côté, et jetant un cri à chaque pas qu'il faisait ; puis, arrivé à la pointe de mon soulier, il se mit en devoir d'escalader ma jambe.
Touché de cette marque de confiance de sa part, je lui tendis la main pour lui épargner la peine de l'ascension ; mais, soit qu'il se trompât sur mes intentions tout amicales, soit qu'il cachât une agression préméditée sous ses dehors bienveillants, à peine vit-il ma main à sa portée, qu'il me saisit l'index, et me fit, au-dessus de la première phalange, une double blessure qui ne s'arrêta qu'à l'os.
La douleur fut d'autant plus violente qu'elle était inattendue. Je jetai un cri, et, par un mouvement convulsif, ma jambe se raidissant avec l'élasticité d'un ressort d'acier, j'atteignis du bout de mon soulier de chasse le perroquet au milieu de la poitrine, et l'envoyai s'aplatir contre la muraille.
Il retomba à terre, et resta sans mouvement.
Cet évanouissement était-il causé par le coup de pied ou par le contrecoup ? venait-il de l'impulsion de mon soulier ou de la répulsion de la muraille ? Voilà ce que je ne sus jamais, et ce que je ne me donnai pas la peine de vérifier, entendant des pas dans la chambre voisine.
Je sautai sur l'ara, toujours sans mouvement, je levai la housse du canapé, je le poussai du pied dans la profondeur ténébreuse du meuble, je laissai retomber la housse, et je m'assis, comme si rien d'extraordinaire ne venait de se passer.
Puis je bandai mon index avec mon mouchoir.
Le colonel Bro entra.
Nous échangeâmes nos compliments, et, comme je tenais ma main dans ma poche, on ne s'aperçut de rien.
Chacun arriva, et l'on partit sans que l'ara, enseveli sous son canapé, eût donné, par un cri ou par un mouvement, signe d'existence.
En arrivant à Enghien, un de nos chasseurs m'apparut la main emmaillotée comme la mienne ; cette parité de malheur ouvrit entre nous un courant sympathique. Je lui demandai la cause de son accident. Une porte poussée par le vent s'était violemment refermée, il avait eu la main prise entre le chambranle et la porte, et les doigts entaillés.
Quant à moi, je me contentai de lui dire que je m'étais coupé avec la pierre de mon fusil ; – à cette époque, je chassais encore avec un fusil à pierre.
Le chasseur estropié de la même main que moi, c'était le célèbre docteur Ferrus. Lorsqu'il entendit prononcer mon nom, il me demanda si j'étais le fils du général Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, il me raconta cette histoire des quatre fusils de munition enlevés avec les quatre doigts, que j'ai racontée d'après lui, et qu'on a lue au commencement de ces mémoires.
Nous avions avec nous encore, et au nombre de nos chasseurs, un ami de Telleville Arnault, un homme qui était bien certainement une des créatures les plus braves, les plus spirituelles et les plus originales qui eussent jamais existé. On l'appelait le colonel Morrisel ; il portait des lunettes, et ne ressemblait à rien moins qu'à un colonel.
Il venait, juste à l'époque où nous sommes arrivés, d'avoir un duel manqué qui avait fait plus de bruit qu'un duel réussi.
Dans ce temps-là, il existait, rue Laffitte, un café où se réunissaient les jeunes gens à la mode.
Il avait nom le café Français.
Le principal garçon, fort joueur de billard, nommé Changeur, faisait un soir, la partie avec un tout petit jeune homme qui trouvait commode de prendre leçon à trois francs la partie liée, lorsque M. le baron de B***, accompagné de l'un de ses amis, entra dans l'établissement. M. le baron de B***, un peu chicaneur par nature, et connu, du reste, par deux ou trois duels heureux ou malheureux – selon que, doué de plus ou de moins de philanthropie, le lecteur pensera qu'il est heureux ou malheureux de blesser ou de tuer son prochain – M. le baron de B*** s'approcha du billard, et, sans même s'adresser au jeune homme :
- Changeur, dit-il, fais-nous servir le café, et cède-nous la place.
- Pardon, monsieur le baron, dit Changeur étonné et montrant le jeune homme, c'est que je suis en partie.
- Eh bien, tu quitteras ta partie, voilà tout !
- Monsieur, dit timidement et poliment le jeune homme, nous n'avons plus que quelques points à faire ; dans dix minutes, le billard sera à vous.
