Causeries Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre I
Les trois dames III

On donnait, si je ne me trompe, au Théâtre-Historique, la cinquième ou sixième représentation de Monte-Cristo.
J'étais sur la scène, et, pendant un entracte, je regardais dans la salle par le trou de la toile.
Je cherchais des yeux Alexandre, qui, dans la matinée, m'avait fait demander une petite avant-scène.
Je voulais voir s'il était à son poste.
Il y était, et, selon son habitude, avec une charmante femme.
Il se douta que c'était moi qui regardais de son côté et me fit un signe.
Dix secondes après, je me faisais ouvrir sa loge.
- Arrive ici, me dit-il ; car, en vérité, je ne sais pas comment cela se fait, j'ai l'air du portier chargé de tirer le cordon sur ta célébrité. Aussitôt que j'ai une femme au bras, la première chose qu'elle fait, c'est de relever sa robe pour ne pas se crotter ; la seconde, c'est de me demander que je te présente à elle.
Puis, se retournant :
- Tenez, madame, soyez satisfaite ; j'ai l'honneur de vous présenter monsieur mon père, un grand enfant que j'ai eu quand j'étais tout petit. Mon père, je te présente madame Adriani, née à Ischia, golfe de Naples, veuve avec douze mille francs de rente et les yeux de l'emploi, comme tu peux voir.
En effet, ce qu'il y avait surtout de remarquable dans la très remarquable beauté de madame Adriani, c'étaient des yeux magnifiques, dont l'éclat était encore rehaussé par une légère ligne de koheul artistement appliqué sur l'épaisseur de la paupière.
Cette femme était réellement belle, même dans l'acception classique du mot.
La ligne générale du visage était grecque, avec l'animation romaine. On eût dit un marbre de Paros doré par le soleil du Latium.
Nous nous assîmes dans le fond de la loge ; nous causâmes, en italien, d'Ischia, de Procida, de Sorrente, de Capri, de Naples, de tous ces caps, de tous ces promontoires, de tous ces villages, de toutes ces villes aux doux noms qu'on devine en rêve quand on ne les connaît pas, qu'on revoit en souvenir quand on les connaît. Au bout d'une demi-heure, je pris congé d'Alexandre et de madame Adriani.
Alexandre me reconduisit jusque dans le corridor.
- Eh bien, me demanda-t-il ; qu'en dis-tu ?
- Elle est superbe !
- Mais comme manières ?
- Elle me fait l'effet d'une femme du monde.
- Et comme veuve ?
- Une femme de vingt-cinq ans qui vient en avant-scène avec nous est toujours veuve peu ou prou.
- Moi, je la crois de Marseille.
- Eh bien, mais je ne l'aimerais que mieux : elle serait la compatriote de Méry et la descendante des Phocéens. Et pourquoi la crois-tu de Marseille ?
- Elle parle trop bien l'italien pour une Italienne.
La remarque était pleine de profondeur : les Italiennes, général, parlent avec un accent plus ou moins désagréable le patois de leur province, mais rarement elles parlent l'italien, le véritable italien, l'italien de Florence, corrigé par la prononciation romaine.
Comme je mettais la clef dans la serrure du théâtre :
- A propos, déjeunes-tu chez toi demain ? me demanda Alexandre.
- Oui.
- Fais mettre deux couverts et aie quelques chatteries de petite fille. J'irai probablement déjeuner avec toi et je te conduirai un convive.
- Madame Adriani ?
- Non : son portrait par madame de Mirbel, plus fin, plus joli, mais ressemblant, tu verras.
Je suivis les instructions données.
A onze heures, Alexandre arriva avec une adorable petite fille de neuf à dix ans.
C'était bien, comme il l'avait dit, une miniature de madame de Mirbel.
- Je te présente la filleule de madame Adriani, me dit-il en appuyant sur la première syllabe du mot filleule, mademoiselle Marcelle.
- Venez ici, mademoiselle Marcelle, que l'on vous embrasse.
- Volontiers, mais à une condition, monsieur.
- Laquelle, mademoiselle ?
- C'est que vous me laisserez vous regarder tout à mon aise.
- Ma chère enfant, rappelez-vous que c'est une faveur que bien des gens vous demanderont plus tard à vous-même.
- Je ne comprends pas.
- Je l'espère bien. Et pourquoi voulez-vous me regarder tout à votre aise ?
- Parce que l'on m'a dit que vous étiez un grand homme.
- Je vous remercie infiniment, mademoiselle. Venez dans mes bras, vous me verrez de plus près, et je, vous porterai du même coup à table.
On n'a pas idée de la gentillesse et de l'esprit de cette enfant, qui doit avoir aujourd'hui quelque chose comme quinze à seize ans. C'était tout simplement une merveille.
- Pourquoi, demandai-je tout bas à Alexandre, madame Adriani se fait-elle appeler marraine par cette enfant-là ?
- Pardieu ! parce que c'est sa mère, me répondit Alexandre.
L'explication me parut suffisante.
- Ah ! j'ai fait d'assez bons vers sur elle cette nuit, continua-t-il.
- Sur qui ?
- Sur madame Adriani.
- Dis-les-moi.
Attends... Tu sais, les vers, quand on vient de les faire, on ne se les rappelle pas, après, on ne peut plus les oublier.

