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Chapitre CII


L'empereur Alexandre. – Lettre du tsar Nicolas à Karamsine. – L'histoire à la manière de Suétone et de Saint-Simon. – Catherine et Potemkine. – Madame Braniska. – Le prix de la course impériale. – Un bal chez M. de Caulaincourt. – L'homme à la pipe. – Le pilote et le cocher de l'empereur.

Disons quelques mots de cet empereur qui avait failli à cette haute mission de partager le monde avec Napoléon, et de ce grand-duc Constantin que l'Europe tout entière, écartée du secret de famille que nous allons dire, regardait comme son successeur.
L'histoire de Russie est la plus obscure de toutes, non qu'elle ne mérite pas d'être connue, mais parce que personne n'ose l'écrire. Un seul homme reçut cette mission, Karamsine, et il mourut, sans l'avoir accomplie, le 3 juin 1826, au palais de Tauride, où le logeait l'empereur.
Vingt jours avant cette mort, l'empereur Nicolas depuis six mois sur le trône, lui avait écrit la lettre suivante, laquelle pourrait servir d'exemple à certains chefs de gouvernement qui se croient plus avancés en idées libérales que ne l'est, disent-ils, le tsar de toutes les Russies.

« Tsarkosjelo, 25 mai 1826.

Nicolaï-Mikaïlovitch,
Le dérangement de votre santé vous oblige à quitter pour un temps votre patrie, et à chercher des climats plus doux ; c'est un plaisir pour moi de vous exprimer, à cette occasion, le voeu sincère que vous puissiez revenir bientôt au milieu de nous avec des forces nouvelles, et vous employer derechef pour l'utilité et l'honneur de la patrie, comme vous l'avez fait jusqu'à présent. De même je me plais à vous témoigner, au nom de feu l'empereur, qui avait éprouvé votre attachement si noble et si désintéressé à sa personne, et pour mon propre compte, et au nom de la Russie, toute la reconnaissance que vous méritez comme citoyen et comme auteur. L'empereur Alexandre vous avait dit : "Le peuple russe est digne de connaître son histoire" ; l'histoire que vous avez écrite est digne du peuple russe.
Aujourd'hui, je remplis une intention à laquelle mon frère n'eut pas le temps de donner suite. Le papier ci-joint vous mettra au fait de ma volonté, qui n'est, en ce qui me concerne, qu'un acte de justice, mais que je regarde également comme une disposition conforme à un legs sacré de l'empereur Alexandre.
Je désire que votre voyage vous soit utile et qu'il vous rende les forces nécessaires pour terminer l'affaire principale de votre vie. »

Cette lettre, qui pourrait être signée François Ier, Louis XIV ou Napoléon, était tout simplement signée Nicolas ; un oukase y était joint par lequel le ministre des finances était prévenu que Sa Majesté impériale accordait à M. de Karamsine une pension de cinq mille roubles réversible de lui à sa femme, et de sa femme à ses enfants : les enfants devant jouir de cette pension jusqu'à leur entrée au service, les filles jusqu'à l'époque de leur mariage.
Karamsine mourut avant d'avoir achevé son histoire ; mais, l'eût-il achevée, cette histoire, qui nous eût appris les faits généraux et les grands événements de l'empire russe, ne fût point descendue jusqu'aux détails du genre de ceux que nous allons raconter.
Il y a deux façons d'écrire l'histoire : l'une, comme l'écrivait Tacite ; l'autre, comme l'écrivait Suétone : l'une, comme l'écrivait Voltaire ; l'autre, comme l'écrivait Saint-Simon.
Tacite est bien beau ; mais nous trouvons Suétone bien amusant.
Voltaire est bien limpide ; mais nous trouvons Saint-Simon bien pittoresque.
Ecrivons donc à notre tour quelques pages de l'histoire russe, comme Suétone a écrit l'histoire romaine, comme Saint-Simon a écrit l'histoire de France.
Vous connaissez Catherine II de nom, n'est-ce pas ? – celle que Voltaire appelait la Sémiramis du Nord, celle qui faisait des pensions à nos hommes de lettres que proscrivait Louis XV, ou qu'il laissait mourir de faim, quand il ne les proscrivait pas.