- Ce n'est pas dans dix minutes, c'est tout de suite que je le demande... Allons, allons, Changeur, donne-moi ta queue, mon garçon.
Morrisel, déjà vieux, grisonnant, maigre, malingre, de pauvre et chétive apparence, prenait sa tasse de café dans un coin.
- Changeur, dit-il sans se lever, et d'une voix flûtée qui contrastait étrangement avec les paroles qu'elle prononçait ; Changeur, mon ami, je te défends de céder le billard.
- Cependant, monsieur, répond Changeur fort embarrassé, puisque M. le baron de B*** veut que je lui donne ma queue.
- Si tu donnes ta queue à M. le baron, Changeur, je la reprends des mains de M. le baron, et je te la casse sur la tête !
M. le baron de B*** vit bien que Changeur n'était que le fil électrique.
Il avait, en effet, reçu le coup ; il se retourna vers celui qui le portait.
- Mais il me semble, monsieur, dit-il, que vous avez envie d'avoir une querelle avec moi ?
- Je suis charmé, monsieur, que vous ayez la vue si juste !
- Et à quel propos me cherchez-vous cette querelle ?
- Mais parce que vous abusez de votre force envers ce jeune homme, et que tout abus d'une force quelconque me semble odieux.
- Savez-vous qui je suis, monsieur ? dit le baron de B*** en s'avançant d'un air menaçant vers Morrisel.
- Oui, monsieur, répondit celui-ci en relevant tranquillement ses lunettes ; vous êtes M. le baron de B*** ; vous avez tué M. un tel en duel, et blessé M. un tel ; je sais cela.
- Et vous vous opposez toujours à ce que l'on me cède le billard ?
- Je m'y oppose plus que jamais !
- Soit, monsieur ; mais vous comprenez que je me regarde comme insulté par vous ?
- Je ne m'y oppose pas, monsieur.
- En conséquence, demain, à six heures du matin, nous nous retrouverons, s'il vous plaît, au bois de Vincennes ou au bois de Boulogne.
- Monsieur, j'ai vingt-cinq ans de plus que vous, ce qui fait que j'aime à dormir ; d'ailleurs, je suis joueur : en général, je joue toutes les nuits, ce qui fait que je ne me couche pas avant cinq heures, et ne me lève guère avant midi. Puis, après m'être levé, je fais ma toilette ; c'est une habitude prise depuis trop longtemps pour que j'y renonce. Ma toilette faite, mon domestique me sert à déjeuner. Après mon déjeuner, je viens ici prendre mon café, comme vous voyez ; je suis très méthodique. Tout cela me conduit à deux heures. Donc, demain, si cela vous convient, à deux heures et demie, mais à deux heures et demie seulement, je serai à votre disposition.
- A deux heures et demie, soit, monsieur ; voici ma carte.
Morrisel l'examine avec attention, fait un salut approbatif, la met dans sa poche, tire deux cartes à son adresse, en présente une à M. le baron de B***, et enveloppe l'autre dans un billet de cinq cents francs.
Puis, appelant, tandis que le baron de B*** le regarde faire :
- Changeur, dit-il, voici un billet de cinq cents francs.
- Est-ce que monsieur règle son compte ? demande Changeur.
- Non pas, mon ami.
- Que dois-je faire, alors, du billet de cinq cents francs ?
- Prends, d'abord, la mesure de monsieur.
Changeur regarde tout ébahi le baron de B***.
- Oui, dit Morrisel, et, quand tu auras pris sa mesure, tu t'en iras aux pompes funèbres.
- Aux pompes funèbres ?...
- Oui, Changeur, et tu y commanderas, en mon nom – au nom du colonel Morrisel, tu entends bien ? – un convoi de première classe pour M. le baron de B***. Tu entends, de première classe ! – je sais que c'est davantage ; mais les cinq cents francs ne sont qu'un acompte ; – ce qu'il y a de mieux en convois, tu comprends, Changeur ?
M. le baron de B*** voulut prendre la chose en riant.
- Monsieur, dit-il, il me semble que vous auriez bien pu laisser à ma famille le soin de ces détails.
