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Chapitre VII
Palerme l'Heureuse

Palerme, 20 juin.

Il n'y avait pas de chemin pour marcher sur Palerme. On se laissa rouler dans un ravin par lequel on atteignit la vallée qui débouche sur la grande route de Palerme. Il était onze heures du soir.
Arrivée à la grand-route, l'avant-garde fit halte et se retourna : les picciotti qui devaient l'appuyer avaient disparu ; elle s'arrêta pour rallier la colonne.
Une alarme sur la montagne, toute fausse qu'elle était, avait suffi pour faire fuir les picciotti.
Il fallut deux heures, à peu près, pour reformer la colonne, réduite alors à treize ou quatorze cents hommes seulement.
Il était une heure et demie du matin, on se trouvait à trois milles de la ville.
On se met en marche en colonnes serrées jusqu'aux avant-postes napolitains ; à trois heures et demie, on les rencontre ; ils lâchent trois coups de fusil et battent en retraite dans une maison pleine des leurs. Ces trois coups de fusil suffisent à disperser les deux tiers des picciotti qui restent.
L'avant-garde, composée de trente-deux hommes, comme nous l'avons dit, pousse alors jusqu'au pont de l'Amiraglio, pont jeté sur un torrent desséché ; elle trouve le pont défendu par trois ou quatre cents hommes, et les attaque vigoureusement en s'embusquant aux deux côtés du pont et derrière les arbres qui côtoient la route.
Un combat corps à corps s'engage ; tellement corps à corps, que, de son revolver chargé de six balles, un capitaine légionnaire nommé Piva met hors de combat quatre Napolitains. Misori appelle à son secours le colonel Bixio.
Bixio arrive au pas de course avec le 1er bataillon ; à la vue des picciotti en déroute, Turr lance le 2ème bataillon. La position du pont de l'Amiraglio est enlevée à la baïonnette.
Les Napolitains se débandent et fuient à droite ; mais, en même temps, on est attaqué sur la gauche par une forte colonne. Turr envoie une trentaine d'hommes pour arrêter cette colonne, et le reste des légionnaires continue de s'avancer au pas de course, la baïonnette en avant. Les Napolitains se replient sur la route de San-Antonio ; cette route, bordée de maisons, coupe en croix la route de Termini, que suivaient les légionnaires dans leur retraite ; les royaux placent deux canons sur la route même et la balayent avec la mitraille.
En ce moment, le général arrive, précédé du colonel Turr et accompagné du colonel Eber ; c'est à ce moment aussi que le colonel Tuckery, atteint par une balle, tombe mortellement blessé.
La colonne s'arrête quelques secondes à dix pas de la route transversale ; le guide Nullo la traverse le premier, portant un drapeau aux couleurs de l'indépendance ; il est immédiatement suivi par Damiani, Bozzi, Tranquillini et ­azio.
Peu à peu toute la colonne traverse la route sous les yeux du général, d'autant plus exposé au feu qu'il se tient à cheval, poussant ses hommes en avant.
Ceux qui, les premiers, ont traversé la route, s'éparpillent avec deux cents hommes dans les rues voisines de la porte de Termini. Nullo, Damiani, Manci, Bozzi, Tranquillini et ­azio pénétrèrent jusqu'à la Fiera-Vecchia, c'est-à-dire à trois cents pas de la porte de Termini.
Pendant tout ce temps, les légionnaires trouvent les maisons fermées et les rues désertes ; c'est à la Fiera-Vecchia, lorsque le général y arrive au milieu du feu, qu'il rencontre huit ou dix membres du comité de Palerme.
Ainsi cette poignée d'hommes, deux cents à peine, se répandant sur l'espace d'un kilomètre, avait repoussé, par un élan inouï, tout ce qui se trouvait devant elle, trois ou quatre mille hommes peut-être !
Arrivé à la Fiera-Vecchia, le général ordonne de faire des barricades. A force d'appeler, on finit par attirer aux fenêtres les habitants ; on leur crie :
« Jetez les matelas ! »
A l'instant même, des matelas pleuvent de toutes les fenêtres ; ils sont entassés en barricades sur les points les plus battus par le canon.
Alors quelques Palermitains commencent à se montrer dans les rues. On les engage à faire insurger la ville ; mais on n'en obtient que cette réponse :
« Pas d'armes ! »
Derrière le général et cette première poignée d'hommes, le reste des légionnaires était entré dans Palerme. On attaque aussitôt la rue de Tolède et la rue de Maqueda, et l'on repousse vers le palais royal et vers la porte de Maqueda les Napolitains qui croient avoir affaire à une force triple de la force réelle.
Aussitôt, des barricades sont dressées dans les rues avec des voitures. Le général s'établit à la piazza Bologna. En ce moment, de la mer et du château, le bombardement commence.
