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Chapitre III
Une Chasse aux éléphants I

J'ai connu – sauf le vol et l'assassinat – le type du comte Horace de mon roman de Pauline. C'était un homme de trente ans, pâle, mince, affecté d'une petite toux nerveuse, qui s'augmentait chez lui lorsqu'il éprouvait une émotion quelconque, dont cette toux, au reste, était le seul signe extérieur. Il était, dans la vie ordinaire, sensuel comme un Oriental, voluptueux comme un Sybarite ; puis, dans l'occasion, sobre et dur comme un pâtre de la Sabine. Ne trouvant jamais de coussins assez doux, de sofa assez élastique, quand il s'agissait de fumer le narguilhé dans mon salon, et, avec cela, faisant d'une traite cinquante lieues à franc étrier, couchant sur la terre humide ou glacée dans son manteau, bravant le chaud, bravant le froid, comme si le froid et la chaleur n'eussent eu aucune prise sur lui ; enfin, étant, je le répète, moins le crime, ce composé étrange d'extrêmes que j'ai essayé de peindre dans le mari de Pauline ; – et encore je ne voudrais pas répondre qu'il n'eût pas été un peu marchand de nègres, comme Jacques Munier, ou un peu pirate, comme Lara.
Rarement parlait-il morale ou philosophie. Il disait que cela l'ennuyait, et qu'il ne craignait rien tant que l'ennui. Quand cette maladie, qu'il appelait son cancer, le prenait, il passait du tabac à l'opium, et, en cas d'insuffisance, de l'opium au hachich. Alors, pendant huit, dix, quinze jours, il s'engourdissait comme un serpent qui digère, restait chez lui avec ses rêves et ses hallucinations, gardé par son seul domestique ; puis, au bout de ce temps, il reparaissait guéri, momentanément du moins, de son ennui.
J'ai inutilement, à plusieurs reprises, essayé de lui faire dire s'il croyait en Dieu, oui ou non.
- Que lui importe, s'il est grand, éternel, tout-puissant, comme on le dit, que je croie ou ne croie pas en lui ? Ma foi le rendra-t-elle plus puissant ? mon doute rendra-t-il moins fort ?
Il ne parlait jamais de son passé. On eût dit que, pour raisons fatales, il avait rompu avec lui, et qu'autant il le pouvait faire, il éteignait ces lueurs de mémoire qui scintillent, pareilles à des feux follets ou à des restes de foyer mal éteints, dans les champs obscurs de l'autrefois. S'il lui échappait de dire un mot de ce passé, c'était toujours un mot imprévu pour ceux qui l'entendaient, et qui faisait tressaillir ; car ce mot révélait une de ces existences exceptionnelles qui ont fourni à Byron le sujet du Corsaire, à Charles Nodier la fable de Jean Sbogar.
Un soir d'hiver qu'il était venu prendre une tasse de thé avec moi, et qu'il fumait des cigarettes de tabac, accommodé de son mieux sur un canapé bourré de coussins, en regardant monter au plafond les cercles de fumée :
- Je suis venu pour vous voir hier, dit-il ; où étiez-vous donc ?
- J'étais à la chasse à Villers-Cotterêts.
- N'est-ce pas là que vous êtes né ?
- Oui ; c'est là que sont mes plus vieux amis.
- Et qu'avez-vous fait à votre chasse ?
- Ma foi, un assez beau coup. Tambeau a fait lever deux chevreuils.
- Qu'est-ce que c'est que Tambeau ?
- Le chien de Jules Dué, un des amis dont je vous parlais tout à l'heure... Tambeau a fait lever deux chevreuils dans un roncier, et je les ai tués de mes deux coups.
- J'en ai fait autant un jour sur deux éléphants, répondit insoucieusement Horace en envoyant une nouvelle bouffée de fumée au plafond.
- Hein ? demandai-je.
- Je dis qu'un jour, en chassant à Ceylan, j'ai fait le même coup sur un éléphant mâle et un éléphant femelle dont j'avais tué le petit.
- Vous avez donc été à Ceylan ?
- Oui.
- A quelle époque ?
- En 1820.
- Quel âge aviez-vous ?
- Dame, dix-huit ans, vingt ans, vingt-deux ans... Je ne me rappela pas, moi : c'était du temps de ma vie morte.