- Non pas, monsieur le baron ; votre famille est ruinée, à ce que l'on dit. Elle pourrait bien faire mesquinement les choses. M. le baron de B***, enterré avec un corbillard de seconde, ou un drap de troisième classe, fi ! J'ai tué vingt-deux hommes en duel dans ma vie, monsieur le baron, et j'ai toujours fait les frais de leur enterrement. Rapportez-vous en à moi, vous serez enterré noblement. Je veux qu'en voyant passer votre convoi, ceux qui ne vous connaissaient pas, disent : « Oh ! oh ! qu'est-ce que ce magnifique enterrement ? » Alors, comme il passera sur le boulevard, Changeur répondra : « C'est celui de M. le baron de B***, le fameux duelliste, vous savez. Il avait cherché brutalement querelle à un jeune homme qui ne pouvait se défendre ; le colonel Morrisel était là ; il a pris fait et cause pour le jeune homme, et a tué, ma foi, le baron de B*** du premier coup ! » Ce sera d'un bon exemple pour les impertinents et les duellistes... Au revoir, monsieur le baron de B***, à demain ; vous savez mon adresse, envoyez moi vos témoins, vous avez le choix des armes.
Puis, se retournant vers le garçon :
- Et toi, Changeur, mon ami, tu entends, de première classe ! tout ce qu'il y a de mieux ! il n'y a rien de trop beau pour M. le baron de B*** !
Et il abaissa ses lunettes, prit son parapluie, et sortit.
La querelle avait fait grand bruit. Le lendemain, dès midi, le café Français était encombré de curieux qui désiraient savoir ce qui s'était passé, surtout ce qui se passerait.
A une heure, Morrisel arriva comme d'habitude, ses lunettes sur le nez, son parapluie à la main.
Tout le monde s'ouvrit devant lui.
Morrisel salua avec sa courtoisie ordinaire, alla prendre sa place accoutumée, et appela Changeur.
Celui-ci accourut.
- Changeur, dit-il, mon café.
Changeur s'empressa de servir Morrisel.
Morrisel faisait flegmatiquement fondre son sucre jusqu'au dernier atome, lorsque M. le baron de B*** entra au café.
Il s'avança vers Morrisel, qui releva ses lunettes et répondit, le sourire sur les lèvres, au salut de son adversaire.
- Monsieur le comte, dit le baron, lorsque je vous provoquai hier, je n'étais point à jeun ; aujourd'hui, je vous fais mes excuses, veuillez les accepter. J'ai fait mes preuves, et je puis vous parler ainsi, sans que mes paroles nuisent à ma réputation.
- Cela vous regarde, monsieur le baron, dit Morrisel.
Puis, se retournant vers Changeur :
- Changeur, allez dire aux pompes funèbres que l'enterrement de M. le baron est remis indéfiniment.
- C'est inutile, dit Changeur, j'avais cru pouvoir me permettre d'attendre. Voici le billet, colonel.
- Alors, mon ami, demandez mon compte au maître de l'établissement.
Changeur s'approcha du comptoir, et revint avec une note détaillée.
- Ah ! dit Morrisel en abaissant ses lunettes, neuf cents francs ! Tenez, Changeur, voici un autre billet de cinq cents francs, la différence est pour le garçon.
Puis, ayant achevé son café avec son flegme habituel, il abaissa ses lunettes, prit son parapluie, et sortit au milieu des applaudissements des consommateurs et des curieux.
Autant que je puis me le rappeler, Godefroy Cavaignac avait fait sur cette anecdote une charmante nouvelle.
Morrisel était joueur comme les cartes, et jouait aussi gros jeu qu'on voulait. Un soir qu'il y avait raout chez madame Regnault de Saint-Jean-d'Angely ou chez madame Davilliers, je ne me rappelle plus bien, nous entendîmes une petite discussion à une table d'écarté sur laquelle il n'y avait pas vingt-cinq louis. Nous nous approchâmes et demandâmes la cause de cette discussion.
Morrisel tenait les cartes ; il venait de passer sept fois, et il avait gagné six cent mille francs – je mets exprès le chiffre en toutes lettres – à M. Hainguerlot.
M. Hainguerlot prenait les cartes et demandait sa revanche de six cent mille francs en un seul coup.
Morrisel offrait la revanche de cinq cent mille en partie liée, et, tout en courant la chance de garder cent mille francs du célèbre banquier, il se regardait encore – ce qui était incontestable – comme un fort beau joueur ; car, enfin, en se levant de table et en faisant Charlemagne, il se constituait du coup trente mille livres de rente ; ce qui, pour un colonel en retraite, forme un assez joli denier.
