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Chapitre XVI
Les Courses d'Epsom I

J'avais traversé la Manche dans l'intention, ou, si vous voulez, sous le prétexte d'aller voir les courses d'Epsom, et je m'étais embarqué un lundi pour revenir le samedi suivant, – moyen à peu près sur de ne point passer le dimanche à Londres.
Je savais, depuis mon premier voyage en Angleterre, – et il remonte à quelque chose comme vingt-quatre ans, – ce que c'était que les dimanches à Londres.
Oh ! chers lecteurs, ne le sachez jamais !
Le dimanche, tout est défendu à Londres ; quand je dis à Londres, je dis en Angleterre ; quand je dis en Angleterre, je dis dans les possessions anglaises.
A Southampton, un barbier fut condamné à deux mille cinq cents francs d'amende pour avoir fait une barbe ; à Guernesey, une aubergiste fut condamnée cent francs pour avoir vendu un verre de gin.
On sait les émeutes que causa, il y a deux ans, à Hyde park, cette observance exagérée du dimanche.
A Londres, après avoir travaillé six jours de la semaine, on ne se repose pas le septième, non, on s'ennuie ; car les sabbatariens auront beau dire, l'ennui n'est pas le repos.
En Angleterre, la vie s'éteint le dimanche ; le dimanche est un jour retranché de la semaine, cinquante-quatre jours retranchés de l'année, deux ou trois mille jours retranchés de la vie.
Le dimanche, à Londres, donne une idée assez juste de ce qu'était la principauté de la Belle au bois dormant avant que la princesse fût réveillée.
De temps en temps, on entend un psaume, ce qui n'égaye pas plus celui qui l'entend que celui qui le chante.
A mon avant-dernier voyage, j'étais, par mégarde, arrivé un samedi, et, le soir, je causais avec mon hôte, M. Nind, homme de beaucoup d'esprit, de cette exigence presbytérienne, me vantant de savoir tout ce que les Anglais pouvaient faire, ou plutôt pouvaient ne pas faire, pour célébrer le jour dominical.
M. Nind avait secoué la tête et s'était contenté de dire :
- Oh ! nao, vous ne savez pas.
Et, comme j'insistais :
- Moa, je conduirai vous demain chez mon frère.
- A quelle heure ?
- A trois heures.
Cela m'allait à merveille ; au reste, j'étais sûr de ne pas trop m'ennuyer ce dimanche-là : je comptais le consacrer tout entier à écrire une petite pièce qui a été jouée depuis, et qui se joue même encore au Gymnase sous le titre de l'Invitation à la valse.
J'en étais à ma septième ou huitième scène, lorsque M. Nind entra.
- Venez-vous ? me dit-il.
- Où cela ? demandai-je.
J'avais complètement oublié le rendez-vous pris.
- Chez mon frère.
- Ah ! c'est vrai.
Je me levai, je pris mon chapeau et je suivis M. Nind. Nous montâmes dans un cab.
Il a été question d'empêcher les cabs de marcher le dimanche, comme on a empêché la poste de fonctionner ; mais les partisans de la locomotion l'ont emporté.
Nous nous arrêtâmes dans Picadilly.
M. Nind frappa à une porte.
Le domestique qui nous ouvrit parut d'abord fort inquiet ; sans aucun doute croyait-il que nous venions faire une visite à son maître, et que cette visite pouvait le déranger de ses devoirs du dimanche.
Mais M. Nind le rassura en lui disant qu'il ne s'agissait pour le moment de rien autre chose que de faire voir à un Français la cour de la maison.
Le domestique nous laissa passer.
Nous entrâmes dans la cour.
Ma curiosité, je l'avoue, était vivement excitée.
Je regardai tout autour de moi ; cette cour n'avait rien de particulier, sinon qu'au milieu de la cour il y avait un coq sous une cage.
M. Nind me montra le coq du doigt.