- Avez-vous quelque répugnance à me raconter une de vos chasses ?
- Non... Laquelle ?
- Celle que vous voudrez.
- J'en ai fait beaucoup.
- Eh bien, celle à laquelle vous faisiez allusion tout à l'heure.
- Volontiers.
Et immédiatement, lentement, insoucieusement, de ce ton monotone et presque sans accentuation qui lui était habituel quand aucune émotion ne l'agitait, il commença :
- J'étais arrivé à Ceylan depuis trois mois...
- Que diable aviez-vous été faire à Ceylan ?
- Oh ! cela ne vous intéresserait aucunement, je vous assure. Supposez que j'y étais venu pour y pêcher des perles.
- Vous en avez une à votre cravate qui me paraît assez belle pour avoir été récoltée là-bas.
- Oui, c'est la plus belle que j'aie vue à Paris. Janisset l'a estimée trente mille francs ; Marlé, trente-deux mille. Froment Meurice m'a dit franchement qu'elle n'avait pas de prix. Hier, mon domestique, en balayant chez moi, l'avait jetée aux ordures ; je le grondais de sa négligence, – pas bien fort, vous savez comme je le gronde, – il s'impatienta : « Eh bien, dit-il, si j'ai perdu la perle de monsieur, monsieur me la retiendra sur mes gages. » Une heure après, il me l'a rapportée : il l'avait retrouvée dans les cendres du foyer. Je lui ai donné cent louis ; il n'a pas encore compris pourquoi.
J'étais donc venu à Ceylan pour pêcher des perles. Il y avait trois mois que j'y étais ; je logeais à Mansion-House, sur le bord de cette mer splendide dans laquelle se jette le Gange.– Quand vous irez à Ceylan, logez là ; c'est un des plus charmants endroits qui se puissent voir dans le monde entier.
Un matin, un de mes amis, neveu ou pupille – je ne me rappelle plus bien – de sir Robert Peel, entra dans ma chambre, comme je regardais de mon lit le paysage, par la fenêtre ouverte.
- Vous aimez donc bien la vie horizontale ? C'est la meilleure.
- A votre avis ?
- Mais à l'avis de Dieu aussi, en supposant que Dieu s'occupe de ces choses-là. La moitié de notre vie à peine se passe debout, et toute notre mort se passe couché. Il est donc bon de s'habituer, par la manière dont on est dans son lit, à la façon dont on sera dans son tombeau... Puis-je continuer ?
- Oui.
- Seulement, je vous préviens, – la chose ne m'est pas désagréable, comprenez bien,– je vous préviens que, si vous m'interrompez ainsi à chaque mot, ce sera long.
- Tant mieux !
- Mais je ne pourrai pas finir aujourd'hui.
- Eh bien, vous finirez demain.
- Demain ! qui sait où je serai demain ? Gaymard veut absolument m'emmener avec lui au pôle nord.
- Et... ?
- Et j'ai bien envie d'y aller. Vous savez que je suis un enragé chasseur ?
- Non, je ne le savais pas. Je vous ai offert deux ou trois fois de venir à la chasse avec moi, et vous avez refusé.
- C'est bien peu de chose, vos chasses de France !
- Remarquez que c'est vous qui vous interrompez cette fois.
- Vrai ?
- Vous disiez que vous aviez bien envie d'accepter la proposition de Gaymard, parce que vous êtes un enragé chasseur.
- Oui.
- Eh bien, en quoi la proposition de l'illustre capitaine de frégate caresse-t elle vos instincts cynégétiques ?
- Voici. J'ai tiré des éléphants à Ceylan, des lions en Afrique, des tigres dans l'Inde, des hippopotames au Cap, des élans en Norvège, des ours noirs en Russie ; je voudrais bien tuer des ours blancs au Spitzberg.
- Il n'y en a plus.
- Comment, il n'y en a plus ?
- Non ; les voyageurs ont tout mangé.
- Alors, je n'irai pas au Spitzberg ; je n'y allais que pour cela.
- Vous plaît-il de revenir à nos éléphants ?
- Oh ! mon cher, nous n'y sommes pas encore... je vous ai dit que ce serait long. Il faut bien que je vous donne quelques détails de localité ; sans quoi, l'on vous sait tant d'imagination, que l'on dirait que vous avez inventé mes chasses, comme vous avez inventé vos romans.
