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Chapitre CIV


Rousseau et Romieu. – Parlez au concierge. – La chandelle des huit. – Les Deux Magots. – A quelle heure on doit remonter sa montre. – M. le sous- préfet s'amuse. – Henry Monnier. – Le chapitre des renseignements. – Les soupers. – Les cigares.

Pendant que ces grands événements se passaient dans les hautes sphères de la politique, notre humble fortune allait s'amoindrissant. Les cent louis qu'avait apportés ma mère tiraient à leur fin ; ce qui était effrayant, attendu qu'en un an et demi, nous avions dépensé près de quatre mille francs, c'est- à-dire à peu près dix-huit cents francs de plus que nous n'eussions dû le faire. Il y avait donc urgence à moi de tenir mes promesses, et d'ajouter, par un travail en dehors du bureau, quelque chose à mes appointements.
Nous persistions bien à collaborer, de Leuven et moi ; mais tout cela n'avait aucun résultat ; – ce qui nous faisait crier tout haut à l'injustice des directeurs et au mauvais goût des comités, quoique, tout bas, je rendisse meilleure justice à nos oeuvres, m'avouant franchement à moi-même que, si j'étais directeur, je ne me recevrais pas.
Nous résolûmes donc de faire des sacrifices et de nous adjoindre Rousseau, afin qu'il mît dans nos pièces ce je ne sais quoi qui est le dernier coup de pinceau du tableau.
Ces sacrifices consistaient à nous procurer quelques bouteilles de bon vin vieux de Bordeaux, quelques carafons de rhum, quelques fragments de pains de sucre.
Rousseau était de cette fameuse école Favart, Radet, Collé, Désaugiers, Armand Gouffé et compagnie, qui ne travaillaient qu'en entendant sauter les bouchons ou en voyant flamber le punch.
Rousseau avait même, alors, une réputation dont, à son grand regret il était obligé de céder une moitié à son illustre collaborateur Romieu.
A une certaine époque, je n'eusse point osé parler ainsi de l'illustre préfet de la Dordogne, de peur de nuire à sa carrière politique. On se rappelle la douleur que lui causa cette nouvelle, heureusement fausse, qu'il avait été dévoré par les hannetons, et comment ses partisans se hâtèrent de rejeter à la face de la mauvaise presse cette mauvaise plaisanterie. Hélas ! il est si difficile à un homme d'esprit de se faire pardonner son esprit, et à un homme amusant de passer pour un homme sérieux, que Romieu commençait à peine à se remettre de cette double réputation, malheureusement trop méritée, lorsque, après dix ans de sous-préfecture et de préfecture, il en fut de lui comme du pauvre savetier romain qui avait habitué un corbeau à crier : Vive césar Auguste ! le césar Auguste de la France tomba ; les soins et les dépenses de Romieu furent perdues, opera et impensa periit. Romieu rentra dans la vie privée, et cette chute qui, contre les lois de la pesanteur, s'est opérée de bas en haut, nous rend toute notre liberté à l'endroit de l'auteur de L'Enfant trouvé et de L'Ere des Césars.
Romieu était donc, en 1825, le collaborateur de Rousseau ; seulement, de cette collaboration, comme de la mienne avec Adolphe, il ne sortait absolument rien, qu'une foule d'aventures plus réjouissantes les unes que les autres, et qui défrayaient les causeries du café du Roi et du café des Variétés.
Entendons-nous, car il pourrait y avoir amphibologie, et l'on pourrait croire que de notre collaboration aussi ressortait quelque chose.
Non, de la nôtre, il ne ressortait rien du tout : Adolphe a toujours été jovial comme un trappiste, et, moi, quoique d'un caractère très gai, je ne savais que rire des farces des autres, sans jamais, dans toutes les farces qui se faisaient, pouvoir être autre chose que simple spectateur.
J'avais une profonde admiration pour l'aplomb qui, sous ce rapport, distinguait Rousseau et Romieu.
