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Chapitre XV
Le Lion de l'Aurès II

- J'avais, reprit Gérard, tué la lionne le 19 juillet, et, du 19 juillet au 27, j'avais inutilement, quoique constamment, cherché le lion. J'étais sous ma tente, avec huit ou dix Arabes, les uns à moi, les autres habitants du douair où je me trouvais. Nous causions.
- De quoi ?
- De lion, parbleu ! Quand on va chasser au lion ; on ne cause pas d'autre chose que lion... Un vieil Arabe me racontait une légende datant de plusieurs siècles, et dont une fille de sa tribu était l'héroïne.
- Et un lion, le héros ?
- Oui, un lion.
- Voyons la légende, surtout si elle est bien terrible.
- Terrible et philosophique. Les Arabes sont les premiers philosophes du monde, philosophes pratiques, bien entendu.
- J'écoute.
Il y avait, – quelque cent années avant que je vinsse dans la tribu, – il y avait dans cette même tribu une jeune fille fort dédaigneuse, non pas qu'elle fût plus riche que les autres : son père n'avait que sa tente, son cheval et son fusil ; mais elle était fort belle, et, de sa beauté, venait son dédain.
Un jour qu'elle était allée couper du bois dans la forêt voisine, elle rencontra un lion. Elle n'avait pour toute arme qu'une petite hache, et, eut-elle eu, avec la hache, poignard, fusil et carabine, elle n'eut pas été tentée de s'en servir, tant le lion était puissant, fier et majestueux. Elle se mit à trembler de tous ses membres, essayant de crier à l'aide, mais cherchant vaine ment la voix, et croyant que le lion allait lui faire signe de la suivre, pour la dévorer à son loisir, et dans quelque endroit de prédilection ; car les lions sont non seulement gastronomes, mais on peut même dire gourmets. Il ne leur suffit pas de se repaître, ils aiment encore à se repaître dans des conditions de sensualité qui satisfassent toutes les finesses de leur organisation.
- J'admets cela, mon cher Gérard ; mais il y a une chose que vous m'avez dite, et que je ne comprends pas bien.
- Laquelle ?
- Vous avez dit : « Croyant que le lion allait lui faire signe de la suivre. »
- Oui.
- Eh bien ?
- Demandez à Amida si, quand le lion rencontre un Arabe, il se donne la peine de l'emporter.
Amida secoua la tête, et leva les yeux au ciel ; ce qui pouvait se traduire par ces mots : « Ah bien, oui, il n'est pas si bête que cela. »
J'insistai, et Amida me donna l'explication de son geste.
Il résulta ceci de l'explication.
Le lion est un magnétiseur bien autrement fort que Mesmer, que de Puységur et même que M. Marcillet. Le lion regarde l'homme, le fascine, l'endort, se fait suivre par lui, et l'homme se réveille mangé.
On comprend que je tenais à creuser la tradition.
Amida m'affirma qu'un jour, en compagnie d'un de ses camarades, il avait rencontré un lion ; le lion avait essayé de les fasciner tous deux ; mais la fascination, qui opérait complètement sur le compagnon d'Amida, n'avait opéré sur celui-ci qu'à demi. Il en résulta que, conservant son libre arbitre, il avait fait tout ce qu'il avait pu pour dissuader le malheureux magnétisé d'obéir au terrible magnétiseur ; mais il avait eu beau le prier, le conjurer, le retenir même par son burnous, l'Arabe avait emboîté le pas sur les traces du lion ; ce que voyant, lui, Amida, tandis qu'il n'était encore qu'à moitié ivre, aveuglé, entraîné, il avait prudemment battu en retraite.
Ce point posé, et la légende admise par moi, Gérard continua :
- La jeune fille s'arrêta donc, tremblante, et s'attendant à ce que le lion allait lui faire signe de le suivre, quand, au contraire, à son grand étonnement, elle vit le lion s'approcher d'elle, lui sourire à sa façon, et lui faire la révérence à sa manière.