La 8ème compagnie et les carabiniers génois attaquent la place du Palais- Royal par la rue de Tolède, et les ruelles qui aboutissent à la place par les maisons qui donnent dessus.
Des forces supérieures les contraignent à se retirer.
Le général transporte son quartier général au palais prétorial.
Une colonne napolitaine s'avance par la rue de Tolède et pénètre jusqu'à cinquante pas, à peu près, de la piazza Bologna ; quelques picciotti, avec une vingtaine de légionnaires, s'embusquent derrière une barricade, et arrêtent les Napolitains, tandis que vingt autres hommes les tournent par leur droite et les attaquent en flanc et en queue.
Les Napolitains lâchent pied et s'enfuient.
Pendant toute la journée, il y a des combats partiels, les plus vifs sont à l'Alberghesca.
Le capitaine Carroli, de la 7ème compagnie, composée d'étudiants, est blessé grièvement ; le soir, on compte déjà quelques pertes.
Le second jour, Misori et le capitaine Dezza font usage à l'Alberghesca d'une bombe dont l'explosion, au milieu d'une barricade occupée par les Napolitains, fait, pendant quelques minutes, cesser le feu.
C'est là qu'un détachement de la 7ème compagnie, vingt-cinq hommes, contiennent les Napolitains pendant vingt-quatre heures.
La seconde journée reproduit les merveilles de la première : on s'avance jusqu'à la porte de Maqueda, et l'on coupe les communications entre la mer et le château.
Pendant ces deux jours, Sirtori fait des prodiges d'audace et de sang-froid.
Le matin du troisième jour, les Napolitains essayent de regagner les points perdus ; mais la ville est déjà hérissée de barricades en pierre, et, sur tous les points, ils sont repoussés.
Dans la matinée, on vient annoncer au général que les picciotti ont enlevé un canon a Montalto.
Garibaldi, qui se défie des prouesses des picciotti, ordonne à Misori d'aller vérifier le fait et de prendre position ; il demandera du secours si les forces sont insuffisantes.
Misori, suivi de quelques légionnaires, se rend au couvent de l'Annonziata et trouve les picciotti aux prises avec les Napolitains.
Ils n'avaient enlevé aucun canon, mais se battaient bien, encouragés qu'ils étaient par l'exemple du frère Jean, qui se tenait au milieu du feu, la croix à la main.
Misori prend la direction du mouvement et s'empare du couvent de l'Annonziata, qui dominait Montalto.
Les Napolitains, malgré un renfort considérable qu'ils reçoivent, sont encore repoussés ; les légionnaires et les picciotti sortent du couvent et se retranchent dans le bastion Montalto.
Misori écrit au général pour démentir la nouvelle de la prise d'un canon ; mais il lui annonce que le bastion est pris et lui demande du renfort.
Pendant ce temps, frère Jean s'avance jusqu'à vingt pas des Napolitains et leur fait un sermon sur la fraternité.
Un capitaine répond au sermon du frère Jean en prenant un fusil des mains d'un soldat et en faisant feu sur le moine.
La croix du frère Jean est brisée à six pouces au-dessus de sa tête ; mais un picciotto fait feu à son tour sur le capitaine et l'étend raide mort d'une balle dans le front.
Un mouvement en avant s'opère ; le picciotto qui a tué le capitaine s'empare de l'épée du mort ; frère Jean réclame le ceinturon, l'agrafe autour de son corps et y place le pied de sa croix, en disant :
« Je mets la croix où fut l'épée. »
En ce moment, deux compagnies napolitaines sortent du palais royal et attaquent Montalto. Les picciotti se replient précipitamment ; Misori est forcé d'abandonner le bastion et se retire de nouveau dans le couvent.
Par bonheur, au même instant arrive Sirtori, amenant le secours du général. Il place ses trente-cinq hommes et arrête le mouvement agressif des Napolitains ; le combat s'engage plus acharné, le couvent est bombardé et battu par le canon ; mais les Napolitains sont forcés de se replier.
Le bastion Montalto est repris.
Le colonel Sirtori, comprenant toute l'importance d'une position qui menace le palais royal, fait immédiatement venir une douzaine de carabiniers génois et une vingtaine de légionnaires, les place derrière une maison d'où leur feu empêche les Napolitains de revenir sur le bastion.
Mais, ayant reçu de nouveaux renforts, ceux-ci font une troisième attaque, amènent deux pièces de canon sur la gauche et continuent à lancer des grenades.
Enfin, au bout d'une heure, le feu des carabiniers génois fait taire le canon, et cette fois, les Napolitains, repoussés, abandonnent la position.
Misori quitte le couvent et va rendre compte au général des résultats de la journée du côté du palais royal.
