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Chapitre XV
Le Lion de l'Aurès I

J'arrivai chez moi tout essoufflé.
Je venais de dîner chez mon vieil ami Porcher, l'homme de Paris qui m'a rendu le plus de services, et qui croit toujours que je le paye de tout cela, quand je tombe chez lui à cinq heures, en disant :
- Porcher, je viens dîner chez vous. – Madame Porcher, vos belles mains, que je les baise.
Mais, ce soir-là, peste ! il y avait grand dîner : on fêtait le dernier succès dramatique de mon fils.
J'étais assis près de Roger de Beauvoir, l'intarissable et charmant improvisateur ; les femmes venaient de quitter la table ; chacun tirait son cigare de sa boîte et commençait de le rouler entre ses lèvres. Je cherchais, moi, un prétexte honnête pour me soustraire à l'empoisonnement par la nicotine, lorsque la porte s'ouvrit, et que mon domestique vint me dire :
- Monsieur, ils sont rue d'Amsterdam, et vous attendent déjà depuis une demi-heure.
Je pris mon chapeau, je serrai la main de Roger, j'embrassai Alexandre, et je sortis.
- Qui donc attend votre père rue d'Amsterdam ? demanda une voix.
- Gérard, le tueur de lions, et son spahis Amida, répondit Alexandre.
Je refermai la porte, et je n'entendis plus rien.
Dix minutes après, j'entrais rue d'Amsterdam, 77.
Ils étaient effectivement là tous deux, assis chacun à un coin de la cheminée, Gérard à droite, Amida à gauche ; Gérard avec son élégant costume de sous- lieutenant, rouge brodé d'or, enveloppé dans son grand burnous noir, son képi bleu de ciel posé sur la grande table où j'écris.
Gérard est un homme de trente ans, au visage fin, étroit, allongé ; il a les cheveux châtains, la barbe presque noire, les yeux bleus, les dents belles, le front découvert.
Je le connais depuis longtemps, l'illustre dompteur de monstres ; je le manquai d'une demi-heure à Guelma, en 1846. Il venait de partir pour aller tuer une lionne et ses deux lionceaux ; une demi-heure plus tard, je faisais la campagne avec lui.
Il était donc, comme je l'ai dit, assis à la droite de la cheminée ; à gauche était Amida.
Amida est un bel Arabe de vingt cinq à vingt-six ans ; les Arabes ne savent pas leur âge, et jalonnent leur vie par les grands événements qui leur sont arrivés.
Le grand événement de la vie d'Amida est d'avoir rencontré Gérard.
Amida est le vrai type de l'Arabe ; il était superbe dans son coin, enveloppé dans son burnous blanc, la tête ceinte de sa corde de chameau, serrée sur son haïk pendant et encadrant sa figure ; – une belle figure, par ma foi, je vous en réponds, d'un ton de bistre clair, magnifique et chaud, entre l'ocre et la sépia, avec des yeux de velours marron noyés dans la nacre ; de longues paupières qui semblent peintes, sa moustache à poils un peu rares et crépus, ses dents blanches et aigus comme d'un cheval.
Il avait les pieds posés sur le bâton de sa chaise, de manière que ses genoux étaient à la hauteur de sa poitrine.
On eut dit le cavalier du désert cherchant, même dans une chambre, l'appui de ses étriers élevés.
Cette position, gauche pour tout autre, lui donnait, à lui, une grâce parfaite.
Autour de Gérard et d'Amida étaient quelques bons amis à moi, les regardant et les écoutant.
La dernière occupation était la plus facile : Gérard parle peu, Amida ne parle pas du tout.
Ce n'est point qu'Amida ne sache pas le français : il le prononce, au contraire, avec cette douceur et ce charme particuliers à l'idiome arabe.
Gérard me tendit les deux mains.
Amida croisa les siennes sur sa poitrine, et inclina la tête.
Moi arrivé, il fallut que Gérard parlât.
Nous parlâmes de Constantine, de Bone, d'Alger ; de Yussuf, le beau général ; de Levaillant, le colonel botaniste et explorateur ; de Devismes, l'armurier artiste ; puis, quand nous eûmes bien parlé de toutes choses, arrosé tout ce que nous avions dit d'une tasse de thé, ce breuvage dans lequel se résume pour moi la quintessence de toutes les liqueurs de la terre, je pris une plume, je la trempai dans l'encrier, je tirai une feuille de papier, et, regardant le doux et calme héros :
- Gérard, lui dis-je, voyons, une chasse, au hasard... un lion parmi vos vingt-cinq lions ; mais un beau lion, pas de ceux que vous avez été voir au Jardin des Plantes avec Amida, et qu'Amida a pris pour de faux lions. Un lion de l'Atlas, grand, magnifique, rugissant.