Catherine II avait trente-trois ans ; elle était belle, bienfaisante et pieuse ; jusque-là même, on l'avait dite fidèle à son époux Pierre III lorsque, tout à coup, elle apprend que l'empereur veut la répudier afin d'épouser la comtesse Voronzof, et que, pour avoir un prétexte à cette répudiation, il compte faire déclarer illégitime la naissance de Paul-Pétrovitch.
Alors, elle comprend qu'il s'agit de la vie pour elle, et du trône pour son fils ; c'est une partie à jouer : le premier arrivé la gagnera.
Cette nouvelle lui est annoncée à dix heures du soir.
A onze heures, elle quitte le château de Péterhof, qu'elle habite, et, comme elle n'a pas voulu faire atteler, pour laisser son départ ignoré de tout le monde, elle monte dans la charrette d'un paysan, lequel croit tout simplement conduire une femme du peuple, et elle arrive à Pétersbourg comme le jour vient de paraître. Aussitôt arrivée, elle convoque, sans leur dire dans quel but, les régiments en garnison à Pétersbourg, réunit les quelques amis sur lesquels elle croit pouvoir compter, et marche avec eux au-devant de ces régiments.
Là, faisant bondir son cheval d'un bout à l'autre de la ligne, elle harangue les officiers, invoque leur courtoisie comme hommes, en appelle à leur fidélité comme soldats, prend une épée, la tire, en jette le fourreau loin d'elle, et, craignant que cette épée n'échappe à sa main mal aguerrie, elle demande une dragonne pour la lier à son poignet.
Au milieu des cris d'enthousiasme que poussent les régiments, un jeune sous-officier âgé de dix-huit ans entend la demande de sa souveraine ; il s'élance hors des rangs, s'approche d'elle, et lui offre la dragonne de son sabre ; puis, quand Catherine a accepté avec ce doux sourire d'une femme qui veut devenir impératrice, d'une reine qui quête un royaume, le jeune officier veut s'éloigner et reprendre son rang. Mais le cheval qu'il monte, artisan d'une grande fortune future, se refuse à s'éloigner ; il se cabre, bondit ; habitué à l'escadron, il s'obstine à rester côte à côte du cheval de l'impératrice.
Catherine, superstitieuse comme tous ceux qui jouent leur fortune sur un coup de dé, voit dans l'obstination du cheval une indication que le cavalier lui sera un puissant défenseur ; elle fait le jeune homme officier, et, huit jours après, quand Pierre III, prisonnier de celle qu'il croyait faire prisonnière, a résigné entre les mains de Catherine la couronne qu'il voulait lui enlever, l'impératrice se rappelle ce jeune officier de la place du Sénat ; elle le fait venir près d'elle, et le nomme gentilhomme de la chambre dans son palais.
Ce jeune homme s'appelait Potemkine.
A partir de ce jour, sans empêcher le moins du monde le règne de ce que l'on appela les douze Césars, Potemkine fut le favori de l'impératrice, et sa faveur alla toujours croissant. Beaucoup, espérant le remplacer, attaquèrent cette faveur, et se brisèrent contre elle. Un seul crut un instant avoir triomphé ; c'était un jeune Serbe, nommé Lovitz, protégé par Potemkine lui- même. Placé près de l'impératrice par son protecteur, il résolut de profiter de son absence pour le perdre. Comment s'y prit-il ? C'était là un secret d'alcôve, que les murs du palais de l'ermitage ne nous ont point révélé. On sait seulement que Potemkine, mandé au palais, descendit dans son appartement, et, apprenant que sa disgrâce était complète, qu'il était exilé, menacé de mort s'il n'obéissait pas, il s'avança tout poudreux et en habit de voyage vers l'appartement de l'impératrice. Là, un jeune lieutenant de planton veut l'arrêter ; Potemkine le prend par les flancs, le soulève, le jette de l'autre côté de la chambre, entre chez l'impératrice, et, dix minutes après, en sort un papier à la main :
- Tenez, monsieur, dit-il au jeune officier, encore mal remis de l'accident qui vient de lui arriver, voici un brevet de capitaine que Sa Majesté a bien voulu signer pour vous.
Le même jour, Lovitz était exilé dans la ville de Schaklov, qui fut érigée pour lui en principauté.