Ainsi, il y avait peu de nuits où Rousseau surtout – qui portait moins bien son vin que Romieu, mais qui, il faut le dire, avait le vin charmant –, il y avait peu de nuits où Rousseau, abandonné à lui-même par son traître Pylade, ne fût ramassé par quelque patrouille, et conduit chez le commissaire de police pour tapage nocturne. Mais Rousseau était comme les enfants à qui, de peur qu'ils ne se perdent, on apprend un nom et une adresse. Rousseau avait gravé au plus profond de sa mémoire le nom d'un certain commissaire de police de sa connaissance, et il y était si bien incrusté, que ni vin, ni eau-de-vie, ni rhum, ni punch, ne pouvaient l'en effacer. Rousseau trébuchant, Rousseau balbutiant, Rousseau gris, Rousseau ivre, Rousseau ivre-mort, Rousseau ayant oublié le nom et l'adresse de sa mère, le nom et l'adresse de Romieu, son propre nom et sa propre adresse, Rousseau articulait nettement le nom et l'adresse dudit commissaire de police.
Et, comme on ne pouvait pas refuser à un homme, si ivre qu'il fût, cette juste demande d'être conduit chez un commissaire de police, on conduisait Rousseau chez son ami, qui lui faisait une semonce d'abord mais qui finissait toujours par le faire remettre en liberté.
Une fois pourtant, la semonce fut plus vive que d'habitude, et Rousseau l'écouta d'un air plus contrit. Puis, comme le commissaire de police lui reprochait de troubler son sommeil en le réveillant ainsi toutes les nuits :
- Vous avez raison, répondit Rousseau, et je vous promets désormais de me faire conduire chez un autre, une fois sur trois.
Il lui tint parole. Mais tous les commissaires de police n'avaient pas la même indulgence.
Le premier chez lequel se fit conduire Rousseau, l'envoya à la salle Saint- Martin, d'où il ne sortit que deux jours après ; ce qui le détermina à reprendre son ancien système.
C'était surtout aux portiers et aux épiciers qu'en voulaient Rousseau et Romieu.
Rousseau passait sa tête par le vasistas d'un concierge.
- Bonjour, mon ami.
- Bonjour, monsieur.
- Qu'est-ce que c'est, s'il vous plaît, que l'oiseau que vous avez à votre fenêtre ?
- C'est une fauvette à tête noire, monsieur.
- Ah ! ah !Et pourquoi avez-vous une fauvette à tête noire ?
- Parce que cela chante très bien, monsieur.
- Vraiment ?
- Tenez, écoutez. Et le portier, les mains sur les hanches, dodelinant la tête de haut en bas, le visage souriant, écoutait le chant de sa fauvette.
- Ah ! c'est vrai...Vous êtes marié ?
- Oui, monsieur, en troisièmes noces.
- Et où est votre femme ?
- Mon épouse, monsieur veut dire ?
- Oui, certainement, votre épouse.
- Elle est chez le locataire du cinquième.
- Ah ! ah ! Et que fait-elle chez le locataire du cinquième ?
- Le ménage.
- Est-il jeune ou vieux, le locataire du cinquième ?
- Entre deux âges.
- Bon...Et vos enfants ?
- Je n'en ai pas.
- Vous n'en avez pas ?
- Non.
- Alors, qu'avez-vous donc fait pendant vos trois mariages ?
- Pardon...Monsieur désire quelqu'un ?
- Non.
- Alors, monsieur désire quelque chose ?
- Non.
- C'est que, depuis un quart d'heure, monsieur me fait questions sur questions.
- Oui.
- Mais à quel propos ces questions-là ?
- A propos de rien.
- Comment ! à propos de rien ?... Mais, enfin, monsieur a un but ?...
- Aucun.
- Monsieur n'a aucun but ?
- Non
- Mais, alors, je voudrais bien savoir pourquoi monsieur me fait l'honneur...
- Dame ! je passe... je vois au-dessus de votre loge : Parlez au portier, je vous parle !
Romieu entrait chez un épicier.
- Bonjour, monsieur.
- Monsieur, votre très humble serviteur.
- Avez-vous des chandelles des huit ?
- Oui, monsieur, en quantité : c'est un article qui va fort, attendu qu'il y a plus de petites bourses que de grandes.
- Monsieur, ce que vous dites là, c'est plus que de l'épicerie, c'est de l'observation.
- Monsieur me fait honneur.
Romieu et l'épicier se saluent.
- Monsieur disait donc qu'il désirait ?...
- Une chandelle des huit.
- Une seule ?
- Oui, d'abord ; après, je verrai.
L'épicier tire une chandelle d'un paquet.
- Voici, monsieur.
- Voulez-vous me la couper en deux ? Je déteste toucher à la chandelle !
- Vous avez raison, cela sent fort mauvais. Voici votre chandelle en deux morceaux.
- Ah ! maintenant, seriez-vous assez bon pour couper chacun de ces morceaux-là en quatre !