Je crus que ce coq était une curiosité, un coq à deux têtes ou à quatre pattes.
Point : c'était un simple coq de basse-cour ; huit ou dix poules caquetaient en tournant autour de la cage, tandis que le coq, d'un air triste, les regardait faire.
- Eh bien ? demandai-je à M. Nind.
- Eh bien, répondit-il, vous ne voyez pas ?
- Si fait, je vois un coq ; mais ce coq n'a rien de particulier, si ce n'est qu'il me paraît légèrement attaqué du spleen.
- Non, c'est le dimanche qui le rend triste.
- Comment, c'est le dimanche ?
- Ne voyez-vous pas que le malheureux coq est sous une cage, et que de là vient sa tristesse ?
- Sans doute, ce n'est pas amusant d'être sous une cage ; mais pourquoi est il sous une cage ?
- Je vous l'ai dit, parce que c'est aujourd'hui dimanche, et que le coq de mon frère ne doit pas plus pécher le dimanche que mon frère ne pèche lui même !
Si vous doutez de la vérité de l'anecdote, renseignez-vous auprès de M. Nind, Leicester square, Sablonnière hôtel.
Cette fois, j'avais donc soigneusement évité le dimanche anglican, et, étant parti de Paris le lundi au soir, j'étais arrivé à Londres le mardi matin, c'est-à dire la veille des courses d'Epsom, but avoué de mon voyage.
Je dis le but avoué, parce que le but secret, le vrai but, pouvait bien être tout simplement d'acheter quelques porcelaines.
Il faut vous dire, chers lecteurs, qu'après les porcelaines du Japon et de la Chine, ce que j'aime le mieux, – ne pouvant pas emplir d'or les tasses à café de Sèvres, – c'est la porcelaine anglaise.
L'Anglais, le peuple le moins artiste et le plus industriel, – je dis industriel et non pas industrieux, – et le plus industriel du monde, arrive presque à l'art à force d'industrie.
Joignez à cela une espèce de confort qui signale tout ce qui sort des fabriques anglaises, et qui donne aux choses leur mérite spécial.
Paris en a pu juger à la dernière exposition : toutes ces splendides porcelaines anglaises, à fleurs peintes ou eu relief, ont été enlevées en un clin d'oeil.
Personne, comme les Anglais, ne fait ces grands et magnifiques vases de toilette qui semblent des baignoires d'enfant.
Aussi, toutes les fois que j'ai été à Londres, en ai-je rapporté quelque cuvette large comme un bassin, quelque lampe de verre de Bohême qui semble taillée dans l'opale.
Cette fois-ci, à peine arrivé je demandai à l'un de mes amis, pianiste et compositeur d'un grand talent, nommé Engel, de me conduire dans un des plus beaux magasins de Londres.
Il me conduisit droit chez Daniel, New - Bond street, 129, au coin de la rue de Grosvenor.
Trois étages d'une maison immense sont encombrés de porcelaines destinées à tous les usages, de toutes les formes, de toutes les dimensions, disposées pour tous les goûts.
J'étais au second, passant en revue les trésors qui renferme cet étage, demandant le prix de chaque objet, lorsque le maître de la maison, occupé près de clients arrivés avant moi, monta rapidement l'escalier et adressa en anglais quelques mots au commis qui s'était chargé de me piloter, puis redescendit aussi précipitamment qu'il était monté.
Il me sembla, au milieu de ces quelques mots, comprendre ceux-ci :
- Ne dites point les prix.
Je m'informai auprès du commis.
J'avais parfaitement entendu.
- Pourquoi M. Daniel défend-il qu'on me dise les prix des objets que je marchande ?
- Je ne sais, monsieur.
Je continuai d'examiner les objets sans demander davantage les prix.
Je crus que, dans son excentricité nationale, M. Daniel ne voulait rien vendre à un Français.
Cinq minutes après, il remontait avec un registre à la main.