Quant à Potemkine, il rêva tour à tour le duché de Courlande et le trône de Pologne ; mais, en y réfléchissant, il ne voulut rien de tout cela, car une couronne, soit ducale, soit royale, ne l'eût pas fait plus puissant ni plus fortuné qu'il ne l'était. N'avait-il pas à chaque heure dans sa main, jouant avec eux, comme fait un pâtre avec des cailloux, autant de diamants, de rubis et d'émeraudes qu'il y en avait à la couronne ? N'avait-il pas des courriers qui allaient lui chercher des sterlets dans la Volga, des melons d'eau à Astrakan, des raisins en Crimée, des fleurs partout où il y avait de belles fleurs ? et ne donnait-il pas tous les ans, au ler janvier, à sa souveraine un plat de cerises qui lui coûtait dix mille roubles ?
Le prince de Ligne – le grand-père de celui que nous connaissons, l'auteur des charmants Mémoires qui portent son nom, et des lettres les plus aristocratiquement spirituelles qui jamais peut-être aient été écrites –, le prince de Ligne, qui avait connu Potemkine, disait en parlant de lui :
- Il y a dans cet homme-là du gigantesque, du romanesque et du barbaresque.
Le prince de Ligne avait raison. Pendant trente ans, pas une chose, bonne ou mauvaise, ne se fit en Russie que par lui : ange ou démon, il créait ou détruisait à son caprice ; il brouillait tout, mais vivifiait tout ; rien n'était quelque chose que lorsqu'il n'était pas là ; reparaissait-il, tout disparaissait et, devant lui, rentrait dans le néant.
Un jour, il eut l'idée de donner à Catherine un palais ; elle venait de conquérir la Tauride, et ce palais devait être un souvenir de cette conquête. En trois mois, ce palais s'éleva dans la capitale de Catherine, sans que Catherine en sût rien ; puis, un soir, Potemkine invita l'impératrice à une fête nocturne qu'il voulait lui donner, dit-il, dans les prairies qui s'étendent sur la rive gauche de la Néva ; et, là, tout planté d'arbres immenses, tout resplendissant de lumières, tout éblouissant de marbres, elle trouva le palais féerique élevé d'un coup de baguette, avec ses statues, ses meubles magnifiques et ses lacs aux poissons d'argent, d'azur et d'or.
Tout devait être étrange dans cet homme, sa mort comme sa vie, sa fin inattendue comme son commencement inespéré. Il venait de passer un an à Pétersbourg au milieu des fêtes et des orgies, ayant reculé les limites de la Russie jusqu'au-delà du Caucase, et pensant que, cette nouvelle frontière tracée, il avait assez fait pour sa gloire et pour celle de Catherine. Tout à coup, il apprend que, profitant de son absence, le vieux Repnine a battu les Turcs, et, les forçant à demander la paix a plus fait en deux mois que lui n'avait fait en trois ans. Oh ! alors, plus de repos pour le favori, plus de gloire pour le général. Il est malade, mais qu'importe ! il luttera avec la maladie et la tuera. Il part, traverse Passy et arrive à Ostakhov, où il prend une nuit de repos ; le lendemain, au point du jour, il se remet en route. Mais, au bout de quelques verstes, l'air de sa voiture l'étouffe ; on fait arrêter, on étend son manteau sur le bord d'un fossé, il se couche dessus tout haletant, et, au bout d'un quart d'heure, expire dans les bras de sa nièce !
J'ai connu cette nièce ; je lui ai entendu raconter les détails de cette mort, comme si c'eût été un événement d'hier. Elle avait soixante et dix ans alors ; elle s'appelait madame Braniska ; elle habitait Odessa ; elle était riche à soixante, à cent millions peut-être ; elle possédait les plus beaux saphirs, les plus belles perles, les plus beaux rubis, les plus beaux diamants du monde. Comment avait-elle commencé cette collection de joyaux précieux ? Elle racontait – car elle aimait fort à raconter tout ce qui avait rapport à son oncle –, elle racontait que Potemkine avait l'habitude de jouer éternellement, comme nous l'avons dit, avec des pierres précieuses qu'il faisait pleuvoir en cascade d'une main dans l'autre. Celles qui, échappant au flot direct de la cataracte, tombaient à terre étaient pour l'enfant gâtée, qui les ramassait. Souvent encore, Potemkine s'endormait sur un canapé, sur un divan, sur un sofa ; pour dormir, il étendait son bras sur un coussin ; puis, en dormant, sa main s'ouvrait et laissait échapper une poignée de pierres qu'en se réveillant il ne pensait pas à reprendre. Sa nièce savait cela, et, soit pendant son sommeil, soit après son réveil, elle soulevait le coussin et s'emparait du trésor.