- En quatre ?
- Oui ; pour ce que je veux faire, j'ai besoin de huit morceaux de chandelle.
- Voici vos huit morceaux, monsieur.
- Pardon, auriez-vous l'obligeance de me les émécher ?
- Tous les huit ?
- Tous les sept. Il y en a un qui tout naturellement a sa mèche.
- C'est vrai.
- C'est cela... Là, là, très bien... là, merci. Maintenant, attendez... mettez les sur le comptoir à trois pouces de distance les uns des autres... Ah !...
- Mais que diable voulez-vous donc faire ?
- Vous allez voir... Maintenant, pousseriez-vous la complaisance jusqu'à me prêter une allumette chimique ?
- Certainement... tenez.
- Merci.
Et Romieu allume gravement les huit bouts de chandelle.
- Mais, monsieur, que faites-vous donc ?
- Je fais une farce.
- Comment, vous faites une farce ?
- Oui.
- Et maintenant ?
- Et maintenant que la farce est faite, je m'en vais.
Romieu salue l'épicier et sort.
- Comment, vous vous en allez ? crie l'épicier ; vous vous en allez sans payer la chandelle ? Mais payez la chandelle, au moins !
Romieu se retourne :
- Si je payais la chandelle, où serait la farce ?
Et il continue son chemin sans s'occuper davantage des cris de l'épicier.
Parfois, Romieu s'élevait plus haut que l'épicier, et manquait de révérence au haut commerce.
Un soir, il passe rue de Seine, au coin de la rue de Bussy, au moment où, à minuit et demi, par extraordinaire, un commis s'apprête à fermer le magasin des Deux Magots, que l'on ferme d'ordinaire à onze heures.
Romieu se précipite dans le magasin.
- Où est le chef de l'établissement ?
- M. P*** ?
- Oui.
- Il est couché
- Depuis longtemps ?
- Depuis une heure.
- Mais il est couché dans la maison ?
- Sans doute.
- Conduisez-moi près de lui.
- Mais, monsieur
- Sans retard.
- Cependant
- A l'instant même.
- C'est donc bien pressé, ce que vous avez à lui dire ?
- C'est-à-dire que je tremble d'arriver trop tard.
- Puisque monsieur m'assure...
- Mais allez donc ! mais allez donc !
Le commis ne prend pas le temps de fermer sa boutique, et conduit Romieu dans un entresol où M. P*** ronfle comme une contrebasse.
- Monsieur P*** ! Monsieur P*** ! crie le garçon.
- Eh bien, quoi ?...Va-t'en au diable ! Qu'est-ce que tu veux ?
- Ce n'est pas moi...
- Comment, ce n'est pas toi ?
- Non, c'est un monsieur qui veut vous dire deux mots.
- A cette heure-ci ?
- Il dit que c'est pressé.
- Et où est-il, ce monsieur ?
- Il est là, à la porte...Entrez, monsieur, entrez.
Romieu entre sur la pointe du pied, le chapeau à la main, le visage souriant.
- Pardon, monsieur, mille fois pardon du dérangement que je vous cause.
- Ce n'est rien, monsieur, ce n'est rien... Qu'y a-t-il pour votre service ?
- Je désirerais parler à votre associé.
- Comment, à mon associé ?
- Oui.
- Mais je n'ai pas d'associé.
- Vous n'en avez pas ?
- Non.
- Alors, pourquoi mettre sur votre enseigne : Aux Deux Magots ? C'est tromper le public !
Mais, parfois aussi, il arrivait que le mystificateur était reconnu, et, alors, la charge tournait contre lui.
Un jour, Rousseau entra chez un horloger.
- Monsieur, je voudrais voir une bonne montre.
- Monsieur, voici votre affaire.
- De qui est-elle ?
- De Leroy.
- Qu'est-ce que Leroy ?
- Un de mes plus illustres confrères.
- Donc, vous m'en répondez !
- Je vous en réponds.
- Combien de fois faut-il la remonter par semaine ?
- Une fois.
- Le matin ou le soir ?
- Comment on veut ; cependant mieux vaut la remonter le matin.
- Pourquoi cela ?
- Parce que le soir, on est soûl, monsieur Rousseau, et qu'on peut casser le grand ressort.