La chose discutée, chacun fit une concession.
M. Hainguerlot se contenta d'un enjeu de cinq cent mille francs.
Morrisel renonça à la partie liée. On nomma deux témoins de chaque côté, comme on eût fait dans un duel.
Morrisel perdit.
Il se leva avec le même flegme que s'il se fût agi d'un demi-napoléon. Il est vrai qu'il gagnait encore cent mille francs.
L'été, Morrisel habitait quelquefois la campagne de madame Hamelin, située au Val, près de Saint-Leu-Taverny. Un jour d'ouverture de chasse, il se hasarda sur les terres de la commune de Frépillon, où, ayant rencontré le garde champêtre, celui-ci le menaça énergiquement d'un procès-verbal en cas de récidive.
Morrisel était invité à dîner pour le dimanche suivant au château de madame Regnault de Saint-Jean-d'Angely, situé de l'autre côté du territoire prohibé.
Le dimanche suivant Morrisel, de peur de passer inaperçu sur le susdit territoire, prend le bedeau, le serpent et les quatre chantres, en fait un immense six de carreau, se place au milieu, et traverse le territoire de Frépillon, chassant avec accompagnement de chant grégorien.
Il arriva chez madame Regnault de Saint-Jean-d'Angely, suivi de tout le village, dont cette manière de chasser, inusitée jusqu'alors, avait vivement excité la curiosité.
Le pauvre Morrisel trépassa à la suite d'une maladie cruelle. Malgré la sonde, malgré la pierre infernale, malgré Civiale, malgré Pasquier, malgré Dupuytren, il en était arrivé à boire très bien, mais à ne pouvoir, une fois absorbée, rendre une seule goutte de la liqueur qu'il avait bue. On prolongea sa vie à force de transpirations.
Enfin, un jour, ne comprenant pas très bien ce que les médecins lui disaient sur sa maladie, il demanda si l'on ne pourrait pas, avant qu'il mourut lui- même, se procurer à un hôpital quelconque un sujet mort de la maladie dont il allait mourir.
Les médecins lui dirent que c'était possible, et se mirent en quête.
Trois ou quatre jours après, ils vinrent lui dire que le sujet était trouvé.
Morrisel l'acheta au prix ordinaire – six francs, je crois –, fit apporter le cadavre près de son lit, le fit coucher sur une table, et pria un des docteurs d'en faire l'autopsie.
L'autopsie faite, Morrisel eut la satisfaction de se rendre exactement compte de la maladie dont il était atteint, et, content désormais, s'apprêta à mourir tranquille, opération qu'il accomplit, il faut le dire, avec un merveilleux courage.
Pour en revenir à l'ara de la rue des Martyrs, quinze jours après, en revenant chez le colonel Bro, pour une chasse pareille à la première, j'eus l'étonnement de le retrouver sur son perchoir.
Cependant, au bout de quelques secondes, son immobilité m'étonna.
Je m'approchai : il était empaillé !
- Tiens ! dis-je au colonel, votre pauvre Jacquot est donc mort ?
- Ah ! oui, c'est vrai me dit le colonel. On m'avait dit une chose singulière, et dont j'avais toujours douté : c'est que certains animaux se cachaient pour mourir... de là venait qu'on ne retrouvait pas leur cadavre...
- Eh bien ?
- Eh bien, imaginez-vous que le malheureux perroquet, pour mourir, a été se cacher au plus profond du canapé ; on l'a cru perdu d'abord ; on l'a cherché de tous les côtés, et, enfin, on l'a retrouvé là, le lendemain de notre chasse.
- Il mordait ? demandai-je timidement au colonel Bro.
- Lui ? Jamais ! répondit le colonel.
Je fis un mouvement pour montrer au colonel mon doigt, encore mal cicatrisé ; mais je réfléchis qu'il valait mieux laisser le colonel dans l'ignorance des défauts du caractère de son perroquet, et dans la conviction qu'il était mort, comme on dit, de sa belle mort.
Aujourd'hui que les ans ont passé sur cet événement, et qu'il ne reste probablement plus une seule plume du malheureux Jacquot, j'avoue humblement mon crime, et j'en demande pardon à qui de droit.

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