Qu'importait à Potemkine ! N'avait-il pas ses poches pleines d'autres pierres ? Puis, quand ses poches étaient vides, n'en avait-il point de pleins barils, comme ces souverains de Samarcande, de Bagdad et de Bassora dont parlent Les Mille et Une Nuits ?
Au reste, c'était une singulière femme que madame Braniska ; avec ses soixante ou cent millions, il lui prenait parfois des accès d'avarice entremêlés d'accès de générosité, bien étonnés de se trouver ensemble.
Ainsi, elle envoyait à son fils, qui habitait Moscou ou Pétersbourg, cinq cent mille francs pour ses étrennes, et elle ajoutait en post-scriptum à la lettre d'envoi :
« Je suis horriblement enrhumée ; envoie-moi du jujube, mais attends une occasion ; les ports de Moscou à Odessa sont ruineux ! »
Catherine faillit mourir de la mort de Potemkine ; tout semblait être commun entre ces grands coeurs, même la vie ; elle s'évanouit trois fois à la fatale nouvelle, le pleura longtemps et le regretta toujours.
Paul-Pétrovitch, auquel elle avait conservé la couronne en l'enlevant à Pierre III, avait mis au monde cette riche postérité dont j'avais vu un échantillon dans le kibitz conduit par le grand-duc Michel, plus l'empereur régnant aujourd'hui.
Mais, à cette époque, on ne se doutait point qu'il dût régner jamais. Au milieu de cette belle et nombreuse descendance, les yeux de Catherine s'étaient particulièrement fixés sur les deux aînés, et, par leurs prénoms mêmes – en appelant l'un Alexandre, l'autre Constantin –, elle semblait leur avoir fait d'avance le partage du monde. Cette idée, au reste, était tellement la sienne, qu'elle les avait fait peindre, enfants tous deux, l'un, tranchant le noeud gordien, l'autre, portant le labarum. Il y a plus : le développement de leur éducation ne fut que l'application de ces deux grandes idées. Constantin, destiné à l'empire d'Orient, n'eut que des nourrices grecques, et fut entouré de maîtres grecs, tandis qu'Alexandre, destiné à l'empire d'Occident, fut entouré d'Anglais, d'Allemands et de Français. Au reste, rien n'était plus opposé que la façon dont chacun des augustes élèves recevait les leçons qu'on lui donnait. Pendant qu'Alexandre, âgé de douze ans, répondait à Graft, son professeur de physique expérimentale, qui lui disait que la lumière était une émanation continuelle du soleil : « Cela ne se peut pas, car le soleil deviendrait chaque jour plus petit » ; Constantin répondait à Saken, son gouverneur particulier, qui l'invitait à apprendre à lire : « Non, je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours, et que vous devenez toujours plus bête. »
Nous verrons plus tard comment, à l'endroit de Constantin, les prévisions de l'impératrice furent trompées ; mais, pour le moment, nous dirons quelques mots de l'empereur.
L'empereur Alexandre était fort aimé du peuple et de la noblesse : aimé pour lui-même par l'amour qu'il inspirait, et surtout aimé par la crainte qu'inspirait Constantin. On citait de lui une foule d'anecdotes toutes à sa louange, et faisant honneur les unes à sa bonhomie, les autres à son courage ou à son esprit.
Un jour, se promenant à pied selon son habitude, et se voyant menacé par la pluie, il prend un drovsky, et se fait conduire au palais impérial.
Arrivé là, l'empereur fouille à sa poche, et s'aperçoit qu'il n'a pas d'argent.
- Attends, dit-il au conducteur, je vais t'envoyer le prix de ta course.
- Ah ! oui, répond le cocher, je connais cela !
- Hein ! que dis-tu ? reprend l'empereur.
- Je dis que je n'ai qu'à compter là-dessus.
- Comment cela ? demande Alexandre.
- Oh ! je sais bien ce que je dis !
- Eh bien, voyons, que dis-tu ?
- Je dis qu'autant de personnes que je mène devant une maison à deux portes, et qui descendent sans me payer, autant de débiteurs à qui je dis adieu.