Cette fois-là, Rousseau était volé. Il sortit en promettant au marchand sa pratique, que, par reconnaissance, il ne lui donna point. On comprend que, devenu sous-préfet, puis préfet, Romieu ne pouvait pas continuer ce genre de plaisanteries ; et, cependant, on assure que, de temps en temps, le vieil homme revenait, tant il est difficile de chasser ce naturel, qui, au dire du poète d'Auteuil, revient au galop.
Aussi raconte-t-on qu'un soir, M. le sous-préfet, rentrant chez lui à onze heures, après un souper en ville – quand Romieu soupait en ville, à Paris, il ne rentrait jamais que le lendemain matin, mais chacun sait, hélas ! que Paris n'est point la province ! – M. le sous-préfet, rentrant donc chez lui à onze heures du soir, aperçut trois ou quatre gamins de la localité occupés à viser avec des pierres le réverbère d'honneur allumé devant la sous- préfecture ; seulement, c'était en province toujours, et non à Paris, et les gamins, dans leur maladresse départementale, avaient déjà jeté quatre ou cinq pierres sans atteindre le but. Le sous-préfet, qui les voyait sans qu'ils le vissent, haussait les épaules. Enfin, ne pouvant plus se contenir en face d'une pareille maladresse, il s'approche, prend place au milieu des gamins étonnés, ramasse une pierre au hasard, la lance, et clic !... plus de réverbère.
- Voilà comme cela se pratique messieurs, dit-il.
Et il rentre chez lui en murmurant :
- Ah ! la jeunesse est bien dégénérée !
Parfois aussi – chacun a ses mauvais moments, et, de même que le plus sage pèche sept fois par jour, l'homme d'esprit peut être bête une fois par an –, parfois aussi, M. le préfet se gourmait dans son collet brodé.
Un jour, Henry Monnier – vous savez, notre spirituel caricaturiste, notre charmant faiseur de proverbes, notre ami à tous enfin –, Henry Monnier passe à Périgueux, va voir son ancien camarade Romieu, et s'invite à dîner chez lui pour le jour même.
M. le préfet donnait un dîner d'apparat : les convives étaient, pour la plupart, des autorités du département, ce qu'il y avait de plus collet monté enfin.
Henry Monnier ne s'effraye pas pour si peu ; il bavarde, il raconte, il est comme chez lui, comme chez vous, comme chez moi, c'est-à-dire qu'il est charmant.
Seulement, il s'aperçoit que, quoiqu'il tutoie Romieu avec acharnement, Romieu s'obstine à ne pas le tutoyer.
Ce n'était ni dans leurs habitudes ni dans leurs conventions.
Henry Monnier s'assure bien que ce n'est point une erreur de sa part ; puis, quand il est sûr d'être dans le vrai :
- Ah çà, dis-moi donc, mon cher Romieu, crie-t-il d'un bout à l'autre de la table, tu me dis vous, et je te dis tu, sais-tu qu'on va te prendre pour mon domestique ?...
Paris s'aperçut réellement de l'absence de Romieu, quoique en partant, il lui eût laissé Rousseau ; puisqu'on faisait Romieu préfet, Paris eût bien désiré que l'on fît Romieu préfet de Paris, mais cela n'était point possible, à ce qu'il paraît.
Comment Romieu, en partant avait-il laissé Rousseau à Paris ?
Ah ! voilà ce que Rousseau ne lui pardonna jamais !
Quand Romieu fut nommé sous-préfet, Rousseau sauta de joie ; c'était bien, de la part du gouvernement, une grave inconséquence de nommer Romieu sous-préfet, sans lui adjoindre Rousseau à un titre quelconque ; mais, comme Rousseau, après la révolution, n'avait rien demandé, il fut assez raisonnable pour n'en pas vouloir au gouvernement.
Il alla trouver Romieu.
- Eh bien, mon cher ami, je te fais mon compliment.
- Ah ! tu sais ?...
- Pardieu !
- Oui, ils m'ont nommé sous-préfet.
- Eh bien ?
- Eh bien, quoi ?
- Tu as pensé à moi, j'espère ?
- J'ai pensé à toi ! Et à quel propos ?
- Il me semble qu'il te faut un secrétaire ?
- Tiens ! c'est vrai.
- Tu n'en as pas encore ?
- Non.
- Eh bien, voilà mon affaire, à moi. Douze cents francs, la table, le logement et ta compagnie, c'est tout ce qu'il me faut.
- Mais, au fait, dit Romieu.
- Allons donc !
- Reviens après-demain, et je te dirai si la chose est possible.