- Monsieur, lui demandai-je, auriez-vous l'obligeance de m'expliquer pourquoi il est défendu à votre commis de me dire le prix des objets que renferme votre magasin ?
- Parce que votre prix, à vous, monsieur Dumas, ne doit pas être le prix de tout le monde.
- Je ne vous comprends pas.
- Voici mes prix de revient, monsieur. Choisissez, indiquez les objets, et, puisque vous m'avez fait l'honneur de choisir mon magasin pour y faire vos acquisitions, payez-les le prix qu'elles me coûtent : je n'en accepterai pas d'autre.
J'avoue que cette politesse me toucha.
- Mais, dis-je, si je prends tout le magasin ?
M. Daniel s'inclina avec une singulière courtoisie :
- Je le renouvellerai, dit-il.
Croyez-vous que, si Walter Scott ou Byron eussent visité nos marchands de porcelaine de France, il y en eût eu un seul qui en eût fait autant pour lui ? Merci, monsieur Daniel, vous m'avez donné une jouissance d'amour-propre, et je ne dissimulerai pas que c'est une de celles que j'apprécie le plus.
Après avoir fait mes emplettes chez ce digne marchand, je me hâtai de satisfaire une autre fantaisie en allant visiter l'établissement de madame Tussaud, – ce fameux musée dont je vous ai décrit ailleurs les singulières merveilles.
Puis, comme c'était assez de jouissances personnelles, je crus que je me devais à la société.
Je montai dans un cab pour aller d'abord rejoindre mon fils, qui m'accompagnait dans ce voyage, et auquel j'avais donné rendez-vous à Hyde park. – De là, nous devions aller ensemble retrouver notre ami M. Young, qui nous offrait un dîner à Blackwall près de Londres.
L'heure brillante de Hyde park est quatre heures de l'après-midi ; le jour à la mode, le vendredi.
Alors, toute la fashion de Londres marche au pas,
trotte ou galope dans la grande allée de Hyde park.
C'est là que l'on voit les plus beaux chevaux et les plus jolies femmes de Londres, et, par conséquent, du monde entier.
Mais rendons justice aux Anglais : leur premier regard est toujours pour le cheval, nous pourrions même ajouter, je crois, leur premier désir.
C'est chose curieuse, je vous jure, que le spectacle de la grande allée de Hyde park, où l'indépendance de la femme anglaise brille dans tout son éclat.
Autant il est rare de voir, en France, une femme monter seule à cheval, suivie de son domestique, autant il est rare, à Londres, de voir une femme accompagnée de son mari, de son frère ou de son amant.
Il y a plus : la femme domine énormément comme nombre. On rencontre des groupes de dix ou douze femmes, marchant en peloton comme une patrouille de hussards, ou comme une seule ligne de cuirassiers qui passe une revue.
On les sent fermes sur leurs selles comme des amazones du Thermodon, ou comme des écuyères du Cirque.
Arrivées aux barrières, c'est-à-dire à l'extrémité des allées, elles font volte face avec une précision admirable, sans effort, sans embarras.
Si l'une d'elles veut causer avec quelque cavalier qui passe, elle reste en arrière, entame avec lui une conversation plus ou moins longue, puis salue familièrement de la main et de la cravache, enlève son cheval au galop, et rejoint le groupe auquel elle appartient.
Cela ne veut pas dire que tous les groupes doivent être de dix ou douze : non, il y en a de six, de quatre, de deux. – Quelques femmes d'un rang plus aristocratique ou d'un tempérament plus solitaire se promènent seules, avec un domestique, deux domestiques, et quelquefois trois ou quatre domestiques.