Elle croisa les mains sur sa poitrine, et lui dit :
« - Seigneur, que demandes-tu de ton humble servante ? »
Le lion lui répondit ni plus ni moins qu'aurait pu faire l'Orosmane de M. de Voltaire, ou le Saladin de de M. Favart :
- Quand on est belle comme toi, Aïssa, on n'est pas servante, on est reine.
Aïssa fut à la fois réjouie de la douceur étrange qu'avait prise, en lui parlant, la voix de son interlocuteur, et étonnée en même temps que ce beau lion qu'elle ne connaissait point, et qu'elle croyait voir pour la première fois, sût son nom.
- Qui vous a donc appris comment je me nomme, monseigneur, demanda la jeune fille.
- L'air qui est amoureux de toi, et qui, après avoir passé dans tes cheveux, en va porter le parfum aux roses, en disant : « Aïssa ! » l'eau qui est amoureuse, et qui, après avoir baigné tes beaux pieds, va arroser la mousse de ma caverne, en disant : « Aïssa ! » l'oiseau qui est jaloux de toi, et qui, depuis qu'il t'a entendue chanter, ne chante plus, et meurt de dépit en disant : « Aïssa ! »
La jeune fille rougit de plaisir, fit semblant de tirer son haïk sur son visage, et, en faisant semblant de le tirer, l'écarta, pour que le lion la vit plus à son aise.
Que le flatteur soit un lion ou un renard, que le flatté soit une jeune fille ou un corbeau, vous le voyez, le résultat de la flatterie est toujours le même.
Le lion, qui avait jusque-là hésité à s'approcher d'Aïssa, sans doute par le sentiment qui écartait Jupiter de Sémélé, le lion fit quelques pas vers la jeune fille ; puis, comme il la voyait pâlir à son terrible voisinage :
« - Qu'avez-vous, Aïssa ? » demanda-t-il de sa voix à la fois la plus tendre et la plus inquiète.
La jeune fille avait bien envie de répondre :
« - J'ai peur de vous, monseigneur ! » mais elle n'osa point, et dit :
« - Les Touaregs ne sont pas loin, et j'ai peur des Touaregs. »
Le lion sourit à la manière des lions.
« - Quand vous êtes avec moi, dit-il, vous ne devez avoir peur de rien.
- Mais reprit la jeune fille, je n'aurai pas toujours l'honneur de votre compagnie. Il se fait tard, et il y a loin d'ici à la tente de mon père.
- Je vous reconduirai, » dit le lion.
Il est arrivé parfois dans les rues de Paris qu'une grisette, suivie de trop près par un étudiant qui lui offrait de la ramener chez elle, lui ait refusé son bras, et même, sur son insistance, lui ait donné un soufflet. Mais jamais, au grand jamais, il n'est arrivé, de mémoire d'homme, qu'une jeune fille arabe ait répondu de la même façon à un lion lui faisant une proposition pareille, si inconvenante qu'elle lui parût.
Aïssa accepta donc l'offre qui lui était faite : le lion s'approcha d'elle, lui tendit sa crinière ; la jeune fille y appuya sa main, ainsi qu'elle eût appuyé son bras au bras de son amoureux, et tous deux côte à côte, – comme on voit sur un bas-relief grec la vieille mère Cybèle, qui est l'emblème de la fécondité, marcher en appuyant sa main sur un lion, qui est l'emblème de la force, – et tous deux marchèrent, se dirigeant vers la tente du père d'Aïssa.
Sur la route, ils rencontrèrent des gazelles qui s'effarouchèrent, des hyènes qui se couchèrent, des hommes et des femmes qui se mirent à genoux.
Mais le lion dit aux gazelles : « Ne fuyez pas ! » aux hyènes : « N'ayez pas peur ! » aux hommes et aux femmes : « Relevez-vous ! En faveur de cette jeune fille, qui est ma bien-aimée, je ne vous ferai aucun mal. »
Et les gazelles cessèrent de fuir, les hyènes n'eurent plus peur, les hommes et les femmes se relevèrent, regardant avec étonnement ce lion et cette jeune fille, et se demandant dans leur idiome de gazelles, dans leur langage d'hyènes, avec leurs voix d'hommes et de femmes, si ce lion et cette jeune fille n'allaient point en pèlerinage, adorer à la Mecque le tombeau de Mahomet.