- Possible ! Qui diable empêcherait que ce ne fût possible ?...
Rousseau part, et revient le surlendemain.
Il trouve Romieu grave, presque soucieux.
- Eh bien ? demande-t-il.
- Eh bien, mon cher ami, je suis désespéré !
- Comment ?
- Impossible !
- Impossible de m'emmener avec toi ?
- Oui ; tu comprends...
- Non, je ne comprends pas.
- Avant de t'emmener, j'ai dû prendre des renseignements.
- Sur moi ?
- Oui, sur toi, et j'ai appris...
- Tu as appris ?...
- J'ai appris que tu buvais !
Rousseau partit ; mais, cette fois, il ne revint pas.
Pauvre Rousseau ! Trois mois avant sa mort, il nous racontait cette anecdote, en pleurant, à mon fils et à moi.
- Romieu finira mal, disait-il avec le ton tragique de Calchas, c'est un ingrat !
Dieu préserve Romieu de la prédiction de Rousseau !
Romieu demeura trois ans sans reparaître, et, pendant ces trois ans, l'absence de Romieu amena de grands changements dans la capitale, ainsi que le constate ce distique d'un auteur inconnu :

          Lorsque Romieu revint du Monomotapa,
          Paris ne soupait plus, et Paris resoupa.

J'ai dit qu'il s'était fait à Paris de grands changements, j'aurais dû dire des changements fatals.
L'absence du souper a sur la civilisation des conséquences plus fâcheuses qu'on ne croit.
C'est à l'absence du souper et à la présence du cigare que j'attribue la dégénérescence de notre esprit.
Non pas que je dise que nos fils ont moins d'esprit que nous, Dieu m'en garde ; et j'ai, pour mon compte, un fils qui ne me le pardonnerait pas. Mais ils ont un autre esprit.
Reste à savoir quel est le meilleur, du leur ou du nôtre.
Notre esprit, à nous autres hommes de quarante ans, est un esprit qui tient encore un peu de l'aristocratie du XVIIIe siècle, modifié par le côté chevaleresque de l'Empire.
Les femmes avaient une grande influence sur cet esprit-là.
Cet esprit-là, c'était surtout le souper qui l'entretenait.
A onze heures du soir, quand on est délivré des soucis de la journée ; quand on sait qu'on a encore six ou huit heures que l'on peut employer à son loisir entre la veille et le lendemain ; quand on est assis à une bonne table, qu'on coudoie une belle voisine, qu'on a pour excitant les lumières et les fleurs, l'esprit se laisse emporter tout éveillé dans la sphère des rêves, et, alors, il atteint l'apogée de sa vivacité et de son exaltation. Non seulement on a à souper plus d'esprit qu'ailleurs, plus d'esprit qu'aux autres repas, mais encore on a un autre esprit.
Je suis sûr que la plupart des jolis mots du XVIIIe siècle ont été dits en soupant.
Plus de soupers ! donc, absence de cet esprit qu'on avait en soupant.
Maintenant, parlons du cigare.
Autrefois, après le déjeuner, les hommes et les femmes passaient à la salle de billard ou au jardin ; après le dîner, les hommes et les femmes passaient au salon ; là, la conversation continuait sur le même ton, soit qu'elle s'isolât, soit qu'elle se généralisât.
Aujourd'hui, à peine hors de table, les hommes se demandent les uns aux autres : « Viens-tu fumer un cigare ? » On descend, on se promène sur le trottoir, et l'on fume.
Là encore, on rencontre des femmes ; mais elles n'ont pas tout à fait le même esprit que celles qu'on vient de quitter dans le salon. On met son esprit au niveau de celui de ces dames ; il ne faut pas faire rougir la plus belle moitié du genre humain.
Cela se renouvelle tous les jours. On ne rencontre pas tous les jours les mêmes personnes sur le trottoir ; mais les personnes ont beau changer, la conversation est toujours à peu près la même.
Sans qu'on s'en aperçoive, l'esprit se vulgarise.
Joignez à cela l'influence du narcotique que contient le tabac, et préjugez ce que sera la société dans un demi-siècle, si le goût du cigare va toujours croissant.
Nous aurons juste autant d'esprit en France en 1950, qu'il y en a aujourd'hui en Hollande.
Vous voyez que nous voilà bien loin de Rousseau et de Romieu.
Au reste, ce n'est qu'à Rousseau que nous avons affaire.
Revenons donc à Rousseau.

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