Je vis l'une de ces dames, se trouvant devant la barrière au lieu de se trouver devant l'ouverture, et trop paresseuse pour faire une demi-courbe, enlever son cheval par-dessus la barrière avec autant de laisser aller, de facilité, de hardiesse, qu'un jockey à une course de haies.
Le domestique qui la suivait se crut sans doute obligé, d'en faire autant, et suivit son exemple.
Nous avons dit que le spectacle de la grande allée de Hyde park était curieux. – Il est plus que curieux, il est beau.
C'est un large spécimen de la fierté aristocratique de ce peuple, qui est arrivé à la liberté en foulant aux pieds l'égalité.
Nous n'avons pas idée de cela en France.
Il y a à Hyde park, tous les jours, quinze ou dix huit cents femmes montant des chevaux de cinq à dix mille francs.
Combien y a-t-il de chevaux de dix mille francs à Paris ?
Vingt-cinq ou trente, peut-être, et encore !...
Nous restâmes trois quarts d'heure à Hyde park.
Ce que, pendant ces trois quarts d'heure, nous vîmes passer, flottant au vent, de boucles de cheveux de toutes nuances, depuis le noir aile de corbeau jusqu'au blond roux ; de cous gracieusement inclinés, se courbant et se redressant comme le mouvement des vagues ; de visages roses éclatant sous la demi-teinte des chapeaux à larges bords chargés de plumes, frangés de dentelles ; d'yeux noirs, fiers et passionnés ; d'yeux bleus, doux et langoureux, – je ne me chargerai point de l'énumérer.
Shakespeare, qui a tout dit, a peint ses compatriotes avec une seule phrase :
« L'Angleterre est un nid de cygnes au milieu d'un vaste étang. »
Il va sans dire que, dans ce nid de cygnes, il n'y a de place que pour les Anglaises.
Oh ! comme on vous comprend, doux rêves du poète ! Desdemona, Juliette, Miranda, Ophelia, Jessica, Cordélie, Rosalinde, Titania ! comme on vous comprend quand on a vu ces femmes aux cheveux flottants, aux yeux noyés, aux joues transparentes, aux cous ondoyants, qui semblent faites pour l'hermine, le velours, le satin et la soie, plus encore que la soie, le satin, le velours et l'hermine ne semblent faits pour elles !
Disons, en passant, que Punch, ce Pasquino de Londres, qui ne respecte rien, appelle la grande allée où caracolent toutes ces belles dames – Rotten-Road le chemin pourri.
Près de cette grande allée est la statue d'Achille, fondue avec les canons français pris à Vittoria et dédiée to Arthur duk of Wellington from his countrywomen ; mot à mot : « A Arthur, duc de Wellington, par les Femmes de sa patrie. »
il va sans dire qu'Achille, en véritable demi-dieu de l'antiquité, combat tout nu.
Mais il a un bouclier ; chose qui lui est la moins nécessaire, puisqu'il est invulnérable.
En face de la statue et de manière à ce que l'illustre duc et sa postérité puissent voir ce chef-d'oeuvre de l'art moderne de toutes les fenêtres, est bâtie sa maison, qui aujourd'hui n'offre plus rien de remarquable, et qui, lors de mon premier voyage, était doublement curieuse, – d'abord, en ce qu'elle était la résidence de lord Wellington, – ensuite, en ce que tous les volets étaient en fer.
La raison de ce formidable retranchement faisait honneur à la popularité du vainqueur de Vittoria, de Salamanque et de Talavera, – car nous ne pouvons pas admettre qu'il fut le vainqueur de Waterloo. – A chaque nouvelle émeute, on brisait ses vitres ; d'abord, il essaya de fermer les volets ; mais la dépense était double : on commençait par briser les volets pour ensuite briser les vitres. Il en résulta qu'il eut l'ingénieuse idée de fermer les fenêtres avec des volets en fer. Le duc en était quitte, les jours d'émeute, pour déjeuner et dîner à la lumière.
