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Chapitre X


Loyauté de Joubert envers mon père. – Envoyez-moi Dumas. – Mon père est nommé gouverneur du Trévisan. – L'agent du Directoire. – Fêtes données à mon père à son départ. – Traité de Campo-Formio. – Retour à Paris. – Le drapeau de l'armée d'Italie. – L'ossuaire de Morat. – Charles le Téméraire. – Bonaparte est nommé membre de l'Institut. – Première idée de l'expédition d'Egypte. – Toulon. – Bonaparte et Joséphine. – Ce qu'on allait faire en Egypte.

Joubert devait à mon père une grande partie des succès de cette belle campagne du Tyrol. Aussi, loyal comme il l'était, fit-il pour son compagnon d'armes ce qu'en pareille circonstance son compagnon d'armes eût fait pour lui. Chaque rapport transmis à Bonaparte mettait sous les yeux du général en chef le nom de mon père entouré des éloges les plus pompeux. A entendre Joubert, tous les succès de la campagne, il les devait à l'activité et au courage de mon père. Mon père, c'était la terreur de la cavalerie autrichienne, c'était Bayard au Moyen Age, et, si, ajoutait Joubert, par un de ces miracles qu'amène la révolution des siècles, il y avait alors deux Césars en Italie, le général Dumas en était un.
Il y avait loin de là à la conduite de Berthier, qui portait mon père en observation dans une campagne où il avait trois chevaux tués sous lui.
Aussi peu à peu Bonaparte revint-il sur le compte de mon père, et, Joubert étant allé faire, à Graetz, une visite au général en chef, celui-ci, en le quittant, lui dit ces seules paroles, qui, dans cette circonstance, étaient des plus significatives :
- A propos, envoyez-moi donc Dumas.
De retour à l'armée, Joubert se hâta de s'acquitter de la commission reçue. Mais mon père boudait de son côté, et il fallut toutes les amicales instances de Joubert pour le déterminer à se rendre à l'invitation de Bonaparte. Cependant il partit pour Graetz, mais se promettant, si Bonaparte ne le recevait pas comme il méritait d'être reçu, d'envoyer sa démission au Directoire.
Mon père était créole, c'est-à-dire à la fois plein de nonchalance, d'impétuosité et d'inconstance. Un profond dégoût des choses ardemment désirées le prenait aussitôt que ses désirs étaient accomplis. Alors l'activité qu'il avait déployée pour les obtenir s'éteignait tout à coup ; il tombait dans son insouciance et dans son ennui habituels, et, à la première contrariété, il parlait du bonheur de la vie champêtre comme le poète antique dont il avait conquis la patrie, et envoyait sa démission au Directoire.
Heureusement, Dermoncourt était là. Dermoncourt, chargé d'envoyer cette démission, la glissait dans le tiroir de son bureau, mettait la clef du tiroir dans sa poche, et attendait tranquillement.
Au bout de huit jours, de quinze jours, d'un mois, la cause du dégoût momentané qui avait pris l'âme de mon pauvre père avait disparu. Une charge brillante, une manoeuvre hardie couronnée du succès qu'elle méritait d'obtenir, avait ranimé l'enthousiasme au fond de ce coeur plein d'aspirations vers l'impossible, et, avec un soupir, il laissait tomber ces mots :
- Ma foi ! je crois que j'ai eu tort d'envoyer ma démission.
Ce à quoi Dermoncourt, qui guettait le mot, répondait :
- Soyez tranquille, général ; votre démission...
- Eh bien, ma démission ?...
- Elle est là dans le tiroir, toute prête pour la première occasion : il n'y aura que la date à changer.
Ce fut donc en se promettant bien à lui-même d'envoyer directement cette fois sa démission au Directoire, au premier désagrément qu'il éprouverait de la part de Bonaparte, que mon père se présenta devant lui à Graetz.
Mais, en l'apercevant, Bonaparte ouvrit les bras :
- Salut, dit-il, à l'Horatius Coclès du Tyrol !
La réception était trop flatteuse pour que mon père tînt plus longtemps rancune ; il tendit les bras de son côté, et l'accolade fraternelle fut donnée et rendue.
- Oh ! quand je pense que je l'ai tenu dans mes bras et que je pouvais l'étouffer ! disait sept ans après mon père, au moment où Bonaparte se faisait nommer empereur.