- Comment ! même devant le palais de l'empereur ?
- Oh ! là surtout ; si vous saviez combien peu de mémoire ont les grands seigneurs !
- Mais il fallait te plaindre, dénoncer les voleurs, et les faire arrêter.
- Moi, faire arrêter un noble ! mais Votre Excellence sait bien que, nous autres pauvres diables, nous n'avons point un pareil pouvoir. Si c'était quelqu'un de nous, à la bonne heure, c'est facile, ajouta le cocher en montrant sa longue barbe, car on sait par où nous prendre ; mais, vous autres grands seigneurs, vous avez le menton rasé... Bonsoir il n'y a rien à faire ! - Que Votre Excellence, je la supplie, cherche donc bien dans ses poches, et j'espère qu'elle y trouvera de quoi me payer.
- Non, dit l'empereur, ce serait inutile... Mais autre chose.
- Voyons.
- Voici mon manteau. Il vaut bien la course, n'est-ce pas ?
- Certainement ! Et, si Votre Excellence veut me le donner, et me tenir quitte de la différence...
- Non ! Mais garde-le comme gage, et ne le remets qu'à celui qui te donnera de l'argent.
- Eh bien, à la bonne heure, vous êtes raisonnable, vous, dit le cocher.
Cinq minutes après, le cocher reçut, en échange du manteau resté en gage, un billet de cent roubles.
L'empereur avait payé à la fois pour lui et pour ceux qui venaient chez lui ; mais le cocher prétendait qu'il lui redevait encore.
Au temps de ses bonnes relations avec Napoléon, quand il s'inclinait vers lui, et lui souriait à ce vers :
          L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux !
l'empereur Alexandre était au bal chez M. de Caulaincourt, l'ambassadeur de France, lorsque à minuit, on vient dire à l'amphitryon que le feu est à l'hôtel. Les terribles accidents arrivés en pareille occasion au bal du prince de Schwarzenberg étaient encore dans le souvenir de tout le monde, de sorte que la première crainte de Caulaincourt fut qu'à la nouvelle du feu – chacun voulant fuir –, les mêmes accidents ne se renouvelassent chez lui. En conséquence, il résolut de s'assurer par lui-même de la gravité du péril, mit un aide de camp à chaque porte avec ordre de ne laisser sortir personne, et, s'approchant de l'empereur :
- Le feu est à l'hôtel, lui dit-il tout bas. Je vais savoir par moi-même ce qu'il en est ; il importe que personne ne soit instruit du danger qui existe, sans qu'on sache en même temps sa nature et son étendue. Mes aides de camp ont ordre de ne laisser sortir personne, que Votre Majesté et Leurs Altesses impériales les grands-ducs et les grandes-duchesses. Si Votre Majesté veut donc se retirer, elle le peut... Seulement, j'aurai l'honneur de lui faire observer que l'on ne croira pas au feu tant qu'on la verra dans les salons.
- C'est bien, dit l'empereur, allez ; je reste.
M. de Caulaincourt descendit et s'informa. Comme il l'avait prévu, le danger n'était pas aussi grand qu'on l'avait pu croire au premier abord. Il remonta dans le salon, et trouva l'empereur dansant une polonaise.
Ils se contentèrent d'échanger un regard.
L'empereur acheva la contredanse.
La contredanse achevée :
- Eh bien ? demanda-t-il à Caulaincourt.
- Eh bien, sire, répondit l'ambassadeur, le feu est éteint.
Et tout fut dit.
Le lendemain seulement, les invités de la splendide fête apprirent que, pendant un quart d'heure, ils avaient, suivant l'expression de M. de Salvandy, « dansé sur un volcan ».
Nous avons dit que l'empereur Alexandre avait coutume de se promener seul dans les rues de Saint-Pétersbourg ; c'était encore une habitude qu'il appliquait à ses voyages.
Un jour qu'il parcourait ainsi la Petite-Russie, l'empereur arrive dans une bourgade, et, tandis qu'on change de chevaux, il saute à bas de sa voiture, annonçant aux postillons qu'il désire marcher un peu à pied, et les invitant, en conséquence, à ne pas se presser. Puis, seul, et vêtu d'une redingote militaire ne portant aucun insigne, il commence sa promenade. Arrivé au bout du village, deux chemins se présentent à sa vue ; ignorant lequel il doit prendre, il s'approche d'un homme vêtu d'une capote militaire à peu près pareille à la sienne.