Heureusement que la statue d'Achille comme sculpture, et la maison de Wellington comme architecture, peuvent être vues d'un coup d'oeil, l'art n'y étant absolument pour rien et la bonne intention y étant pour tout.
Il en résulta que la double visite en fut bientôt faite, et, comme notre cab nous attendait porte Grosvenor, nous sautâmes dedans, et, sans nous arrêter à rien, nous revînmes à notre hôtel London-Coffee house avec la rapidité du fiacre anglais, doublée de la promesse d'un pourboire, chose inconnue en Angleterre.
Vous me direz que, comme les cochers anglais comptent par milles et font leurs comptes eux-mêmes, il y a tout lieu de présumer qu'ils n'ont point la maladresse de s'oublier.
A la porte de l'hôtel, toute notre société, composée d'une quinzaine d'amis de M. Young, nous attendait. La présentation se fit selon l'étiquette anglaise. Mais, de toute cette nombreuse société, je ne retins qu'un nom, celui de M. Knowles.
Il est vrai qu'à ce nom, M. Young, ajouta :
- Qui a tué trente-cinq tigres.
M. Knowles est un homme d'une trentaine d'années, ayant habité Rajahrampore, c'est-à-dire la ville du roi Ram près Mours-hed-Habad. Il a la tête de moins que Gérard, qui lui-même n'a guère que cinq pieds deux ou trois pouces. C'est une nature frêle, mais calme, avec une grande fixité dans le regard. L'oeil est bleu-faïence comme celui de tous les hommes volontaires jusqu'à l'obstination ; c'est la couleur de l'oeil des races celtiques, les plus entêtées de toutes les races : voyez les Bretons et les Ecossais.
Nous allâmes tout courant jusqu'à Blackfriars bridge, c'est-à-dire jusqu'au pont des Frères-Noirs, un des plus vieux ponts de Londres, et, là, nous trouvâmes un de ces bateaux à vapeur qui sillonnent la Tamise. Cela seul peut vous donner une idée de la puissance de cette reine de l'ennui qu'on appelle Londres, quand je vous dirai, par exemple, que, du pont de Battersea, qui peut correspondre à notre pont d'Iéna, jusqu'à Blackwall, qui peut correspondre à notre Râpée, c'est-à-dire pendant quatre lieues au lieu d'une, la Tamise est desservie, comme une rue à omnibus, par plus de soixante bateaux à vapeur contenant une moyenne de cent cinquante passagers, parmi lesquels circulent deux ou trois bateaux à half-penny, c'est- à-dire à un demi-penny, c'est-à-dire à un sou, toujours chargés de deux cent cinquante ou trois cents personnes, qui, pour ce sou, vont depuis le pont de Londres jusqu'au pont de Westminster, c'est-à-dire font à peu près deux lieues.
Le, bateau allait partir ; nous y fîmes une véritable irruption.
Au pont de Blackfriars, la Tamise est quatre fois large comme la Seine au pont d'Iéna.
Ne vous préoccupez de rien, chers lecteurs, si vous faites ce voyage, que de regarder à droite et à gauche et d'étudier le mouvement commercial qui fait grouiller au bord du grand fleuve anglais un demi-million d'individus Le seul souvenir historique que vous côtoyiez, c'est la Tour de Londres, dont vous voyez s'élever les quatre clochetons. Quand je dis la Tour de Londres. je devrais dire la Tour Blanche bâtie par Guillaume le Conquérant ; car, de la Tour de Londres qui existait avant l'invasion normande et que la tradition veut avoir été appelée Tour de Juillet, comme ayant été bâtie par Julius César, il ne reste plus rien.
A part ce mouvement commercial qui est l'âme visible de la grande cité, vous n'avez que deux choses à voir dans cette traversée de Blackfriars à Blackwal : c'est, à gauche, le Great-Eastern aujourd'hui le Leviathan ; à droite, l'hôpital des Invalides de la marine, le plus beau palais de Londres.