          La plus belle femme du monde,
          Je la connais certainement ;
          Mais, si vous croyez qu'elle est blonde,
          Vous vous trompez complètement.

          Ses cheveux sont noirs et l'ébène
          Paraîtrait pâle à côté d'eux.
          Ses cils sont noirs, et c'est à peine
          Si l'on voit le blanc de ses yeux.

          Aussi parfois son sang bouillonne,
          Elle s'emporte en un moment ;
          Car, si vous croyez qu'elle est bonne,
          Vous vous trompez complètement.

          C'est un éclair, c'est la rafale,
          Et j'ai grand'peine, tant c'est prompt,
          A dompter pareille cavale
          Sous la cravache ou l'éperon.

          Mais, quand elle a le vin en tête,
          Alors c'est un enchantement ;
          Car, si vous croyez qu'elle est bête,
          Vous vous trompez complètement.

          Son esprit est comme ses hanches :
          Il est souple et toujours bondit ;
          Et, comme elle a les dents très blanches,
          Elle rit de tout ce qu'on dit.

          Elle pousse tout à l'extrême,
          Douleur, joie et tempérament,
          Et, si vous croyez qu'elle m'aime,
          Vous vous trompez complètement.

- Ils sont très jolis, tes vers.
- En veux-tu d'autres ?
- Oui, pendant que tu y es ; tu sais que je suis un des trois ou quatre hommes qui croient encore aux vers.
- O papa, que tu es grand ! Ecoute :

          Je suis amoureux d'une femme
          Ayant dents blanches et teint brun.
          Ses doux yeux ne sont qu'une flamme,
          Et sa bouche n'est qu'un parfum.

          Voilà, certes, une bonne affaire
          Pour mon coeur qu'on croyait ruiné ;
          Je le dis à toute la terre,
          Tant j'en suis encore étonné.

          Je conte ma bonne fortune
          A qui veut l'entendre conter,
          Et je l'irais dire à la lune,
          Pour peu qu'elle eût l'air d'en douter.

          Je le dis à qui veut l'entendre,
          Aux étoiles qui, le matin,
          Pâlissent dans un ciel bleu tendre,
          Qui de rose déjà se teint.

          C'est connu depuis la plus basse
          Jusqu'à la plus haute maison,
          Et je le dis au vent qui passe,
          Pour qu'il le dise à l'horizon.

          C'est su de la nature entière,
          Tant je suis fier de cet amour,
          Je veux le dire à la rivière,
          Si le chagrin m'y jette un jour.

          Je l'ai dit même à cette blonde
          Qui devait en souffrir ;– eh bien,
          La brune que j'aime est au monde
          La seule à qui je n'en dis rien.

