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Chapitre CVII


Maladie de Talma. – Comment il aurait joué le Tasse. – Ses neveux. – Il est visité par M. de Quélen. – Pourquoi il fit abjurer ses enfants. – Sa mort. – La Noce et l'Enterrement. – Oudard me sermonne sur mes goûts pour le théâtre. – Belle réponse qui met en gaieté tout le Palais-Royal. – Il me reste la confiance de Lassagne et de La Ponce. – J'obtiens un succès anonyme à la Porte-Saint-Martin.

Au milieu de ces premiers travaux, auxquels nous nous livrions avec toute l'ardeur de la jeunesse, une nouvelle terrible pour l'art se répandait dans Paris.
Talma était atteint d'une maladie mortelle.
Il venait d'atteindre à l'apogée de son talent, peut-être, dans sa dernière création de La Démence de Charles VI. On se rappelle cette visite que nous lui fîmes, Adolphe et moi, et comment, se trouvant mieux et espérant rentrer au théâtre par Tibère, il nous montra ses joues pendantes, qui devaient si bien lui servir à imiter le masque du vieil empereur. Mais Talma était frappé mortellement. Charles VI devait être sa dernière apparition, apparition plus splendide qu'aucune des créations de sa jeunesse ou de son âge mûr ; et c'était Michelot qui devait jouer Tibère.
Nous ne fûmes pas les seuls, au reste, à conserver un souvenir du même genre. Vers la fin de sa vie, Talma fit un court séjour à Enghien, pendant lequel Firmin l'alla voir. Firmin était sur le point de jouer le Tasse, qui avait été distribué à Talma, mais auquel Talma avait dû renoncer.
Talma aimait assez Firmin ; sa chaleur le ravissait, et souvent il lui avait donné des conseils.
- Eh bien, mon cher ami, lui dit-il, vous allez donc jouer le Tasse ?
- A mon grand regret, dit Firmin ; j'aurais mieux aimé vous le voir jouer, à vous : c'eût été une étude que j'eusse faite, tandis que c'est peut-être une leçon que je vais recevoir.
- L'ouvrage est médiocre, dit Talma ; cependant, il y a une belle scène au cinquième acte : c'est celle où, dans l'espoir de rendre la raison au pauvre fou, on lui parle des honneurs qu'on lui prépare et de la couronne qu'il attend. Vous savez, Firmin, à ce mot couronne, il semble se ranimer. « Une couronne, à moi ! dit-il. Alphonse ne me refusera donc plus sa soeur !... Où est-elle, cette couronne ? où est-elle ? » Alors, on la lui présente, il la regarde, puis, douloureusement : « Elle n'est pas d'or, elle n'est que de laurier... Le frère ne consentira pas ! » Tenez ! voyez-vous, Firmin, dit Talma, voici comment j'aurais joué cela, moi...
Et, sur son lit, se soulevant à moitié, il joua la scène avec un accent si vrai, une attitude si douloureuse, un abattement si complet et si plein de désespoir et de folie, que Firmin, rien que par ce qu'il avait vu, fut près de renoncer au rôle.
Vers le commencement d'octobre, ce mieux qui avait donné quelque espoir disparut, et la maladie fit de tels progrès, que Talma lui-même exprima le désir de voir les personnes qu'il aimait et que leur carrière tenait éloignées de lui. Au nombre de ces personnes était son neveu Amédée Talma, médecin-dentiste à Bruxelles.
Il arriva le 9 octobre, et, à partir de ce moment, ne le quitta plus.
Après qu'on eut préparé le malade à cette visite, Amédée Talma entra dans la chambre et s'approcha du lit de son oncle. Talma lui tendit la main, l'attira à lui, et l'embrassa.
Il faisait sombre ; mais, à la moiteur qui resta sur sa joue, le jeune homme s'aperçut que son oncle pleurait.