Il a été bâti par Inigo Jones, sous Charles Ier, c'est-à-dire par le contemporain de Van Dyck, qui, lui aussi, faisait de l'architecture en même temps que de la peinture, mais, qui, en même temps qu'il faisait de l'architecture et de la peinture, faisait malheureusement aussi de l'alchimie ; ce qui nous coûta probablement, à nous, une douzaine de beaux tableaux, et probablement à lui une douzaine de belles années : la peste de 1641 le trouva tout affaibli par les veilles et n'eut qu'à le toucher de l'aile pour le coucher au nombre de ses victimes.
Ceux qui sont curieux d'énormes fourneaux, d'immenses marmites et de cuillers à pot gigantesques, doivent visiter les Invalides de Londres, qui, sous ce rapport, l'emportent sur les Invalides de Paris. Il faut rendre justice à qui de droit.
Quant au Great-Eastern, c'est le plus énorme navire qui jamais ait été construit, sans en excepter la fameuse galère de Ptolémée dans laquelle il y avait un jardin et un bois de palmiers.
Le Leviathan, pour lui donner son nouveau nom, jauge 22500 tonneaux, c'est-à-dire qu'il est quarante-cinq à cinquante fois plus grand qu'un trois mâts ordinaire.
Du bateau à vapeur que nous montions, nous l'apercevions à un demi- kilomètre, se dressant sur le rivage, comme une gigantesque falaise. Les hommes qui travaillaient à sa carène, rapetissés par sa masse, paraissaient gros comme des fourmis. Il pourra transporter quatre mille passagers et dix mille soldats. Il aura six mâts, dont cinq en fer, et le plus proche du gouvernail en bois pour ne pas déranger la boussole.
Cela nous semble, au reste, une grande erreur en matière de construction que de croire que plus la masse est pesante, mieux elle résistera à la mer et à la tempête. Quant à moi, je me croirais plus en sûreté dans la plus petite goélette que dans cette énorme machine.
J'ai voyagé avec un speronare, c'est-à-dire dans une coquille de noix ; j'ai voyagé avec le Véloce, c'est-à-dire avec un bâtiment de la force de deux cent cinquante chevaux. Je me suis cru, dans deux circonstances identiques, moins exposé sur ma coquille de noix que sur mon bâtiment de deux cent cinquante chevaux.
Quelle que soit la force d'un steamer ou d'un vaisseau, il ne domptera pas la mer ; et, pour la mer, ce sera toujours une plume à la main d'un géant.
Mieux vaut amuser la mer que la défier.
Je souhaite de ne pas être un prophète de mauvais augure pour la Compagnie, qui a déjà souscrit sept cent mille livres sterling, c'est-à-dire dix-sept millions et demi, pour la construction du Leviathan. Mais, je le répète, j'aimerais mieux, une tempête survenant, être sur le bouchon de liège avec lequel j'ai parcouru tout l'archipel de Sicile, avec lequel j'ai été à Messine, à Syracuse, à Palerme, à Lipari, à Malte, à Tunis, au Pizzo, que sur le colosse qu'on essaye aujourd'hui de mettre à flot, près de Milwall.
Mais ainsi sont les Anglais : ils croient faire plus grand en faisant plus gros !
A six heures et quelques minutes, nous abordâmes presque en face du restaurant, hôtel Brunswick.
Permettez-moi de vous donner la carte de notre dîner.
Cette carte est une curiosité dans son genre. M. Young, notre amphitryon, en nabab qu'il est, avait royalement fait les choses.
Ceci, chers lecteurs, s'adresse aux gourmands, si toutefois j'ai des gourmands, ce que j'espère bien, parmi les lecteurs.
Si j'ai des gourmands, qu'ils osent avouer leur gourmandise, et, si l'occasion s'en présente, nous causerons cuisine.
Ils verrons qu'en théorie, du rnoins, je suis digne de faire leur partie.