Dans cette affaire s'étaient particulièrement distingués : le colonel Sirtori, les capitaines Dezza, Mosto et Misori. Le major Acerbe, surtout, s'était fait remarquer dans la construction des barricades sous le feu le plus terrible.
Au moment où le général allait se mettre à table, invitant les officiers présents à en faire autant, on vint lui annoncer que les Napolitains avaient délogé Santa-Anna de la position qu'il occupait près de la cathédrale et s'avançaient sans que l'on pût les arrêter.
Le général se lève de table en disant :
« Allons, messieurs, c'est nous qui allons les arrêter. »
Alors, à pied, suivi du colonel Turr, de Guzmaroli, son inséparable, de ses officiers et d'une douzaine de guides, réunissant à lui tout ce qu'il rencontre de légionnaires, il se porte sur le lieu du combat et trouve effectivement les Napolitains maîtres de trois barricades et les picciotti en déroute.
On construit immédiatement, sous le feu des Napolitains, une nouvelle barricade ; un homme qui était debout à la gauche du général est atteint d'un coup de feu à la tête et tombe : le général le retient mais il était déjà mort.
Les Napolitains, vigoureusement attaqués, abandonnent la première barricade, qui est immédiatement occupée par les légionnaires.
En se retirant, les Napolitains incendient deux maisons ; mais une poignée de picciotti, dirigés par le général en personne, les prennent en flanc et achèvent de les mettre en déroute.
A la fin de la troisième journée, on était maître à peu près de toute la ville.
Pendant ces trois jours et ces quatre nuits, on ne s'était pas reposé un seul instant, les alarmes avaient été continuelles ; à peine avait-on pu manger ; on n'avait pas dormi, on avait toujours combattu. Le quatrième jour, le général napolitain Letizia fit des ouvertures d'armistice, par l'intermédiaire de l'amiral anglais.
Vers une heure, Garibaldi, Menotti, son fils, et le capitaine Misori se rendent au bord de la mer ; ordre avait été donné de suspendre le feu sur tous les points.
Cependant, en passant près de Castelluccio, deux coups de feu partent et les halles sifflent aux oreilles du général.
Au bord de la mer, on attendit l'arrivée du général Letizia, qui pour plus grande sûreté, s'était fait accompagner par le major Cenni, aide de camp de Garibaldi.
Un canot, envoyé par l'amiral anglais, reçut les deux généraux et les officiers qui les accompagnaient.
L'entrevue eut lieu dans la chambre de l'amiral, en présence de celui-ci et des amiraux français, américain, et napolitain.
De cette conférence résulta une trêve de vingt-quatre heures, pendant laquelle les Napolitains pouvaient transporter leurs malades et leurs blessés à bord des vaisseaux et approvisionner le palais royal de vivres.
Cette trêve expirée, les hostilités devaient être reprises ; mais, le lendemain, à onze heures du matin, les Napolitains demandèrent une prolongation de quatre jours, pour que le général Letizia pût se rendre à Naples et conférer avec le roi. A son retour, l'armistice fut prolongé indéfiniment, et le général Letizia repartit de nouveau pour Naples.
C'est à ce second retour que furent signées les conditions définitives de la reddition de Palerme.
Dans la matinée du jour où devait commencer l'évacuation, les Napolitains demandèrent une escorte pour se rendre du palais royal et de la Fiera Vecchia à la mer.
A la Fiera-Vecchia, on leur donna trois guides et un capitaine d'état-major, quatre hommes en tout ; ils étaient de quatre à cinq mille. Au palais royal, on leur donna quatre guides et le major Cenni ; ils étaient quatorze mille hommes.
De l'aveu des officiers supérieurs, napolitains eux-mêmes, ils avaient à Palerme vingt-quatre mille hommes.
Tout était fini, les Napolitains étaient chassés de Palerme, et la Sicile était perdue pour le roi de Naples. Mais aussi se retiraient-ils, comme on dit en termes de capitulation, avec les honneurs de la guerre.
Voyons comment ils avaient mérité ces honneurs. Le 24 mai, c'est-à-dire lorsqu'on avait su que Garibaldi s'approchait de Palerme, on avait affiché, dans les rues de la ville, que pourvu que la population se tînt enfermée chez elle, elle n'avait rien à craindre.
Voila pourquoi, en arrivant à la Fiera-Vecchia, Garibaldi avait trouvé portes et fenêtres fermées.
Nous avons dit à quel moment le bombardement commença ; il dura trois jours ; en un seul jour, deux mille six cents bombes furent lancées sur la ville.
Les coups étaient plus particulièrement dirigés sur les monuments publics, les établissements de bienfaisance et les couvents.
Je compte de ma fenêtre trente et un boulets dans le charmant clocheton de la cathédrale de Palerme.