Cependant, le malade se remit, et, au bout d'un instant :
- Tu ne resteras pas plus de deux ou trois jours ici, lui dit-il ; tes affaires souffriraient d'une plus longue absence. Je t'ai fait venir parce que tu connais ma maladie depuis longtemps, et que nos docteurs désirent avoir de toi des renseignements sur l'époque antérieure à celle où ils ont été appelés.
En effet, une nouvelle consultation eut lieu le 12, à laquelle assista le jeune docteur. Sur onze médecins qui la composaient, deux ou trois seulement conservaient quelque espoir. Cependant, les nouveaux moyens proposés calmèrent les vomissements, qui, d'ailleurs, cessèrent tout à fait dans les derniers jours.
Lorsque les médecins se rapprochèrent du lit :
- Eh bien, leur demanda Talma, est-ce fini ? Je ferai tout ce que vous voudrez, me voilà !... Au reste, je doute que vous puissiez me tirer de là, et j'en ai pris mon parti. Mais ce qui me chagrine surtout, et ce que je vous recommande, ce sont mes yeux : je crains de perdre la vue.
Un second neveu de Talma, nommé Charles Jeannin, arriva de Bruxelles le 16. Il fallut de grandes précautions pour prévenir Talma de cette visite.
Rien ne lui échappait de ce qui se passait autour de lui. – MM. Dupuytren, Biett et Begin, étaient près de la cheminée et parlaient bas. Talma saisit quelques mots de leur conversation.
- Que dites-vous là ? demanda-t-il.
Alors, sans répondre, M. Dupuytren s'approcha d'Amédée Talma.
- Je demandais à ces messieurs, dit-il au jeune homme, si Talma était prévenu des visites de l'archevêque.
En effet, l'archevêque venait presque tous les jours, mais on n'avait pas voulu le laisser pénétrer près du malade.
- De l'archevêque ? répéta Talma ; que dites-vous de l'archevêque ?
Amédée s'empressa de répondre :
- M. Dupuytren disait à ces messieurs, mon oncle, que, chaque jour, l'archevêque de Paris lui demandait de vos nouvelles.
- Ah ! ce bon archevêque, dit Talma, je suis bien touché de son souvenir... Je l'ai connu autrefois chez la princesse de Wagram : c'est un bien digne homme !
- Oui, dit Amédée insistant, oui, il est venu presque tous les jours.
- Ici ? fit Talma.
- Ici. Moi-même, je lui ai parlé deux fois ; je lui ai même promis que, dès que tu irais mieux, tu le recevrais.
- Oh ! non, non, dit vivement Talma. Seulement, dès que j'irai mieux, il aura ma première visite. Je me rappelle que, dans le temps, il a eu la bonté de m'envoyer un ecclésiastique pour me dire qu'il n'était pour rien dans l'affront fait à mes enfants lors de la distribution des prix, et que tout le blâme devait retomber sur le maître de pension.
Voici, en effet, ce qui était arrivé, et cet événement avait fait une profonde blessure au coeur de Talma, qui adorait ses deux enfants :
Le jour de la distribution des prix, l'archevêque de Paris s'était rendu à l'institution Morin pour assister à cette solennité. Or, il arriva qu'on n'osa point – le prêtre couronnant les jeunes élèves – lui donner à couronner les deux fils du grand artiste. Les noms des deux enfants furent donc omis, et ce ne fut qu'après le départ de M. de Quélen qu'on leur remit, en secret, les prix qu'ils avaient mérités.
Talma fit, à l'instant même, abjurer ses deux enfants, qui, à partir de ce moment, appartinrent à la religion réformée.
Les médecins se retirèrent. En sortant, M. Dupuytren dit à Amédée :
- Je vais au château ; si je rencontre l'archevêque, que lui dirai-je ?
- Mais, monsieur, dit le jeune homme, vous n'avez rien de mieux à faire, ce me semble, que de lui raconter ce qui vient de se passer devant vous, et la réponse que mon oncle a faite à mes instances ; si, plus tard, mon oncle le demandait, j'aurais l'honneur de l'en instruire à l'instant.