- Encore !
- Quoi ?
- Des vers.
- Oh ! oh ! tu ne crains pas une indigestion ?
- Non, j'ai l'estomac solide, et puis je veux m'assurer d'une chose...
- Laquelle ?
- Va toujours, je te répondrai après,
- Veux-tu un sonnet ?
- Du même à la même ?
- Pardieu !
- Va pour le sonnet.
- Voyons, attends... Voici :

          Ce soir, dame Phoebé se voile le visage.
          Est-ce effet du hasard, est-ce précaution ?
          Moi, sauf meilleur avis, je crois qu'Endymion
          Lui fait tout bonnement alcôve d'un nuage.

          Et qui force, après tout, la lune à rester sage ?
          Qui condamne son coeur à l'inanition ?
          Et, quand le monde dort, ce pauvre Endymion
          Ne peut-il pas l'aimer un instant au passage ?..

          Car on aime ici-bas, et là-haut, et partout !
          L'amour, qui naît de rien, dit-on, et meurt de tout,
          Vit comme un parasite aux dépens de notre âme.
          On en rit, on en souffre, et l'on en peut mourir ;

          Mais, lorsqu'il est soigné par votre main, madame,
          Le mal devient si doux, qu'on n'en veut plus guérir.

- Merci !
- En veux-tu encore ?
- Non, j'ai ce qu'il me faut. Maintenant, veux-tu que je te dise une chose ?
- Laquelle ?
- Tu n'aimes pas le moins du monde madame Adriani.
- Peste ! je m’en garderais bien.
- Alors, à quoi te sert-elle ?
- A étudier.
- Le monde ?
- Non, le demi-monde, répondit Alexandre.
Quinze jours après, je le revis.
- Eh bien, les études ? lui demandai-je.
- Terminées. J'ai doublé ma philosophie hier.
- Et aujourd'hui ?
- J'ai quitté le collège.
- Vous êtes brouillés ?
- Il y a une heure. En voilà une biche !
- Conte-moi cela.
- Imagine-toi, avant-hier, je m'ennuyais, – j'étais de mauvaise humeur, je ne savais que faire.
- Où étais-tu ?
- Chez elle. Justement, on lui apporte un bouquet. « Bon ! me dis-je, je vais lui faire une querelle, cela me distraira. »
- Tu es donc jaloux ?
- Ah bien oui ! il y a longtemps que j'ai donné ma démission.
- Ah çà ! vous savez, lui dis-je, que je ne veux plus que vous receviez de bouquets, et surtout des bouquets pareils.
- Comment, des bouquets pareils ?
- Certainement : ce sont des bouquets de la Madeleine, des bouquets à cent sous ; c'est humiliant pour moi ! Quel est donc le clerc et huissier ou le dixième d'agent de change qui vous envoie de pareils bouquets !
- Je vous donne ma parole que je ne sais pas d'où ils viennent.
- Promettez-moi de n'en plus recevoir.
- Cela vous fera-t-il plaisir ?
- Oui.
- Eh bien, c'est le dernier que je recevrai.
- Vous me le jurez ?
- Parole d'honneur !
- Bon ! voilà qui mérite récompense.
J'ouvris la croisée.
- Que faites-vous ?
- Je vais jeter celui-là par la fenêtre. Rien pour rien.
Le domestique qui venait de l'apporter sortait de la grande porte.
- Gare là-dessous ! criai-je.
Il leva le nez. Je lui envoyai le bouquet sur la tête. J'espérais qu'elle allait me faire une querelle ; elle fut charmante et me renouvela, d'elle-même, la promesse de ne plus recevoir de bouquets. Elle n'avait pas besoin d'accepter les miens ni de me demander à quoi elle les reconnaîtrait, je n'avais jamais eu l'idée de lui en envoyer un seul.
Ce matin, la chance veut que je passe devant la boutique de madame Barjon. Je vois un bouquet de violettes de Parme, un bouquet magnifique, gros comme ta tête quand il y a trois mois que tu ne t'es fait couper les cheveux.
- Combien, mère Barjon ?
- Vingt francs.
- Faites porter chez madame Adriani, rue Saint-Lazare, n°...
- De votre part ?
- Gardez-vous-en bien !
- De la part de qui ?
- De la part d'un monsieur... qui se fera connaître plus tard.
- Quand faut-il le faire porter ?
- A l'instant même, devant moi.