Aïssa et son fauve compagnon arrivèrent ainsi jusqu'au douair ; puis, quand ils ne furent plus qu'à quelques pas de la tente du père d'Aïssa, qui était la première en entrant dans le village, le lion s'arrêta, et demanda à la jeune fille, comme aurait pu le faire le cavalier le plus courtois, la permission de l'embrasser.
La jeune fille tendit son visage, et le lion effleura de ses lèvres terribles les lèvres roses d'Aïssa.
Puis il lui fit un signe d'adieu, et s'assit, comme s'il voulait être sûr qu'il ne lui arriverait aucun accident en franchissant le court espace qui lui restait à parcourir.
En s'éloignant, la jeune fille se retourna deux ou trois fois et vit toujours le lion à la même place.
Puis elle entra dans la tente de son père.
« - Ah ! te voilà ! s'écria celui-ci ; j'étais bien inquiet. »
La jeune fille sourit :
- Je craignais que tu ne fisses quelque mauvaise rencontre.
La jeune fille sourit encore.
- Mais te voilà, c'est une preuve que je me trompais.
- En effet, père, dit la jeune fille ; car, au lieu d'une mauvaise rencontre, j'en ai fait une bonne.
- Laquelle ?
- J'ai rencontré un lion.
Malgré l'impassibilité ordinaire aux Arabes, le père d'Aïssa pâlit.
- Un lion ! s'écria-t-il, et il ne t'a point dévorée ?
- Au contraire, il m'a fait des compliments sur ma beauté, m'a offert de me reconduire, et m'a ramenée jusqu'ici.
L'Arabe crut que sa fille devenait folle.
- Impossible ! dit-il.
- Comment, impossible ?
- Sans doute. Penses-tu me faire accroire qu'un lion soit capable d'une pareille galanterie ?
- Voulez-vous vous en assurer ?
- De quelle façon ?
- Venez jusqu'à la porte de votre tente, et vous le verrez, soit assis où je l'ai quitté, soit retournant dans la montagne.
- Attends, que je prenne mon fusil.
- Pourquoi faire ? demanda l'orgueilleuse jeune fille ; n'êtes-vous pas avec moi ?
Et, tirant son père par son burnous, elle le conduisit à la porte de la tente.
Mais le lion n'était plus à l'endroit où elle l'avait quitté. Elle regarda dans la direction par laquelle elle était venue : elle ne vit rien.
- Bon ! tu as fait un rêve, dit l'Arabe en rentrant dans sa tente.
- Mon père, je vous jure que je le vois encore, dit la jeune fille.
- Comment était-il ?
- Il pouvait avoir quatre pieds de haut et sept de long.
- Après ?
- Une crinière magnifique..
- Après ?
- Des yeux jaunes et brillants comme de l'or ;
- Après ?
- Des dents d'ivoire ; seulement...
Là jeune fille hésita.
- Seulement ?... répéta l'Arabe.
La jeune fille baissa la voix.
- Seulement, dit-elle, il sent mauvais de la bouche.
Elle n'eut pas plus tôt achevé ces mots, qu'un rugissement terrible se fit entendre derrière la toile de la tente, puis un second à cinq cents pas à peu près, puis un troisième à un quart de lieue.
Puis on n'entendit plus rien.
Il n'y avait pas eu plus d'une minute d'intervalle entre chaque rugissement.
Il est évident que le lion, qui avait sans doute désiré savoir ce que la jeune fille pensait de lui, avait fait un demi-cercle, était venu écouter derrière la toile de la tente, et s'éloignait, horriblement mortifié d'avoir été éclairé sur un défaut d'autant plus grave, qu'on assure que ceux qui en sont atteints ne peuvent pas s'en apercevoir eux-mêmes.