Mais, au lieu de suivre cette instruction, M. Dupuytren, qui ne rencontra pas l'archevêque, prit sur lui d'écrire à sa grandeur qu'elle pouvait se présenter chez Talma, et que Talma la recevrait.
M. de Quélen s'empressa de se rendre à l'invitation, qu'il était loin de croire lui être faite par M. Dupuytren seulement ; mais, comme de coutume, il fut reçu par Amédée Talma.
Le 18 octobre, M. Charles Jeannin fut obligé de quitter son oncle pour retourner à Bruxelles, où son engagement l'appelait le 20.
Le lendemain 19 octobre, à six heures du matin, retrouvant Amédée Talma au chevet de son lit :
- Eh bien, mon ami, dit-il, tu ne pars donc pas ?
- Il n'y avait qu'une place à la diligence, mon oncle, et j'ai dû la céder à Charles, qui était appelé impérieusement à Bruxelles.
- Et quand partiras-tu ?
- Demain matin.
- A quelle heure ?
- A six heures... si je trouve de la place.
Talma remua doucement la tête.
- Tu me trompes, dit-il. vous n'avez pas pu me sauver, et tu veux rester avec moi jusqu'à la fin... Si j'eusse été un paysan de Brunoy, on m'eût guéri ; mais on a tâtonné... Au reste, ma mort servira à faire connaître ce qu'il faudra faire pour un autre. Voilà donc la médecine ! - Il faudra aller chercher MM. Nicod et Jacquet.
C'étaient ses notaires. On appela le jardinier pour qu'il fit cette commission.
Talma le reconnut.
- Ah ! c'est toi, Louette, dit-il.
Puis, se retournant vers son neveu :
- Je n'ai point compté avec lui depuis deux mois, dit-il ; tu diras cela à madame, c'est essentiel... Mais, à propos, où est Caroline ?
- Elle dort.
- C'est-à-dire qu'elle pleure.
Madame Talma avait entendu ; elle s'approcha du lit.
- Quelle heure est-il ? continua Talma sans la voir.
- Six heures, mon oncle.
- Il est toujours six heures, avec toi.
Il essaya de faire sonner sa montre.
- Je n'entends plus ma montre, dit-il.
- Veux-tu une pendule ?
- Oui, va me chercher celle qui est dans ma chambre à coucher. Son neveu sortit et démasqua madame Talma.
- Ah ! te voilà, Caroline, dit-il ; il faut monter toutes tes affaires là-haut, entends-tu ?
Son neveu apporta la pendule, et la mit sur la table de nuit.
- Je suis bien laid, n'est-ce pas, mon pauvre Amédée ? dit Talma. Ma barbe est d'une longueur...
- On te la fera aujourd'hui.
- Donne-moi un miroir.
Il le prit et se regarda.
- Je t'assure, Amédée, dit-il, que je perds la vue ; mais, par grâce, faites donc quelque chose à mes yeux. Oh ! je les perdrai ! Je n'y vois plus, ce matin.
Les notaires arrivèrent, ainsi que M. Davilliers.
Mais il voulut en vain s'entretenir d'affaires, cela lui fut impossible ; il parlait à voix basse, croyant parler très haut, et encore sa langue s'épaississait-elle de plus en plus. On annonça MM. Arnault et de Jouy. Talma fit signe de les introduire.
M. Arnault embrassa Talma, qu'il aimait tendrement, et, en l'embrassant, laissa échapper ce mot :
- Adieu !
- Tu pars donc ? lui demanda Talma.
- Oui, reprit vivement Amédée, ces messieurs vont à Bruxelles.
Ces messieurs l'embrassèrent, et, tout près d'éclater en sanglots, se hâtaient de se retirer, quand Talma, les voyant s'éloigner, leur dit :
- Oui, oui, allez vite, cela me donne l'espoir de vous revoir encore ; car, plus tôt vous serez partis, plus tôt vous serez revenus.