Bonaparte avait un but dans tout ce qu'il faisait ; son but, en appelant près de lui mon père, était d'organiser dans son armée des divisions de cavalerie dont son armée manquait. Mon père eût été chargé de cette organisation, et, ces divisions établies, il les eût commandées.
En attendant, mon père fut nommé gouverneur de la province du Trévisan, dans laquelle Dermoncourt et lui se rendirent immédiatement.
Le nouveau gouverneur fut admirablement reçu dans cette magnifique province. Les plus beaux palais des plus riches sénateurs de Venise furent mis à sa disposition. Le Trévisan était à Venise ce que l'ancienne Baïa était à Rome, la maison de campagne d'une reine.
La municipalité offrit trois cents francs par jour à mon père pour la dépense de sa table et de sa maison. Mon père établit ses calculs avec Dermoncourt – j'ai sous les yeux ces calculs, faits sur une carte même du Trévisan –, et reconnut que cent francs lui suffisaient.
Il n'accepta donc que cent francs.
Les pauvres Italiens n'étaient pas habitués à ces façons-là. Aussi ne comprenaient-ils rien à ce désintéressement. Longtemps encore, ils n'osèrent s'y fier. Ils attendaient toujours la promulgation de quelque contribution de guerre, de quelque impôt forcé, de quelque avanie enfin, comme on dit en orient.
Un jour, ils crurent le moment fatal arrivé, et leur terreur fut grande. La présence d'un agent du gouvernement français, ayant mission de dévaliser les monts-de-piété italiens, avait été signalée : cet agent se présenta chez mon père pour lui faire part de sa mission.
Il n'y trouva que Dermoncourt.
Dermoncourt écouta tranquillement tous les projets de cet agent de rapines, toutes les offres de partage qu'il fit pour être transmises à mon père ; puis, quand il eut fini :
- Comment êtes-vous venu ici ? lui demanda-t-il.
- Mais en poste.
- Eh bien, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de repartir comme vous êtes venu, sans même voir le général.
- Et pourquoi ? demanda le voyageur.
- Mais parce qu'il est brutal en diable à l'endroit de certaines propositions.
- Bah ! je les lui ferai si belles, qu'il les écoutera.
- Vous le voulez absolument ?
- Mais oui.
- Essayez.
Mon père entrait juste à ce moment-là.
L'agent demanda à rester seul avec lui.
Mon père interrogea de l'oeil Dermoncourt, qui lui fit stoïquement signe d'accorder l'audience demandée.
Resté seul avec mon père, l'agent du Directoire exposa longuement sa mission ; puis, voyant que mon père l'écoutait sans répondre, il passa de l'exposition au fait et du fait à la péroraison. La péroraison, c'était la part du pillage qui revenait à mon père.
Mais mon père ne le laissa pas achever.
Il le prit au collet, l'enleva à bras tendu, ouvrit la porte au milieu de son état major, qui, réuni par Dermoncourt, attendait la fin de cette scène.
- Messieurs, dit-il, regardez bien ce petit gueux-là afin de le reconnaître, et, si jamais il se représente à mes avant-postes, dans quelque partie du monde que je me trouve, faites-le fusiller, sans même me déranger pour me dire que justice est faite.
L'agent du Directoire n'en demanda pas davantage ; il disparut, et mon père compta un implacable ennemi de plus.
Ces spoliations étaient communes en Italie. Mais celles des monts-de-piété étaient, en général, les plus lucratives dans ces temps de gêne et de misère. Presque tous les bijoux, tous les diamants et toute l'argenterie des grands seigneurs italiens étaient au mont-de-piété. Beaucoup même, forcés par les événements politiques de quitter leur pays, y faisaient porter, comme dans un dépôt inviolable, tout ce qu'ils avaient de plus précieux.
Puis arrivait un agent du Directoire qui, avec un pouvoir vrai ou faux – certains gouverneurs n'y regardaient pas de si près –, faisait rafle complète, établissait d'abord la part du général, la sienne ensuite, puis envoyait le reste au gouvernement.
Un des agents les plus connus de cette époque avait reçu le nom prédestiné de Rapinat. Il exerçait principalement dans la Lombardie.
On avait fait sur lui ces quatre vers :

          Le Milanais, que l'on ruine,
          Voudrait bien que l'on décidât
          Si Rapinat vient de rapine
          Ou rapine de Rapinat.

Aussi, lorsque, après deux mois de résidence dans le pays, mon père quitta le gouvernement du Trévisan pour aller prendre celui de la Polésine, dont le siège est à Rovigo, trouva-t-il à la porte du palais une excellente voiture attelée de quatre chevaux et le cocher sur le siège qui l'attendait.
C'était un cadeau de la ville de Trévise.
Mon père voulait refuser ; mais ce cadeau était offert de si bonne grâce et avec une telle insistance, qu'il lui fallut accepter.
En outre les municipalités voisines lui remirent une douzaine d'adresses au milieu desquelles nous en prenons deux au hasard.

« Au citoyen général Dumas, commandant le Trévisan,
les municipalités de Mestre, de Noale, de Castel-Franco et d'Asolo
.
Les soussignés, représentant les municipalités ci-dessus, sont unanimement et particulièrement chargés de se rendre auprès de vous, citoyen général, pour vous témoigner combien elles sont sensibles et reconnaissantes de la douceur et de la sagesse de votre gouvernement. Plût au ciel que leurs moyens égalassent leur admiration et leur reconnaissance ! Quel bonheur pour elles de pouvoir vous en donner des marques dignes de votre mérite et de vos vertus ! Mais, si, dans l'épuisement et dans la détresse où elles se trouvent, elles ne peuvent suivre les élans de leur âme, elles se flattent néanmoins que votre sensibilité et votre magnanimité agréeront ce faible témoignage qu'elles viennent offrir à leur protecteur et à leur père.
Continuez, généreux commandant, à nous protéger. Jetez toujours vos yeux paternels sur vos enfants : c'est de votre coeur que nous attendons tous les soulagements possibles.
Nous sommes avec la plus haute considération,
Henri-Antoine Reinati, président et provéditeur ; Jean Allegri, président de la municipalité de Noale ; François Bellamini, président de la municipalité d'Asolo ; Philippe de Ricoidi, vice-président de la municipalité de Mestre.

Castel-Franco, le 2 messidor, cinquième année de la République française une et indivisible, et deuxième de la liberté italienne. »

                              Liberté – Egalité – Vertu

« La municipalité d'Adria au citoyen Alexandre Dumas, général de division.

« Le 9 nivôse 1797, l'an V de la République française une et indivisible, et deuxième de la liberté italienne.
Cette municipalité, général, ne saurait arriver à vous exprimer toutes les obligations qu'elle vous a, pour les actes de faveur dont vous avez daigné la combler en diverses circonstances, surtout en la soulageant par le retrait des troupes, et encore plus par le remboursement des sommes injustement perçues par le général L ***.
La municipalité, reconnaissante de vos bontés pour elle, saisit cette occasion de vous offrir un cheval, vous priant de l'accepter comme un faible hommage et un gage assuré de toutes les obligations qu'elle vous doit.
Nous sommes, général, avec une sincère estime...
Salut et fraternité. »
                    Lunali, président ; Lardi, secrétaire général. »

Comme on le voit, ce fut un véritable désespoir lorsque mon père quitta le Trévisan ; le deuil fut général ; la ville de Trévise voulait envoyer une députation au général en chef Bonaparte pour qu'on lui laissât son gouverneur. Quand elle eut perdu tout espoir de le conserver, on lui demanda dix jours, qui furent employés à des fêtes continuelles. Puis, l'heure du départ arrivée, tout ce qu'il y avait de distingué dans la ville reconduisit mon père jusqu'à Padoue, où les fêtes recommencèrent.
Pendant huit autres journées, ces adieux furent prolongés. Les huit premières maisons de la ville se chargèrent chacune d'une fête ; chaque jour, mon père changeait de domicile, et allait habiter pour toute la journée et toute la nuit chez le sénateur traitant.
Au reste, en arrivant à Rovigo, capitale de son nouveau gouvernement, mon père trouva une réception pareille aux adieux qui l'avaient accompagné à son départ. Les habitants de la Polésine avaient été prévenus par ceux du Trévisan, et savaient d'avance à quoi s'en tenir sur leur nouveau gouverneur.
C'était dans la Polésine, pays fertile en grains, province riche en fourrages, que Bonaparte avait réuni les escadrons de cavalerie dont il voulait former une division, et qu'il chargeait mon père d'organiser.
A son arrivée, mon père régla, comme il l'avait fait dans le Trévisan la dépense de sa table et de sa maison à cent francs par jour, ordonnant expressément aux municipalités de n'autoriser aucune fourniture et de ne répondre à aucune réquisition sans son approbation.
Mon père habitait depuis quelque temps Rovigo, lorsque, les négociations du congrès traînant en longueur, Bonaparte, pour en finir, résolut de réunir son armée et de se porter sur le Tagliamento. Mon père rejoignit donc sa division et demeura sur le fleuve jusqu'au 18 octobre 1797, époque à laquelle la paix fut signée au village de Campo-Formio.
Huit jours après, mon père revenait à Rovigo.
Par cette paix de Campo-Formio, qui terminait la campagne de 1797, campagne dans laquelle l'expédition du Tyrol faite par mon père et Joubert tient une si glorieuse place, l'Autriche cédait à la France la Belgique avec Mayence, Mannheim et Philipsbourg, et à la république cisalpine la Lombardie autrichienne.
Les Etats de Venise étaient partagés.
Corfou, ­ante, Céphalonie, Sainte-Maure, Cerigo et les îles dépendantes, avec l'Albanie, étaient cédées à la France. L'Istrie, la Dalmatie, les îles de l'Adriatique, la ville de Venise et les Etats de terre ferme jusqu'à l'Adige au Tarano et au Pô, étaient abandonnés à l'empereur d'Autriche, qui se trouvait ainsi maître du golfe Adriatique.
Le reste des Etats de terre ferme était donné à la république Cisalpine, reconnue par l'empereur.
Pauvre municipalité d'Adria, qui, dans son adresse à mon père, datait de l'an II de la liberté italienne !
Pendant ce séjour sur le Tagliamento, séjour qui, comme nous l'avons dit, avait pour but de presser les négociations autrichiennes, mon père allait dîner trois fois par semaine au quartier général de Bonaparte.
Ce fut là qu'il fit connaissance plus sérieuse avec Joséphine, qu'il avait déjà rencontrée à Milan, et qui lui conserva, même après sa disgrâce, une vive amitié, une amitié de créole à créole.
D'un autre côté, on se réunissait une fois par semaine à Udine. C'était Bernadotte qui commandait dans cette ville ; après le spectacle, on établissait, comme nous faisons en France, un plancher dans la salle, et l'on dansait toute la nuit.
Bonaparte, comme on le comprend bien, dansait peu. Mais mon père, mais Murat, mais Clarke, mais les jeunes aides de camp dansaient beaucoup.
Le lendemain de la signature du traité de Campo-Formio, le bal fut ouvert par un quadrille composé de Joséphine dansant avec Clarke ; de madame Pauline Bonaparte, dansant avec Murat ; de mademoiselle Caroline Bonaparte, dansant avec Dermoncourt, et de madame César Berthier, dansant avec mon père.
Le traité de Campo-Formio signé, Bonaparte partit pour Paris, et descendit dans sa petite maison de la rue de la Victoire, qu'il venait d'acheter à Talma.
C'est là que fut rêvée et mise à exécution la campagne d'Egypte.
Bonaparte, avec plus de succès que le héros carthaginois, venait de faire en Italie à peu près ce qu'avait fait Annibal. Il lui restait à faire en orient ce qu'y avaient fait Alexandre et César.
Mais, auparavant, Bonaparte avait acquitté envers mon père et envers Joubert une dette de reconnaissance.
Il avait présenté mon père au Directoire exécutif comme l'Horatius Coclès du Tyrol, et il avait chargé Joubert d'offrir aux chefs du gouvernement le drapeau de l'armée d'Italie.
Ce drapeau de l'armée d'Italie était plus qu'un drapeau ; c'était un monument, monument fabuleux de cette fabuleuse campagne.
Sur une de ses faces étaient inscrits ces mots :

          A l'armée d'Italie la patrie reconnaissante.

L'autre face portait l'énumération des combats livrés et des places prises ; puis des inscriptions abrégées, simples et magnifiques, de la campagne qui venait de s'accomplir.
En passant à Mantoue, Bonaparte s'y était arrêté. Il avait visité le monument que le général Miollis élevait à Virgile, et avait fait célébrer une fête militaire en l'honneur de Hoche, qui venait de mourir, selon toute probabilité, empoisonné.
Bonaparte traversa la Suisse. En sortant de Moudon, où on lui avait fait une réception brillante, sa voiture s'était brisée.
Il continua sa route à pied ; et, près de l'ossuaire de Morat, qui n'était pas encore détruit par Brune :
- Où était le champ de bataille du duc de Bourgogne ? demanda cet autre Téméraire, qui, lui aussi, devait avoir son ossuaire.
- Là, général, lui dit un officier suisse en lui montrant ce qu'il désirait voir.
- Combien avait-il d'hommes ?
- Soixante mille, sire.
- Comment a-t-il été attaqué ?
- Par les Suisses descendus des montagnes voisines, et qui, à la faveur d'un bois qui existait alors, ont tourné les Bourguignons.
- Comment ! s'écria-t-il, Charles le Téméraire avait soixante mille hommes, et il n'a pas occupé ces montagnes ?
Et le vainqueur de l'Italie haussa les épaules.
- Les Français d'aujourd'hui combattent mieux que cela, dit Lannes.
- Dans ce temps-là, dit brusquement Bonaparte, les Bourguignons n'étaient pas Français.
Et, comme on lui amenait en ce moment sa voiture raccommodée, il monta dedans et s'éloigna avec rapidité.
Bonaparte n'était pas sans inquiétude sur la position qu'il s'était faite lui- même par une suite de victoires inouïes. Il avait bien été accueilli à Paris en triomphateur ; toute la salle du Théâtre-Français s'était bien levée en criant : « Vive Bonaparte ! » quand on avait su qu'il assistait à la seconde représentation d'Horatius Coclès ; mais toutes ces ovations ne l'aveuglaient pas.
Le même soir, il disait à Bourrienne :
- On ne conserve à Paris le souvenir de rien. Si je reste longtemps sans rien faire, je suis perdu : une renommée dans cette grande Babylone en remplace une autre. On ne m'aura pas plus tôt vu trois fois au spectacle, comme on m'y a vu ce soir, que l'on ne me regardera plus.
Quelques jours après, il fut nommé membre de l'Institut, classe des sciences et des arts : cette nomination lui fut très sensible.
Toutes ces ovations aux spectacles, toutes ces réceptions à l'Institut étaient bonnes pour distraire un esprit aussi actif que celui de Bonaparte ; mais elles ne pouvaient pas lui suffire.
Aussi en revint-il à son idée favorite : l'Orient.
- L'Europe est une taupinière, disait-il un jour en se promenant avec Bourrienne, César Berthier et mon père à Passeriano ; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en orient, où vivent six cent millions d'hommes.
Déjà, dans le mois d'août 1797, il écrivait au Directoire :
« Le temps n'est pas éloigné où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'Angleterre, il faudrait nous emparer de l'Egypte. »
Cependant – soit pour cacher son dessein, soit qu'il crut réellement à la possibilité d'une descente en Angleterre –, le 10 février 1798, il partit pour le Nord, où il visita Boulogne, Ambleteuse, Calais, Dunkerque, Furnes, Nieuport, Ostende et l'île de Walcheren ; mais, en revenant de cette tournée, il disait à Bourrienne :
- C'est un coup de dé trop chanceux ; je ne le hasarderai pas.
L'idée de l'expédition d'Egypte était-elle venue d'elle-même à Bonaparte, ou avait-il retrouvé dans les cartons du duc de Choiseul la proposition que ce ministre fit à Louis XV d'un projet pareil ? C'est ce qu'il est impossible de préciser. Au reste, le Directoire ne mit aucune opposition au désir de cet autre Cambyse. Il était jaloux de sa gloire, et il sentait que l'ombre projetée sur lui par le vainqueur d'Arcole et de Rivoli était mortelle comme celle de l'upas.
Le 12 avril 1798, Bonaparte fut nommé général en chef de l'armée d'Orient.
- Combien de temps resterez-vous en Egypte, général ? lui demanda son secrétaire en le félicitant sur sa nomination.
- Six mois, ou six ans, répondit Bonaparte ; tout dépend des événements. Je coloniserai ce pays ; je ferai venir des artistes, des ouvriers de tout genre, des femmes, des acteurs, des poètes. Je n'ai que vingt-neuf ans, j'en aurai trente-cinq ; ce n'est pas un âge. Ces six ans me suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l'Inde aussi loin qu'Alexandre.
Le 19 avril, Bonaparte annonça son départ pour Toulon.
Le 4 mai, il quitta Paris, accompagné de Joséphine.
Le 8, il arriva à Toulon.
Sept régiments de la division de mon père avaient été dirigés sur Toulon. Arrivé dans cette ville avant Kléber et avant Bonaparte, mon père prit le commandement en chef des troupes de l'expédition, commandement qu'il rendit à Kléber, comme à son ancien, lorsque Kléber arriva à son tour.
Toulon était pour Bonaparte une ville de souvenirs : c'était de Toulon que l'aigle avait pris son vol. Le jour de son arrivée, il alla faire une promenade au bord de la mer et visita le Petit-Gibraltar.
A peine avait-il eu le temps de voir mon père : mais, dans ce peu de temps, il lui avait dit :
- Venez me voir demain matin d'aussi bonne heure que vous voudrez.
A six heures du matin, le lendemain, mon père traversait la place d'armes pour se rendre chez Bonaparte, quand il rencontra Dermoncourt.
- Où diable allez-vous donc si matin, général ? demanda celui-ci.
- Viens avec moi, lui répondit mon père, et tu le sauras.
Tous deux se mirent en route.
En approchant du lieu de la destination :
- Ce n'est pas chez Bonaparte que vous allez, général ? demanda Dermoncourt.
- Si fait.
- Mais il ne vous recevra pas.
- Pourquoi donc ?
- Parce qu'il est de trop bonne heure.
- Oh ! cela ne fait rien.
- Vous le trouverez couché.
- C'est probable.
- Couché avec sa femme : il l'aime comme un bourgeois.
- Tant mieux ! Cette bonne Joséphine, je serai heureux de la revoir.
Et mon père entraîna Dermoncourt, moitié désireux, moitié craintif de voir ce qui allait se passer.
En somme, il se doutait bien que mon père avait audience particulière. Il le suivit.
En effet, mon père prit un escalier, suivi un couloir, ouvrit une petite porte, poussa un paravent et se trouva, avec Dermoncourt qui le suivait toujours, dans la chambre de Bonaparte.
Celui-ci était couché avec Joséphine, et, comme il faisait très chaud, tous deux n'étaient couverts que d'un seul drap qui dessinait leurs corps.
Joséphine pleurait ; Bonaparte, d'une main, lui essuyait les yeux, et, de l'autre, battait en riant une marche militaire sur la partie du corps de Joséphine qui était tournée vers la ruelle.
- Ah ! pardieu ! Dumas, dit-il en apercevant mon père, vous arrivez bien ; vous allez m'aider à faire entendre raison à cette folle. Ne veut-elle pas venir en Egypte avec nous ? Est-ce que vous emmenez votre femme, vous ?
- Ma foi, non, dit mon père ; et je crois qu'elle m'embarrasserait fort.
- Eh bien, tu vois ; tu ne diras pas que Dumas est un mauvais mari, qu'il n'aime pas sa femme et sa fille ! Ecoute : ou je serai de retour dans six mois, ou nous serons là-bas pour quelques années.
Les pleurs de Joséphine redoublèrent.
- Si nous sommes là pour quelques années, la flotte reviendra nécessairement prendre une vingtaine de mille hommes sur les côtes d'Italie. Retourne à Paris, préviens madame Dumas, et, de ce convoi-là, par exemple, vous en serez. Cela vous va-t-il, Dumas ?
- Parfaitement, répondit mon père.
- Une fois là-bas, ma bonne Joséphine, Dumas, qui ne fait que des filles, et moi qui n'en fais même pas, nous ferons tout ce que nous pourrons pour faire chacun un garçon ; si nous faisons un garçon, il en sera le parrain avec sa femme ; s'il fait un garçon j'en serai le parrain avec toi. Allons, c'est dit, ne pleure plus et laisse-nous causer d'affaires.
Puis, se tournant vers Dermoncourt.
- Monsieur Dermoncourt, lui dit Bonaparte, vous venez d'entendre prononcer un mot qui vous indique le but de notre expédition. Ce but personne ne le connaît ; que le mot Egypte ne sorte donc pas de votre bouche ; vous comprenez, en pareille circonstance, l'importance d'un secret.
Dermoncourt fit signe qu'il serait muet comme un disciple de Pythagore.
Joséphine se consola, et même, s'il faut en croire Bourrienne, se consola trop !
En sortant de chez Bonaparte, mon père rencontra Kléber qui allait y entrer.
- Tu ne sais pas ce que nous allons faire là-bas ? dit-il.
- Nous allons faire une colonie.
- Non. Nous allons refaire une royauté.
- Oh ! oh ! dit Kléber, il faudra voir.
- Eh bien, tu verras.
Et, là-dessus, les deux amis se quittèrent.
Le 19 mai, on mit à la voile.

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1998-2010
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