Un mois s'écoula sans que la jeune fille repensât au lion, autrement que pour raconter son aventure à ses compagnes. Puis, au bout d'un mois, un jour pour couper un fagot, elle retourna avec sa hache au même endroit.
Le fagot coupé, mis en faisceau, lié, elle entendit un léger bruit derrière elle, et se retourna.
Le lion la regardait, assis à quatre pas d'elle. « - Bonjour, Aïssa, lui dit-il d'un ton sec.
- Bonjour, monseigneur, lui répondit Aïssa d'une voix un peu tremblante ; car elle se rappelait ce qu'elle avait dit de la fétidité de l'haleine de son protecteur, et il lui semblait encore entendre le triple rugissement qui avait suivi cette disgracieuse révélation. Bonjour, monseigneur. Puis-je faire quelque chose qui vous soit agréable ?
- Tu peux me rendre un service.
- Lequel ?
- Approche-toi de moi.
Aïssa s'approcha, assez mal rassurée.
- Me voici.
- Bien ; maintenant, lève ta hache. La jeune fille obéit.
- La hache est levée, dit-elle.
- Bien ; donne-m'en un coup sur la tête.
- Mais, monseigneur, vous n'y pensez pas..
- Au contraire, j'y pense, et beaucoup même...
- Mais, monseigneur...
- Frappe.
- Cependant, monseigneur...
- Frappe, je t'en prie.
- Fort ou doucement ?
- Le plus fort que tu pourras.
- Mais je vais vous faire mal...
- Que t'importe ?
- Vous le voulez ?...
- Je le veux.
La jeune fille frappa en conscience, et la hache traça entre les deux yeux du lion une ligne sanglante.
C'est depuis ce temps que les lions ont cette ride verticale, visible surtout quand ils froncent les sourcils.
- Merci, Aïssa, dit le lion.
Et, en trois bonds, il disparut dans le bois.
- Tiens, dit la jeune fille un peu blessée à son tour, il ne me reconduit pas, aujourd'hui. »
Et elle reprit le chemin du douair, où elle arriva sans accident.
Il va sans dire que cette seconde histoire fit le pendant de la première ; mais, si savants que fussent les commentaires des plus habiles talebs du douair, l'intention du lion resta mystérieuse et cachée aux esprits les plus pénétrants.
Un mois s'écoula encore.
La jeune fille retourna au bois.
Au moment où elle abattait les premières branches destinées à faire son fagot, un buisson s'ouvrit devant elle, et le lion en sortit, non plus gracieux comme la première fois, non plus mélancolique comme la seconde, mais sombre et presque menaçant.
La jeune fille fut tentée de fuir ; le regard du lion cloua ses pieds à la terre.
Ce fut lui qui s'approcha d'Aïssa ; elle se fût laissée tomber si elle avait tenté de faire un pas.
- Regarde mon front, dit le lion.
- Que monseigneur se rappelle que c'est lui qui m'a ordonné de lui donner un coup de hache.
- Oui, et je t'en ai remerciée. Ce n'est donc point cela que je te veux demander.
- Que veut me demander monseigneur ?
- De regarder ma blessure.
- Je la regarde.
- Comment va-t-elle ?
- A merveille, monseigneur, et elle est presque guérie.
- Cela prouve, Aïssa, dit le lion, que les blessures que l'on fait au corps sont bien différentes de celles que l'on fait à l'orgueil : les unes se cicatrisent au bout d'un temps plus ou moins long ; les autres, jamais.
Cet axiome philosophique fut suivi d'un cri aigu et douloureux, puis on n'entendit plus rien.
Le lion avait passé de l'amour platonique à l'amour charnel.
Trois jours après, le père d'Aïssa, battant les environs pour tâcher de rencontrer quelque trace de sa fille, retrouva, près d'une large tache de sang, la hache dont elle se servait pour couper le bois.
Mais, d'Aïssa, ni lui ni personne n'entendit plus jamais parler.

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