Cet homme fumait sa pipe, assis sur un banc à la porte de sa maison.
- Mon ami, s'informe l'empereur, laquelle de ces deux routes dois-je prendre ?
A cette question, l'homme à la pipe toise le questionneur des pieds à la tête, et, stupéfait qu'un simple voyageur ose parler avec cette familiarité à un homme de son importance – en Russie surtout, où la différence des grades établit une si grande distance entre les supérieurs et les subordonnés –, il laisse, entre deux bouffées de fumée, tomber dédaigneusement ces mots :
- La route à droite.
L'empereur comprend la cause de cet orgueil bien légitime, et, s'approchant de l'homme à la pipe :
- Pardon, monsieur, lui demanda-t-il en portant la main à son chapeau, encore une question, s'il vous plaît ?...
- Laquelle ?
- Permettez-moi de vous demander quel est votre grade dans l'armée ?
- Devinez.
- Mais monsieur est peut-être lieutenant ?
- Montez.
- Capitaine ?
- Plus haut.
- Major ?
- Allez toujours.
- Chef de bataillon ?
- Enfin, ce n'est pas sans peine !
L'empereur s'incline.
- Et maintenant, dit l'homme à la pipe, persuadé qu'il s'adresse à un inférieur, qui êtes-vous, vous-même, s'il vous plaît ?
- Devinez, répond à son tour l'empereur.
- Lieutenant ?
- Montez.
- Capitaine ?
- Plus haut.
- Major ?
- Allez toujours.
- Chef de bataillon ?
- Encore.
L'interrogateur tire sa pipe de sa bouche.
- Colonel ?
- Vous n'y êtes pas.
L'interrogateur se redresse et prend une attitude respectueuse.
- Votre Excellence est donc lieutenant général ?
- Vous approchez.
- Mais, en ce cas, Votre Altesse est donc feld-maréchal ?
- Encore un effort, monsieur le chef de bataillon.
- Sa Majesté impériale ! s'écrie alors l'interrogateur stupéfait en laissant tomber sa pipe, qui se brise en morceaux.
- Elle-même, répond Alexandre souriant.
- Ah ! sire, s'écrie l'officier, les mains jointes, pardonnez-moi !
- Eh ! que diable voulez-vous que je vous pardonne ? dit Alexandre. Je vous ai demandé mon chemin, vous me l'avez indiqué. Merci.
Et l'empereur, saluant de la main le pauvre chef de bataillon stupéfait, prend la route de droite, sur laquelle sa voiture ne tarde pas à le rejoindre.
Une autre fois, pendant un autre voyage – car la vie d'Alexandre, fils de Paul, se passa comme celle d'Alexandre, fils de Philippe, dans une locomotion perpétuelle –, l'empereur, en traversant un lac situé dans le gouvernement d'Archangel, fut assailli par une violente tempête.
Sa mélancolie, toujours croissante, faisait que le plus souvent Alexandre voyageait sans suite. Il était donc seul avec le pilote dans une barque que les flots du lac, mugissants et soulevés, menaçaient d'engloutir.
- Mon ami, dit l'empereur au pilote – lequel commençait à perdre la tête en songeant à l'immense responsabilité qui pesait sur lui –, il y a dix-huit cents ans à peu près que César, se trouvant dans la situation où nous sommes, disait à son pilote avec orgueil : « Ne crains rien, tu portes César et sa fortune ! » Je ne suis point César ; je crois plus en Dieu, et crois moins en ma fortune que le vainqueur de Pompée ; je te dirai donc tout bonnement : « oublie que je suis l'empereur ; ne vois en moi qu'un homme comme toi, et tâche de nous sauver tous les deux. »
A ce langage, que le pilote russe comprit sans doute beaucoup mieux que le pilote Opportunus ne dut comprendre celui de César, le brave homme redoubla d'efforts, et la barque, dirigée par une main ferme, aborda au rivage.