- Quelque chose que vous fassiez et que je fasse, on le dira toujours ; ainsi ne vous préoccupez pas de si peu.
- Je disais donc qu'un de mes amis, sir Williams... Vous ne tenez pas à savoir son nom de famille, n'est-ce pas ?
- Oh ! mon Dieu, non.
- Sir Williams entra dans ma chambre, comme j'étais, tout en prenant mon thé impérial, occupé à regarder, de mon lit et par la fenêtre de ma chambre, des requins qui jouaient à fleur d'eau. « – Quel bon vent vous amène si matin ? lui demandai-je.
- Vous êtes chasseur ?
- Oui.
- Voulez-vous venir, demain, à la chasse avec nous ?
- A quelle chasse ?
- A la chasse aux éléphants. »
Horace s'arrêta.
- Je suis un singulier homme, me dit-il.
- Bon !
- Oui... Il faut que vous sachiez une chose que vous ne savez peut-être pas, afin de me bien comprendre.
- Dites-la.
- Je suis poltron !
J'éclatai de rire.
- Oh ! dit-il, il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans ce que je dis là.
- Vous, poltron ?
Horace avait eu deux ou trois duels qui avaient fait événement par la bravoure impassible, par le courage téméraire qu'il y avait montré.
- Oui, reprit-il ; seulement, je suis poltron à la manière de Henri IV, qui commençait, à ce que dit Tallemant des Réaux, par salir ses chausses, et qui, ensuite, en barbouillait le nez de ses ennemis. J'ai le tempérament bilieux, et j'ai le courage de mon tempérament, c'est-à-dire que je commence par douter, hésiter, trembler même ; puis je suis honteux de ma faiblesse, puis mon moral gourmande mon physique, puis mon âme monte sur ma bête et, alors, ma bête fait des merveilles de témérité qui ébouriffent les imbéciles ; ce qui n'empêche pas ma bête d'avoir commencé par la peur ; seulement, il n'y a que mon âme et elle qui sachent cela.
- Et puis moi, maintenant.
- Et puis vous, maintenant, oui... Ma bête commença donc par s'effaroucher, comme d'habitude, de la proposition, et par balbutier :
« - Une chasse aux éléphants ! Oui... non... Combien de temps cela durera t-il ?
- Mais sept ou huit jours.
- Sept ou huit jours !... Diable ! je ne sais pas si je pourrai.
- Dame, répondit sir Williams, voyez, réfléchissez... vous avez le temps, d'ici à demain.
Il me sembla, à l'intonation de l'officier anglais sir Williams était officier dans les rifles, qu'il avait lu jusqu'au fond de mon coeur, et qu'il avait vu ce qui s'y passait.
- Non... non..., répondis-je vivement ; je n'ai pas besoin de réfléchir... j'y vais. »
Je pris mon mouchoir, et j'essuyai une sueur qui venait de me passer sur le front.
« - Avez-vous des armes ? » me demanda sir Williams.
« - J'ai une carabine à balle forcée et pointue.
- A un coup, ou à deux coups ?
- A un coup. Puis j'ai mon fusil de chasse.
- Quel calibre ?
- Calibre seize.
- Tout cela est insuffisant.
- C'est que j'ai l'habitude de ma carabine.
- Prenez-la, si vous voulez, comme dernière arme ; mais, comme arme unique, si vous teniez à vous en servir, je vous conseillerais de choisir un autre compagnon de chasse.
- Et pourquoi ?
- Parce que je ne répondrais pas de vous.
- Oh ! »
Je sifflai un petit air pour savoir à quel degré d'émotion ma voix cessait d'être juste.
« - Il vous faut, continua sir Williams, trois carabines à deux coups, des doubles barrets.
- Où en aurai-je ?
- Je vous en ferai prêter.
- Mais, mon cher, je succomberai sous le poids d'une pareille artillerie !
- Bon ! ne vous inquiétez pas de cela.
- Comment ?
- Est-ce qu'un blanc est fait pour porter quelque chose que ce soit, dans l'Inde ? C'est l'affaire de vos nègres, cela. Prenez-moi vos appos les plus sûrs, et l'on vous indiquera la manière de s'en servir. »

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