La mère Barjon appela une porteuse de bouquets. As-tu étudié ce type-là, celui de porteuse de bouquets ?
- Non, ma foi.
- Il est curieux, c'est une espèce à part. Deux heures après, j'arrive chez madame Adriani. Je sonne, on m'ouvre, j'entre. Pas de bouquet dans la salle à manger, pas de bouquet dans la chambre à coucher. – Est-ce que l'on m'aurait tenu parole ? – Je vais au boudoir.
- Alexandre n'entre pas là, ma mère y est.
- Bien !
- Qu'avez-vous ?
- Rien.
- Si !
- On ne vous a pas apporté un bouquet ?
- Quand ?
- Aujourd'hui.
- Non.
- C'est singulier !
- Pourquoi est-ce singulier ?
- En passant, il y a une heure, j'ai vu une femme qui entrait sous la grande porte avec un bouquet. Je suis entré en même temps qu'elle ; elle a prononcé votre nom. Elle a monté, j'ai attendu, je l'ai vue redescendre les mains vides.
- Un bouquet de violettes de Parme ?
- Oui.
- C'est ma mère qui me l'avait envoyé.
- Où est-il ?
- Dans le boudoir, avec ma mère.
- Demandez donc à votre mère ce qu'il lui a coûté et chez qui elle l'a acheté. Il n'y a que les femmes pour faire de ces découvertes-là.
- Volontiers !
Elle entra dans le boudoir, et je l'entendis commencer sa phrase en ouvrant la porte et l'achever la porte fermée. Une seconde après, elle sortit.
- Elle l'a acheté chez le fleuriste de la place de la Madeleine et l'a payé quinze francs, dit-elle avec une admirable tranquillité.
Tu comprends le dénouement ; j'ouvris le boudoir : pas plus de mère que sur la main. Mais mon bouquet se pavanait au milieu de deux autres !
- Et tu as dit ?
- J'ai dit comme Ruy Gomez de Sylva, dans Hernani : C'est trop de deux, madame !
Et me voilà !
- Sérieusement ?
- Très sérieusement !
- Tu n'y retourneras plus ?
- A quoi bon ? Mon étude est faite.
Cette étude, belles lectrices, c'est celle que vous avez applaudie au Gymnase, et qui s'appelle le Demi-Monde. Maintenant pourquoi ces trois pièces, la Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde, ont-elles si vivement empoigné le public, comme on dit en argot de théâtre ?
C'est que les personnages en sont directement moulés sur nature.
En effet, du moment où la toile se lève sur une pièce d'Alexandre, du moment où les personnages ont commencé de parler, le spectateur est pris et entraîné par un irrésistible réalisme ; ce n'est plus un théâtre, ce ne sont plus des artistes, ce n'est plus une fiction dramatique : c'est un pan de muraille ouvert sur des personnages vivants ; et laissant voir le drame de la vie.
Certes, l'idéalité y perd, la poésie s'atténue ; ce n'est point le procédé qui donne Ariel ou Juliette ; mais la réalité et l'intérêt y gagnent. D'ailleurs, qui vous dit qu'un jour il ne prendra pas fantaisie au jeune dramaturge de faire à son tour une excursion dans le domaine de l'imagination, dans le royaume du rêve, et qu'il ne complétera pas son oeuvre de réalisme par un voyage dans le pays de l'idéalisme et de la poésie !
En attendant, mieux vaut faire ce qu'il fait : les vrais rois sont ceux qui règnent sur leur époque, et Alexandre, a pris au collet son époque, comme une chose à lui appartenant, qu'il mène où il lui convient et dont il fait ce qu'il veut.
Une chose me plaît surtout dans ses oeuvres : c'est qu'elles sont bien de lui ; c'est qu'on sent que chaque acte, chaque scène, chaque phrase, chaque parole, est non seulement de lui, mais encore ne peut être que de lui ; c'est que c'est son champ, son domaine, sa propriété, qu'il la tient de lui-même, et non par héritage ; car, moi-même tout le premier, je me reconnais impuissant à faire le Demi-monde, Diane de Lys et la Dame aux Camélias.
Je ne m'humilie point pour cela ; je puis faire autre chose : je puis faire Antony, le Comte Hermann et la Conscience.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente