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Chapitre XVIII
Le Fléau de Naples III

Comme vous avez vu la grotte de Lucullus sous le nom de grotte de Séjan ; comme vous avez vu un banc circulaire, dit écueil de Virgile, qu’aucune inscription, aucun bas-relief ne recommandent à votre attention ; comme, à part deux amphithéâtres dont l’un est une merveille de richesse et d’élégance ; comme, à part la villa de Lucullus, dont on ne vous a pas dit un mot et qui cependant a son mérite ; comme, à part tout cela, vous n’avez rien vu de bien curieux, vous repassez par cette fameuse voûte, au déblaiement de laquelle la roi Ferdinand II a dépensé soixante et quatorze mille ducats ce qui prouve son goût éclairé pour les arts, et vous reprenez la route que vous aviez abandonnée un instant pour faire cette excursion de l’autre côté du Pausilippe.
Ici, il faut rendre justice à la tranquillité de la route ; excepté trois ou quatre gamins, gras et rebondis, qui vous attendent au bas de la descente et qui vous accompagnent en courant et criant : Morti di fame ! sur le ton le plus lamentable ; excepté un traiteur ambulant installé avec sa table au milieu de la route, et qui veut absolument que vous descendiez de votre voiture pour manger des huîtres du Fusaro, vous parcourez, sans être trop inquiété, la distance de deux milles.
Mais, à cinq cents pas de Pouzzoles, trois ou quatre fainéants se lèvent du bord du fossé où ils sont assis ; l’un vous tendant un petit dieu égyptien, l’autre vous présentant une pièce de monnaie, et le troisième vous criant :
- Temple de Sérapis, Excellence !
L’homme au dieu égyptien et l’homme à la monnaie antique vous abandonnent au bout de cent ou de cent cinquante pas, selon que votre voiture va plus ou moins vite. Mais il n’en est pas de même du desservant du temple de Sérapis ; comme la demeure du dieu de la santé est à l’autre extrémité de la ville tant que vous n’avez pas dépassé Pouzzoles et que vous ne vous êtes pas engagé sur la route de Baïa, il espère pouvoir opérer sur vous ; rien ne le rebute, il s’accroche à la voiture, règle sa marche sur celle des chevaux, et, à tout ce que vous pouvez lui dire pour l’éloigner, répond d’une voix de plus en plus essoufflée :
- Temple de Sérapis, Excellence ! temple de Sérapis ! temple de Sérapis !
Vous lui criez, en italien cette fois :
- Je l’ai vu, ton temple de Sérapis, je le connais ; je les ai vues, tes colonnes avec leurs lithophages, je les connais ; j’en ai bu, de ton eau minérale, je la connais !
C’est lui qui, à son tour, ne comprend pas le toscan et qui vous répond napolitain :
- Temple de Sérapis ! temple de Sérapis !
En approchant de Pouzzoles, les mendiants de la première classe reparaissent. Nous séparerons, si vous voulez, les mendiants de Naples en trois classes :
1° Mendiants demandant l’aumône.
2° Mendiants voulant à toute force vous faire voir des antiquités, ou vous vendre des dieux verts ou des médailles rouillées.
3° Mendiants sollicitant des places, des cordons et des faveurs.
Vous me direz peut-être que j’aurais dû numéroter les mendiants napolitains en sens inverse.
Ma foi, non : je mets au-dessous du mendiant qui veut absolument vous vendre son dieu vert ou sa monnaie rouillée, le mendiant qui veut vendre sa conscience ou son vote ; et au-dessous du mendiant qui demande un grain au passant qu’il soit Français ou Anglais, le mendiant qui demande indifféremment une clef de chambellan, une croix ou un ministère à François II ou à Victor-Emmanuel.
Je maintiens donc mon numérotage.
Le courtisan politique, pour moi, est le dernier des mendiants.
Pardon de la digression ou plutôt de la profession de foi. Revenons aux mendiants de première classe.
Défiez-vous d’une petite chapelle, à gauche de la route et dans laquelle un fond de faïence vous représente un Christ en croix tout dégouttant de sang, ayant à ses pieds un monsieur en habit bleu barbeau, montrant à son jeune enfant ce lamentable spectacle.
C’est là que vous attendent en troupe les mendiants de la première classe, armés d’une escarcelle qu’ils font sonner.
Vous entrez à Pouzzoles avec une escorte princière et au milieu d’un concert de plaintes modulées sur tous les tons, depuis le fa d’en bas jusqu’au ;
- Morts de faim !
- Ayez pitié d’un pauvre aveugle !
- N’oubliez pas un malheureux estropié !
- Donnez un grain à une femme veuve avec onze enfants !
- Faites l’aumône à un vieillard de soixante et quatorze ans qui a son père et sa mère à sa charge !
Et, par-dessus tout cela, votre cicerone qui crie :
- Temple de Sérapis ! temple de Sérapis ! temple de Sérapis !
Mais ce qu’il y a de pis, c’est qu’en arrivant à la porte vous la trouvez encombrée de voitures vides, qui attendent là pour happer les voyageurs, comme les araignées attendent pour sauter sur les mouches. La police pourrait les forcer de se ranger aux deux côtés de la route et de laisser le milieu du chemin libre ; tout le monde s’en trouverait bien, les cochers les premiers ; mais, bah ! il n’y a plus de police à Pouzzoles depuis le jour où Sylla, pour récréer un peu son agonie, a fait étrangler le syndic qui ne voulait pas payer sa contribution.
La porte dépassée, vous croyez que vous allez pouvoir mettre vos chevaux au trot. Ah bien, oui ! on dépave à Pouzzoles, je ne sais pas m’expliquer ce phénomène, on dépave toujours et l’on ne pave jamais. Alors, vous comprenez, bon gré mal gré, il faut descendre. Mettez vos mains dans vos poches, sur votre mouchoir si vous vous mouchez, sur votre tabatière si vous prenez du tabac, sur votre bourse s’il y a de l’argent dedans. Un monsieur fort respectable m’a affirmé qu’on lui avait volé ses lunettes sur son nez. Comme il était myope, les lunettes volées, il n’a pas pu désigner le voleur, et il en a été pour ses lunettes.
Vous vous trouvez alors au milieu d’une effroyable cohue de mendiants, de dépaveurs, de tire-laines, d’ânes, de mulets, de carocelli, de marchands d’oeufs ou de carottes, de cicerones marrons qui veulent vous faire voir l’un l’amphithéâtre, l’autre la cathédrale ; de cochers qui vous crient : « Baïa ! Cumes ! lac Fusaro ! » et par-dessus les voix desquels vous entendez toujours la voix de votre cicerone primitif qui hurle :
- Temple de Sérapis ! temple de Sérapis ! temple de Sérapis !
Quatre hommes prennent votre voiture, la soutiennent, la poussent, la soulèvent ; ils sont insuffisants ; deux autres arrivent, cela en fait six ; on perd une demi-heure, mais enfin on touche à une rue pavée.
Elle est fermée par une barricade !
Pourquoi une barricade ? vous êtes en pleine paix.
Pour que cinq ou six gamins, qui ont fait la barricade afin que vous ne passiez pas, la défassent pour que vous passiez.
Les hommes qui portent, qui poussent, qui soutiennent votre voiture, les gamins qui font et défont la barricade, sont deux variétés de la grande corporation des mendiants. Mettez la main à votre poche ; si vous n’avez pas donné à ceux qui n’ont rien fait pour vous, il est dû une rémunération à ceux qui vous ont rendu service.
Vous remontez dans votre voiture, la sueur sur le front : vous avez trente mendiants autour de vous.
Les chevaux, pleins d’humanité, refusent de marcher : ils ne pourraient faire un pas sans écraser un homme, une femme ou un enfant.
C’est alors, que, exaspéré, hors de vous, haletant, furieux, enragé, vous arrachez le fouet de la main du cocher et frappez sur toute cette canaille.
Troisième manière.
Les chevaux reprennent le trot ; vous vous croyez débarrassé de votre vermine, vous respirez, vous risquez une exclamation de bien-être :
- Ah !
Tout à coup vous entendez crier derrière vous à votre oreille :
- Temple de Sérapis ! temple de Sérapis ! temple de Sérapis !
C’est votre cicerone, qui s’est fortifié sur le siège de votre voiture et qui, de là, vous brave impunément.
Vous n’en serez débarrassé qu’au lac Lucrin.

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