Dix ou douze palais et notamment celui du prince Carini, ambassadeur à Londres, et celui du prince de Goto, sont au ras de terre.
Quinze cents maisons sont défoncées du toit aux caves, et, quand nous sommes arrivés, la plupart brûlaient encore. Tout le quartier situé près de la porte de Castro a été saccagé ; les habitants ont été volés, assassinés ou écrasés.
Une razzia avait été faite de toutes les jeunes filles, qui furent emmenées au palais royal, occupé par quatorze mille hommes ; elles y restèrent dix jours et dix nuits.
Voilà pour l'ensemble ; passons aux détails.
Le capitaine napolitain Scandurra, en voyant tomber un légionnaire de Garibaldi, blessé à l'épaule, enfonce la porte d'un café, y prend une bouteille d'esprit-de-vin, la vide sur le corps du blessé et met le feu à l'alcool.
Le légionnaire eût été brûlé vif, si le capitaine Scandurra n'eût reçu à la tête une balle qui le tua raide.
A l'Alberghesca, dont les habitants comptent à peu près huit cents morts, des soldats napolitains, dans la matinée du 27, enfoncent une porte et trouvent une famille composée du père, de la mère et de la fille. Ils tuent le père et la mère ; un caporal s'empare de la jeune fille, nommée Giovannina Splendore, et l'emmène comme part de butin ; le capitaine Prado les rencontre, voit la jeune fille couverte de sang et tout en larmes ; il la prend et la dépose chez le marquis Milo.
La terreur l'avait rendue muette.
Dans le même quartier, les soldats enfoncent une porte. Ils trouvent le père, la mère, deux enfants, l'un de quatre ans, l'autre de huit mois ; l'enfant de quatre ans était aux pieds de sa mère, l'enfant de huit mois à son sein.
Ils tuent le père, mettent le feu à la maison, jettent l'enfant de quatre ans dans les flammes, arrachent l'enfant de huit mois du sein de sa mère, et l'envoient rejoindre son père. La mère, folle de douleur, se jette sur les soldats. Ils la tuent à coups de baïonnette.
Dans une autre maison, les Napolitains trouvent une mère et ses trois enfants, et se font donner le peu que la pauvre femme possède ; après quoi, ils sortent, enfermant toute la famille, et mettent le feu à la maison.
Dans la maison de retraite de Diugari, les soldats entrent, violent toutes les femmes, puis ils ferment les portes et mettent le feu.
Pas une femme n'a échappé.
A Santa-Catarina, à la Badoïa-Nova, aux Sept-Anges, trois couvents de femmes, le feu est mis par les Napolitains ; les religieuses se sauvent au milieu des flammes. J'ai visité, avec le Général Garibaldi, les ruines de ces trois couvents ; tous les vases sacrés en avaient été volés. A la Badoïa-Nova, les soldats avaient coupé le cou d'une statue de la Vierge pour lui prendre un collier de corail, et lui avaient cassé un doigt pour lui voler une bague en brillants.
Tous les pauvres effets des religieuses étaient semés sur le plancher ; leurs livres de prières seuls étaient à leur place dans le choeur de l'église.
Derrière l'hôpital, on retrouva huit hommes noyés dans un fossé ; on leur avait tenu la tête sous l'eau jusqu'à ce qu'ils fussent asphyxiés.
Le major Polizzi dirigeait les incendies de Colli et de San-Lorenzo, et le pillage de la maison du marquis Spina, chez lequel il avait dîné quelque temps auparavant, et dont il avait loué la magnifique argenterie.
Les royaux veulent forcer Antonia Ferraza de leur dénoncer l'asile de son fils, qui fait partie des picciotti ; elle refuse ; ils la renversent, la tête en bas, et la brûlent avec du vitriol.
Les Français eurent leur part d'insultes, de pillage et de meurtre. A l'Agua- Santa, Barthélemy Barge croit protéger sa maison en y plaçant le drapeau tricolore ; ce drapeau offusque l'officier qui commande les soldats du lazaret. Ordre est donné à Barthélemy Barge d'enlever le drapeau, et, comme il tarde à obéir, un trompette napolitain s'élance, déchire le drapeau, et le foule aux pieds ; un domestique veut défendre nos couleurs nationales, il est assommé à coups de crosse de fusil.
M. Fuirand, maître de langue française, est dans la même erreur que Barge, c'est-à-dire qu'il croit notre drapeau une protection. Il l'arbore à sa fenêtre. Les Napolitains envahissent la maison, déchirent le drapeau, le foulent aux pieds, et tuent M. Fuirand à coups de baïonnette. Il laisse six enfants !
Tout cela se passe sous les yeux de notre consul, M. Fleury.

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