Malheureusement, Alexandre n'avait pas été aussi heureux avec son cocher qu'il l'avait été avec son pilote. Pendant un de ses voyages dans les provinces du Don, il avait été renversé violemment, et, jeté hors de son drovsky, s'était blessé à la jambe. Esclave de cette discipline qu'il prescrivait aux autres, et que, pour plus d'efficacité, il appliquait à lui-même, il voulut, malgré sa blessure, continuer le voyage afin d'arriver au jour dit ; mais la fatigue et l'absence de soins envenimèrent la plaie. Depuis ce temps, et à plusieurs reprises, des érésipèles se portèrent sur cette jambe, forçant l'empereur à garder le lit pendant des semaines, et à boiter pendant des mois.
Une attaque violente de ce mal avait eu lieu pendant l'hiver de 1824. Il habitait Tsarkosjelo, sa retraite favorite, et qui lui devenait de plus en plus chère, à mesure qu'il s'enfonçait davantage dans cette sombre mélancolie qui le dévorait. Après s'être promené tard, oubliant le refroidissement du corps pour suivre les rêveries de l'âme, il rentra glacé, se fit apporter à manger dans sa chambre, et, la même nuit, fut saisi d'un érésipèle accompagné d'un accès de fièvre plus violent qu'aucun de ceux qui l'eussent encore atteint. Cette fièvre fut si âpre, qu'au bout de quelques heures, elle amena le délire. L'empereur fut ramené à Pétersbourg dans un traîneau fermé, et remis, aussitôt son arrivée, aux mains des plus habiles médecins, qui décidèrent unanimement qu'il fallait lui couper la jambe. Son chirurgien particulier, le docteur Wylie, s'opposa seul à cette décision, déclarant que, pour cette fois encore, il répondait de l'auguste malade ; et, en effet, pour cette fois encore, il le guérit.
A peine guéri, l'empereur était retourné à Tsarkosjelo. Toute autre résidence lui était devenue importune. Là, toujours seul en face de sa grandeur, spectre qui l'épouvantait sans cesse, ne recevant à des heures fixes que les ministres avec lesquels il travaillait, sa vie était celle d'un trappiste pleurant sur ses fautes, plutôt que celle d'un grand empereur ayant charge d'existences et d'âmes.
En effet, se levant à six heures l'hiver, à cinq heures l'été, Alexandre faisait sa toilette, entrait dans son cabinet, trouvait sur son bureau, à sa gauche, un mouchoir de batiste plié, à sa droite un paquet de dix plumes toutes taillées.
Alors, l'empereur se mettait au travail, ne se servant jamais deux fois de la même plume si son travail avait été interrompu, cette plume ne lui eût-elle servi qu'à signer son nom ; puis, son courrier fini, la signature achevée, il descendait dans le parc, où, malgré les bruits de conspiration qui couraient depuis deux ans, il se promenait toujours seul, et sans autre garde que les sentinelles du palais. Vers cinq heures, il rentrait, dînait seul, et se couchait à la retraite et aux sons clairs, mélancoliques, choisis par lui-même, et qui l'endormaient dans cette même disposition triste où il avait passé sa journée.
Quant à l'impératrice, elle avait, avec sa résignation ordinaire, accepté cette séparation de corps et d'âme. Pareille à l'ombre d'elle-même, qui aurait obtenu du ciel la permission de veiller sur son bien-aimé Alexandre, on sentait sa douce influence tout autour de l'empereur, sans la voir jamais.
L'hiver et le printemps de 1824 se passèrent ainsi. Mais, lorsque arriva l'été, les médecins déclarèrent à l'unanimité qu'un voyage était nécessaire au rétablissement de l'empereur, et pensèrent que la Crimée était le pays le plus propre à accélérer la convalescence. Alexandre comme s'il eût deviné qu'il touchait au terme de sa vie, n'avait fait aucun projet pour cette année. Il consentit donc avec une profonde indifférence à tout ce que l'on décida pour lui. L'impératrice, plus inquiète de cet état de morbide tranquillité qu'elle ne l'eût été d'un état d'irritation continuel, sollicita et obtint la permission de l'accompagner dans cette course ; et, après un service public chanté pour la bénédiction de son voyage, et auquel assista toute la famille impériale, Alexandre, conduit par son fidèle cocher Ivan, et suivi de son chirurgien Wylie et de quelques officiers d'ordonnance, sous les ordres du général Diébitch, quitta Pétersbourg, que son cadavre seul devait revoir, au bout de quatre mois.
C'était le 13 septembre, à quatre heures du matin.
L'impératrice partit le 15.

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