                    Carte du dîner donné par M. Young.

                              Potages.

Tortue à l'anglaise.
Printanier.

                              Premier service

Truite à la tartare.
Water-zootches de perches, soles, saumons, truites et anguilles.
Tranches de saumon de Gloucester.
Turbot sauce au homard.
Rougets en papillotes.
Boudins de merlan à la reine.
Filets de sole à la Orly.
Saint-Pierre à la crème.
Matelote normande.
Friture de flottons et d'anguilles.
Rissoles de homard.
Quenelles de saumon.
Crevettes en buisson.
Côtelettes de saumon à l'italienne.
White-bais au naturel.
White-bais en Méphistophélès.

                              Relevés.

Poularde à la Montmorency.
Noix de veau à la jardinière.
Pâté froid à la royale.
Poularde à l'ivoire, sauce suprême.
Bastion de volaille.
Jambon de Bayonne.
Lard garni de fèves.

                              Entrées.

Côtelettes à la Maintenon.
Vol-au-vent à la financière.
Escalope de caille aux truffes.
Riz de veau en macédoine.
Kari à l'indienne.
Filets de pigeon à l'italienne.
Fricassée de volaille aux truffes.
Chartreuse à la Toulouse.

                              Second service

                              Rôts.

Chapon et petits poulets au cresson.
Dindonneau.
Venaison. Levreau.
Cailles bardées.
Canetons à la ferme.

                              Relevés.

Charlotte Plombières.
Boudin à la Jenny Lind.

                              Entremets.

Boudin Saint-Clair.
Haricots verts.
Croûte de champignons.
Crème de Montmorency.
Fromages de Neuchâtel.
Tourte de cerises à l'anglaise.
Fromages bavarois.
Gelée au marasquin garnie de fraises.
Petits pois.
Bayonnaise de homard.
Meringues à la glace.
Gâteau de millefeuille.
Bordure génevoise garnie de reines-claude
Gelée, macédoine de fruits.
Riz à la Brunswick.
Radis et salade.

                              Dessert.

Fraises.
Raisins.
Ananas.
Mandarines et tangerines.
Conserves de pèches, d'abricots, de mirabelles, etc., etc

                              Vins.

Hock, sherry, champagne, madère.
Porto, claret, château-margaux.
Château- dickins.
Constance.
Tockay.

Vous comprendrez sans peine, chers lecteurs, qu'un pareil dîner nous conduisit à dix heures du soir.
A dix heures, nous prîmes le chemin de fer, qui nous ramena en vingt minutes à Londres, que nous trouvâmes illuminé à giorno.
C'était l'anniversaire ou la fête de la reine d'Angleterre.
En abordant au pont de Londres, nous montâmes dans cinq ou six voitures, et nous nous fîmes descendre à la place de Trafalgar.
De là, nous nous acheminâmes vers Regent street.
Vous savez ce qu'est Paris les jours d'illumination, n'est-ce pas ? Figurez- vous quelque chose de trois fois plus compacte que la foule de nos boulevards.
Je remarquai une chose, c'est qu'au fur et à mesure que nous avancions vers Regent street, des mots français nous frappaient plus rapprochés les uns des autres.
En arrivant à Leicester square, l'anglais et le français se contrebalançaient ; à Haymarket, l'anglais était complètement vaincu.
C'est que Haymarket est le Canada de Londres ; c'est à Haymarket et dans ses environs qu'émigrent les demoiselles que Béranger a illustrées par une de ses plus verveuses chansons :

          Faut qu'lord Vilain-ton ait tout pris,
          Gn'ia plus d'argent dans c’gueux d'Paris !

Haymarket, moins les robes en brocart, moins les plumes, les aigrettes, les oiseaux de paradis, les colliers et les boucles d'oreilles de strass, Haymarket est, en 1857, ce qu'étaient les galeries de bois du Palais-Royal en 1825.
Le dernier recensement qui a été fait de ces demoiselles, tant Anglaises qu'Irlandaises, Ecossaises, Allemandes et Françaises, est fantastique.
Un employé à la police de Londres m'a dit que ce recensement en avait constaté un nombre de quatre-vingt mille, sur lesquelles on peut compter de cinq a six mille Françaises.
Tout cela vit à sa guise et sans être soumis à aucun règlement sanitaire.
La raison qu'en donne le puritanisme anglais est admirable : « Il ne faut pas encourager le vice par l'espérance de l'impunité. »
Au reste, c'est au jardin de Cremorn que le vice s'étale dans toute sa splendeur.
Cremorn, c'est le Valentino, le Mabille, le Château des Fleurs de Londres, – en mesurant tout à un cran plus bas.
A la rigueur, une femme pourrait entrer à Valentino, à Mabille, au Château des Fleurs ; une fille peut seule entrer à Cremorn.
Nous en sortîmes à minuit, profondément attristés par les danses funèbres des Brididis et des Pomarés de la Grande-Bretagne.

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