Gérard sourit.
- Au hasard ? dit-il.
- Oui, au hasard.
Il se tourna vers Amida, et lui dit quelques mots en arabe.
Amida inclina la tête en signe d'assentiment.
Il était évident que Gérard venait de consulter son spahis sur la chasse qu'il devait nous raconter, lui indiquant une de ces luttes fabuleuses qui ont divinisé l'Hercule antique, et que le spahis donnait son approbation au choix fait par son officier.
Gérard se retourna de mon côté, et, de sa voix calme :
- J'avais, commença-t-il, tué la lionne le 19 Juillet, et, du 19 au 27, j'avais inutilement cherché à rencontrer le lion.
- Pardon, mon cher Gérard, lui dis-je ; mais laissez-moi vous interroger et vous interrompre dès le commencement.
Il fixa sur moi son oeil clair, irisé d'or comme ceux des animaux qui voient aussi bien la nuit que le jour.
Ce regard voulait dire : « Parlez. »
Je profitai de la permission.
- Voyons, repris-je, soyez franc. Votre courage ne peut être suspecté ; par conséquent, vous avez le droit de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Quelle impression vous produit votre état d'hostilité avec le roi des forêts ? Est-ce l'impression d'un duel ?
Gérard se mit à rire.
- D'un duel ? dit-il. Oui, l'impression qu'éprouverait un homme qui se battrait, nu ou en chemise, contre un adversaire couvert d'une cuirasse, et qu'on pourrait blesser à deux endroits seulement : au défaut de la visière, et au défaut de la cuirasse... Aussi, j'aimerais mieux dix duels avec des hommes qu'une rencontre avec un lion.
- Vous aimeriez mieux dix duels avec des hommes ;
- mais vous ne chassez donc pas le lion par plaisir, Gérard ?
- Bon ! voilà que nous allons faire de la métaphysique. Je vous préviens que je suis plus fort chasseur que métaphysicien.
- Faisons de la métaphysique, mon cher Gérard.
- Eh bien, chaque homme est né avec une vocation. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle est la vôtre : vous semblez l'accomplir en conscience, et même plus qu'en conscience. La mienne est de chasser le lion. Dieu m'a fait, non pas son ennemi, car j'aime et j'admire le lion, mais son antagoniste.
- Dites son rival.
Gérard secoua la tête.
- Non, dit-il, le lion n'a pas de rival. C'est véritablement le roi de la création ; l'homme n'est qu'un usurpateur. Ah ! si vous voyiez un lion ! non pas de ces lions abâtardis, comme on vous en montre en Europe, et qui ne peuvent vous donner une idée de l'espèce ; mais un de ces lions en liberté, qui s'annoncent par des rauquements qu'on entend de trois lieues, et que l'on croirait poussés à trois cents pas ; si vous le voyiez s'avancer calme, doux et fier, avec des mouvements de chat, à la fois gracieux et puissants, tranquille et se reposant majestueusement sur sa force et sur son agilité ; si vous voyiez son étonnement à l'aspect de l'homme, la seule créature qui l'attende, qui le regarde du même oeil que le sien, qui ne fuie pas devant lui ; si vous voyiez la terreur de tous les autres êtres, qui tremblent, frémissent, se lamentent à l'approche de ce monarque d'Orient, vous comprendriez ce que c'est que le lion. Je le répète, on est son antagoniste, non son rival ; on le tue, mais on n'est pas son vainqueur. Moi, je sais une chose, continua Gérard, c'est que, chaque fois que j'ai tué un lion, que j'ai laissé à la terrible agonie le temps de faire son oeuvre, que je m'approche du mort à la crinière ardue, au visage froncé, que je vois ces dents d'ivoire, ces griffes d'ébène, ces membres si bien proportionnés, que le bond de l'animal le plus léger n'est que de douze à quinze pieds, tandis que le sien est de quarante-cinq, je croise les mains, je le regarde, et, une larme dans les yeux, un regret, presque un remords dans le coeur, je me demande : « Avais-tu bien le droit, toi, pygmée, de tuer ce géant ? »
- Et, cependant, vous l'abordez sans émotion, n'est-ce pas ?
- Entendons-nous Je l'aborde sans émotion, parce que, en face du danger, l'émotion serait pour moi une infériorité ; mais il faut toute la force de ma volonté pour écarter cette émotion.
- Enfin, qu'éprouvez-vous en ce moment-là, cher ami ? Faites-moi l'histoire de vos sensations ; l'histoire des sensations, c'est ma partie, à moi.
- La voulez-vous bien sincère, bien exacte, comme peut-être je ne l'ai dite à personne ?
- Je le crois bien que je la veux ainsi !
- Eh bien, voici ce qui se passe en moi. Je suis d'un naturel calme et même doux, comme il est facile de le voir. En temps ordinaire, mon pouls bat de soixante à soixante-six fois à la minute ; mais, du moment qu'un Arabe vient me dire : « Gérard, il y a un lion à tel endroit, et les hommes de cet endroit- là t'attendent, » la fièvre me prend, je ne pense plus qu'à une chose, au lion ; mon pouls commence à s'élever, et bat de soixante-quinze à quatre-vingts fois à la minute. Je ne m'assieds plus que lorsque la fatigue m'y force ; je dors mal, me réveillant en sursaut, et je crois que je ne mangerais plus du tout, oubliant de manger, si mon spahis ne me faisait souvenir qu'il est l'heure du repas. Cela dure, augmentant toujours, jusqu'au moment où je me trouve en face du lion.
Alors, à l'instant même, toute agitation semble s’arrêter en moi, comme s'arrête le rouage d'une pendule dont on touche le balancier ; la nécessité d'être calme, le sentiment de ma conservation, la grandeur même du danger semblent peser sur mes artères et arrêter les pulsations de mon coeur. Il se passe alors en moi un instant de suprême jouissance. Cet instant, si court qu'il soit, est un cadre doré, dans lequel se peint le tableau de toute ma vie, depuis ma plus jeune enfance jusqu'à l'âge où je suis arrivé. Trente-cinq ans de souvenirs tiennent, chose miraculeuse, dans quelques secondes – Cela se passe pendant que je vise l'animal, car je le vise du moment où je l'aperçois. Dès qu'il est à quinze pas de moi, il est à moi. Mais souvent, depuis que je suis familiarisé avec lui, je manque exprès une ou deux occasions de le tirer : je trouve une sombre et terrible volupté à prolonger mes sensations. Enfin, je lâche le coup. Du moment où je ne sens pas ma chair qui se déchire sous les griffes, et mes os qui crient sous la dent du lion, je suis sauvé. Alors, mon oeil plonge à travers la fumée : – Ou il est mort, ou il me cherche lui-même, ou il se retire lentement. Jamais le lion ne fuit. S'il est mort, et c'est rare, – sur vingt-cinq lions, je n'en ai tué raide que quatre ; – s'il est mort, j'attends qu'il soit bien mort, que les tressaillements de son corps soient apaisés. C'est long ! L'animal est si puissant, qu'il donne à l'agonie une rude besogne.
S'il ne bouge plus, je suis tranquille, c'est qu'il est mort et bien mort. Le lion est un animal trop fin pour tromper l'homme ; c'est bon pour le loup et pour le renard. Donc, s'il ne bouge pas, donc, s'il est mort, je m'approche, je le regarde, majestueusement et toujours gracieusement couché sur la terre déchirée ; puis, comme je vous l'ai dit, je le regrette, je le pleure, et le froid fût-il de dix degrés au-dessous de zéro, la sueur m'inonde, je sens perler une goutte d'eau à chaque poil de mon corps ; tous mes nerfs se détendent, tout mon corps s'alanguit, je cherche une pierre où m'asseoir, et je me sens près de me plaindre comme un enfant.
Si l'animal n'est pas mort, je redouble, je jette ma carabine ; – la première dont je me sers est toujours une carabine de Devismes, comme étant la plus sûre ; – je prends celle qui attend couchée près de moi, et je continue le feu jusqu'à ce qu'il soit mort.
S'il se retire, je me retire aussi. Je le retrouverai le lendemain, mort ou affaibli par la perte de son sang. Le lion blessé est un adversaire trop dangereux pour que l'homme, ce faible atome, se hasarde à le suivre.
Dans ce cas, je rentre sous ma tente, tout fiévreux.
Je ne dors pas : je tressaille à chaque bruit ; je suis debout avec le jour, et j'attends les rapports, anxieux et haletant.
Vous avez voulu connaître l'histoire de mes sensations, la voilà. Maintenant, puis-je reprendre mon récit ?
- Oui ; mais je vous préviens que je suis un rude interrupteur, et que je ferai durer votre récit le plus longtemps que je pourrai.
- Faites ; je vous appartiens corps et âme pendant toute cette soirée.
- J'écoute.

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