MM. de Jouy et Arnault sortirent. On fit entrer les deux enfants.
Talma leur tendit sa main, qu'ils baisèrent.
Un instant après, il prononça ces trois mots :
- Voltaire !... comme Voltaire !...
Puis, presque aussitôt, il murmura :
- Le plus cruel de tout cela, c'est de n'y plus voir !
Dans un autre moment, un meuble fit entendre un craquement assez fort. Talma tourna la tête du côté d'où partait le bruit.
Une dame qui venait d'arriver profita de ce mouvement pour lui dire :
- Talma, c'est moi, c'est mademoiselle Menocq.
Le moribond fit un petit signe des yeux, et lui serra la main. Onze heures et demie sonnèrent.
Talma prit son mouchoir avec les deux mains, le porta, d'abord, lentement à sa bouche, qu'il essuya ; puis, ensuite, derrière sa tête, le tenant toujours avec ses deux mains.
Au bout de quelques secondes, les deux mains se détendirent, et retombèrent de chaque côté de son corps.
Son neveu prit, alors, celle qui était au bord du lit, et sentit que cette main serrait encore légèrement la sienne.
Enfin, à onze heures trente-cinq minutes, sans convulsions, sans contraction des muscles de la face, un soupir s'échappa de sa bouche. C'était le dernier.
Lorsque Garrick mourut, quatre pairs d'Angleterre tinrent à honneur de porter les quatre coins du drap mortuaire, et d'accompagner le Roscius anglais jusqu'au milieu des tombes royales où il repose.
Cent mille personnes accompagnèrent le cercueil de Talma, mais pas une des hautes autorités de l'Etat n'assista à ses funérailles.
Lassagne m'avait dit de chercher un sujet de vaudeville. J'avais cherché ce sujet, et je croyais l'avoir trouvé.
C'était dans Les Mille et Une Nuits, un épisode des voyages de Sindbad le marin, je crois.
Je dis : « je crois », car je n'en suis pas bien sûr, et la chose ne vaut véritablement pas la peine que je me dérange de mon bureau pour m'en assurer. – Sindbad, l'infatigable voyageur, arrive dans un pays où l'on enterre les femmes avec les maris, et les maris avec les femmes. Il épouse imprudemment ; sa femme meurt, et il manque d'être enterré avec elle. – Peu importe.
En somme, l'épisode m'avait fourni une espèce de plan que j'apportai à Lassagne.
Lassagne le lut, et, devenu plus bienveillant encore, s'il était possible, qu'il ne l'avait été d'abord, à la vue des efforts que je faisais pour arriver, il avait, sauf quelques corrections qu'il se chargeait d'y faire, trouvé le plan suffisant.
En vertu de quoi, il l'avait communiqué à un garçon d'esprit, son ami, qui devint le mien plus tard, et que l'on appelait Vulpian.
Encore un nom à marquer d'une croix dans mes souvenirs : Vulpian est mort.
Nous nous réunîmes deux ou trois fois ; nous nous partageâmes la besogne.
Cette fois, j'avais affaire à des collaborateurs plus soigneux de tenir leur parole que ne l'était le pauvre Rousseau. Au premier rendez-vous, chacun arriva avec sa part faite. On souda les trois tronçons, et le serpent parut avoir une espèce d'existence.
Lassagne se chargea de repolir l'oeuvre ; ce fut l'affaire de trois ou quatre jours.
Après quoi, les trois auteurs, l'ayant trouvée parfaite, résolurent qu'elle serait lue, sous le titre de La Noce et l'Enterrement, au Vaudeville, où Lassagne et Vulpian connaissaient Désaugiers.
Malheureusement, Désaugiers, déjà malade de la maladie dont il devait mourir, subissait chez lui une seconde ou troisième taille, et ne put assister à la lecture.
Il résulta de cette absence, pour La Noce et l'Enterrement, un refus presque aussi éclatant, au Vaudeville, que l'avait été, au Gymnase, celui de La Chasse et l'Amour.
Décidément, les titres à deux compartiments ne me portaient pas bonheur.
Je restai atterré.
Mais ce fut bien pis quand, le lendemain de la lecture, je vis apparaître Lassagne avec un visage funèbre.
C'était si peu son habitude, que je me levai véritablement inquiet.
- Qu'y a-t-il donc ? lui demandai-je.
- Il y a, mon pauvre ami, que, je ne sais comment, quoiqu'on ne vous ait pas nommé hier à la lecture, le bruit s'est répandu que je faisais une pièce avec vous ; de sorte qu'Oudard m'a fait appeler tout à l'heure.
- Eh bien ?
- Eh bien, il prétend que c'est moi qui vous donne le goût de la littérature ; il prétend que ce goût perdra votre avenir, et il m'a fait donner ma parole d'honneur, non seulement que je ne ferais pas d'autres pièces avec vous, mais encore que je laisserais là celle qui était faite.
- Et vous l'avez donnée ? demandai-je.
- J'ai dû le faire pour vous, Dumas. Vous n'avez plus le général Foy pour vous soutenir ici. Je ne sais qui vous dessert auprès de M. de Broval ; mais, enfin, on vous voit, d'un très mauvais oeil, faire de la littérature.
Jamais, je crois, mon coeur ne se serra plus douloureusement. Les deux ou trois cents francs qu'avait produits La Chasse et l'Amour avaient apporté un si sensible allégement à notre position, que désormais c'était, non plus dans un avancement de vingt ou vingt-cinq francs par mois que j'avais mis mes espérances, mais dans un travail littéraire qui quadruplât ces appointements.
D'ailleurs, une portion de ce que devait rapporter La Noce et l'Enterrement était hypothéquée au profit de Porcher, qui m'avait prêté trois cents francs.
Ce que venait de me dire Lassagne renversait à peu près tous mes châteaux en Espagne.
Il me semblait que, puisque ce travail dramatique se faisait en dehors du bureau, il y avait de l'inhumanité à me l'interdire, et à exiger que nous vécussions, ma mère, mon fils et moi, avec cent vingt-cinq francs par mois.
L'impression fut si poignante, qu'elle me donna le courage d'aller droit à Oudard.
J'entrai dans son cabinet, les larmes dans les yeux, mais la voix calme.
- Est-il vrai, monsieur, lui demandai-je, que vous ayez défendu à Lassagne de travailler avec moi ?
- Oui, me répondit-il. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Parce que je ne pouvais croire que vous eussiez eu ce courage.
- Comment, que j'eusse eu ce courage ?
- Sans doute, je trouve qu'il faut du courage, moi, pour condamner trois personnes à vivre avec cent vingt-cinq francs par mois.
- Il me semble que vous êtes bien heureux de ces cent vingt-cinq francs par mois que vous méprisez.
- Je ne les méprise pas, monsieur ; je suis très reconnaissant, au contraire, à celui qui me les donne ; seulement, je dis qu'ils sont insuffisants, et que je croyais avoir le droit d'y ajouter quelque chose, du moment où mon travail extérieur ne prenait pas sur mon travail de bureau.
- Il ne prend pas aujourd'hui sur votre travail de bureau, mais il y prendra demain.
- Demain, alors, il sera temps de vous en inquiéter.
- Au reste, cela ne me regarde pas, dit M. Oudard ; je vous transmets purement et simplement les observations du directeur général.
- De M. de Broval ?
- De M. de Broval, oui.
- Je croyais que M. de Broval avait des prétentions à protéger la littérature ?
- La littérature, peut-être... Mais appelez-vous de la littérature La Chasse et l'Amour et La Noce et l'Enterrement ?
- Non, monsieur, bien certainement. Aussi, mon nom n'a pas été mis sur l'affiche de l'Ambigu, où a été joué La Chasse et l'Amour, et ne sera pas mis sur l'affiche du théâtre, quel qu'il soit, qui jouera La Noce et l'Enterrement.
- Mais, si vous ne jugez pas ces ouvrages dignes de vous, pourquoi les faites-vous ?
- D'abord, monsieur, parce que, dans ce moment-ci, je ne me crois pas assez fort pour en faire d'autres, et que, tels qu'ils sont, ils apportent un soulagement à notre misère... Oui, monsieur, à notre misère, je ne recule pas devant le mot. Un jour, vous avez su, je ne sais comment, que j'avais passé plusieurs nuits à faire des copies de pièces de théâtre moyennant quatre francs par acte ; que c'était même dans ces conditions que j'avais copié la comédie de L'Indiscret de M. Théaulon ; eh bien, vous m'avez fait, un matin, des compliments sur mon courage.
- C'est vrai.
- Comment suis-je donc plus coupable, je vous le demande, en faisant des pièces pour moi, que je ne le suis en copiant les pièces des autres ? Vous savez bien qu'Adolphe, lui aussi, fait des pièces, n'est-ce pas ?
- Quel Adolphe ?
- Adolphe de Leuven.
- Eh bien ?
- Eh bien, je vous ai entendu appuyer l'autre jour, auprès de M. de Broval, la demande qu'Adolphe a faite au duc d'Orléans pour entrer dans ses bureaux.
- M. Adolphe de Leuven m'est vivement recommandé.
- Et moi, monsieur, ne vous ai-je pas été recommandé vivement aussi ? Il est vrai que de Leuven vous a été vivement recommandé par Benjamin Constant, le général Gérard et madame de Valence, tandis que, moi, je ne vous ai été recommandé que par le général Foy.
- Ce qui veut dire ?...
- Ce qui veut dire que les protecteurs d'Adolphe de Leuven sont vivants, et que mon protecteur, à moi, est mort.
- Monsieur Dumas !...
- Oh ! ne vous fâchez pas, je croirais que j'ai touché juste.
- Vous voulez donc absolument faire de la littérature ?
- Oui, monsieur, et par vocation et par nécessité, je le veux.
- Eh bien, faites de la littérature comme Casimir Delavigne, et, au lieu de vous blâmer, nous vous encouragerons.
- Monsieur, répondis-je, je n'ai point l'âge de M. Casimir Delavigne, poète lauréat de 1811 : je n'ai pas reçu l'éducation de M. Casimir Delavigne, qui a été élevé dans un des meilleurs collèges de Paris. Non, j'ai vingt-deux ans ; mon éducation, je la fais tous les jours, aux dépens de ma santé peut-être, car tout ce que j'apprends – et j'apprends beaucoup de choses, je vous jure –, je l'apprends aux heures où les autres s'amusent ou dorment. Je ne puis donc faire dans ce moment-ci ce que fait M. Casimir Delavigne. Mais, enfin, monsieur Oudard, écoutez bien ce que je vais vous dire, dût ce que je vais vous dire vous paraître bien étrange : si je croyais ne pas faire dans l'avenir autre chose que ce que fait M. Casimir Delavigne, eh bien, monsieur, j'irais au-devant de vos désirs et de ceux de M. de Broval, et, à l'instant même, je vous offrirais la promesse sacrée, le serment solennel de ne plus faire de littérature.
Oudard me regarda avec des yeux atones ; mon orgueil venait de le foudroyer.
Je le saluai et je sortis.
Cinq minutes après, il descendait chez M. Deviolaine pour lui raconter à quel acte de démence je venais de me livrer.
M. Deviolaine lui demanda si c'était bien devant lui, si c'était bien à lui que j'avais dit une pareille énormité.
- C'est devant moi, c'est à moi, dit Oudard.
- Je préviendrai sa mère, dit M. Deviolaine, et, s'il continue à être possédé de cette fièvre, envoyez-le moi, je le prendrai dans mes bureaux, et je veillerai à ce qu'il ne devienne pas tout à fait fou.
En effet, le soir même, ma mère fut prévenue. En revenant du portefeuille, je la trouvai tout en larmes.
M. Deviolaine l'avait envoyé chercher, et l'avait avertie de ce qui s'était passé, le matin, entre Oudard et moi.
Le lendemain, le blasphème dont je m'étais rendu coupable la veille courait les bureaux. Les soixante-trois employés de Son Altesse royale ne s'abordaient qu'en se disant :
- Savez-vous ce que Dumas a dit hier à M. Oudard ?
L'employé auquel la demande était adressée répondait non ou oui.
Et l'histoire, s'il répondait non, était racontée avec des corrections, des embellissements, des augmentations qui faisaient le plus grand honneur à l'imagination de mes collègues.
Pendant toute une journée, et même pendant les jours suivants, un rire homérique fut entendu dans les corridors de la maison de la rue Saint Honoré, n° 216.
Un seul employé de la comptabilité, entré de la veille, et que personne ne connaissait encore, resta sérieux.
- Eh bien, lui dirent les autres, vous ne riez pas ?
- Non.
- Et pourquoi ne riez-vous pas ?
- Parce que je ne trouve pas qu'il y ait de quoi rire.
- Comment ! il n'y a pas de quoi rire d'entendre Dumas dire qu'il fera mieux que Casimir Delavigne ?
- D'abord, il n'a pas dit qu'il ferait mieux, il a dit qu'il ferait autre chose.
- C'est tout comme...
- Non, c'est bien différent.
- Mais connaissez-vous Dumas ?
- Oui, et c'est parce que je le connais que je vous réponds qu'il fera quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je vous réponds que ce quelque chose étonnera tout le monde, excepté moi.
Cet employé qui venait d'entrer, depuis la veille, à la comptabilité, c'était mon ancien maître d'allemand et d'italien, Amédée de La Ponce.
Il y avait donc, sur soixante et douze personnes, chefs et employés, composant l'administration de Son Altesse royale, deux personnes qui ne désespéraient pas de moi : c'étaient Lassagne et lui.
A partir de ce moment, commença la guerre dont m'avait prévenu Lassagne, à mon entrée dans les bureaux.
Mais peu m'importait ! Cette guerre, quelle qu'elle fût, et si loin qu'elle fût poussée, j'étais décidé à la soutenir.
Huit jours après, j'eus une consolation.
Vulpian vint nous annoncer, à Lassagne et à moi, que notre pièce avait été reçue au théâtre de la Porte-Saint-Martin, pour les débuts de Serres.
Comme on le voit, je me rapprochais du Théâtre-Français tout doucement. Mais je n'avais pas appris l'italien pour ignorer le proverbe : Chi va piano va sano.
Les droits d'auteur aussi étaient augmentés.
Un vaudeville, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, était payé dix-huit francs, et emportait pour douze francs de billets.
C'étaient donc huit francs par soirée, au lieu de six, qui allaient me revenir – juste le double, cette fois, de ce que me rapportait mon bureau.
La Noce et l'Enterrement fut joué le 21 novembre 1826.
Je vis jouer mon oeuvre de l'orchestre, où j'étais avec ma mère. Comme on ne devait pas me nommer, et comme j'étais parfaitement inconnu, je ne trouvais aucun inconvénient à me donner la satisfaction d'assister au spectacle.
La pièce réussit parfaitement ; mais, de peur que mon succès ne m'enivrât, de même qu'au triomphe des empereurs romains un esclave criait : « César, souviens-toi que tu dois mourir ! » de même, la Providence avait mis à ma gauche un voisin qui, la toile tombée, se leva en disant :
- Allons, allons, ce n'est pas encore là ce qui soutiendra le théâtre.
Il avait raison, mon voisin, et il s'y connaissait d'autant mieux que c'était un confrère.
La pièce fut jouée une quarantaine de fois, et, comme Porcher me laissait généreusement la moitié de mes droits, ne touchant que l'autre moitié pour rentrer dans ses avances, les quatre francs de billets que je recevais par soirée nous aidèrent à passer l'hiver de 1826 à 1827.

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