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Chapitre XIII
Un Voyage à la lune

J'ai souvent, dans mes Mémoires et même ailleurs, parlé d'un garde de mon père avec lequel j'ai fait mes premières armes.
Ce garde s'appelait Mocquet.
C'était un brave homme fort crédule. Il ne fallait pas discuter avec lui sur les légendes de la forêt de Villers-Cotterêts. – Il avait vu la dame blanche de la Tour-au-Mont, il avait porté sur ses épaules le mouton fantastique de la Butte-aux-Chèvres, et l'on a vu que c'était lui qui m'avait raconté l'histoire de Thibault le meneur de loups, que tout récemment j'ai mis sous les yeux de mes lecteurs.
Dans les derniers temps où mon père, déjà gravement malade du mal dont il mourut, habita le petit château des Fossés, Mocquet fut atteint d'une étrange hallucination.
Il se figurait qu'une vieille femme d'Haramont – petit village distant des Fossés d'une demi-lieue – le cauchemardait.
Je ne sais pas si le verbe cauchemarder existe dans le dictionnaire de Boiste, de l'Académie ou de Napoléon Landais ; mais, s'il n'existe pas, Mocquet l'avait créé.
Mocquet, cette fois, avait eu raison ; puisque le substantif cauchemar existe, pourquoi le verbe cauchemarder n'existerait-il pas ?
Mocquet était donc cauchemardé par une vieille femme nommée la mère Durand.
Selon Mocquet, à peine était-il endormi, que la vieille femme venait s'asseoir sur sa poitrine, et, pesant de plus en plus sur lui, l'étouffait.
Alors commençait pour lui, avec toute la force et toutes les émotions de la réalité, une série d'événements s'enchaînant les uns aux autres avec une certaine logique qui démoralisait Mocquet, tant il était convaincu, en se réveillant, que ce qu'il venait de rêver n'était pas le moins du monde un rêve.
Sa conviction sous ce rapport était telle, que je vis plus d'une fois les auditeurs ébranlés, et que moi, enfant, je ne doutais aucunement pour mon compte que Mocquet ne vînt effectivement des pays d'où il disait venir.
A la suite de ces rêves, Mocquet, d'ordinaire, se réveillait haletant, pâle, brisé ; c'était à faire peine de voir le pauvre diable employant tous les moyens connus de ne pas dormir, tant il craignait le sommeil, suppliant ses voisins de venir jouer aux cartes avec lui, disant à sa femme de le pincer au bleu dès qu'il fermerait les yeux, et buvant, pour se fouetter le sang, du café comme un autre aurait bu de la bière.
Mais rien n'y faisait : les voisins de Mocquet, qui avaient à se lever le lendemain au jour, ne poussaient guère la partie de piquet au delà d'onze heures. Sa femme, après l'avoir pincé jusqu'à une heure du matin, finissait par s'endormir. Enfin, le café, qui d'abord avait produit un effet satisfaisant, cessait peu à peu d'agir, et était, pour le malheureux Mocquet, rentré dans la classe des boissons ordinaires.
Mocquet luttait alors de son mieux : il marchait, il chantait, il nettoyait son fusil ; mais, peu à peu, les jambes lui refusaient le service, la voix s'éteignait entre ses lèvres et la batterie de son arme lui tombait des mains.
Tout cela ne s'opérait point sans que Mocquet, dans la prévision de ce qui allait se passer, poussât des plaintes amères ; mais ces plaintes dégénéraient en une espèce de râle qui indiquait que le cauchemar commençait et que la sorcière, qui chevauchait le pauvre garde en guise de balai, était à son poste.
C'était alors que le dormeur perdait toute idée du temps, de l'espace et de la durée, selon que son rêve avait plus ou moins traîné en longueur. Il soutenait qu'il avait dormi douze heures, huit jours, un mois, et les objets qu'il avait vus, les localités qu'il avait parcourues, les actes qu'il avait accomplis dans son hallucination restaient tellement présents à sa mémoire, que, quelque chose que l'on pût lui dire, quelque preuve qu'on essayât de lui donner, rien ne pouvait ébranler cette conviction dont j'ai déjà parlé.
Un jour, il arriva dans la chambre de mon père, si haletant, si pâle, si brisé, que mon père vit bien qu'il devait lui être arrivé, non pas en réalité, – la réalité était devenue chose à peu près indifférente à Mocquet, – mais en rêve quelque chose de formidable.
En effet, interrogé, Mocquet répondit qu'il tombait de la lune.
Mon père parut mettre la chose en doute. Mocquet la soutint, et, comme ses affirmations ne paraissaient pas faire grande impression sur l'esprit de mon père, Mocquet lui raconta son rêve tout entier.
J'étais dans un coin, j'entendis tout, et, comme j'ai toujours été grand ami du merveilleux, je ne perdis pas un mot du récit fantastique que l'on va lire, et qui est contemporain – sinon rival – des poétiques et fiévreux récits d'Hoffmann.
- Vous vous rappelez bien, général, dit Mocquet, qu'il y a sept ou huit jours, vous m'avez envoyé porter une lettre au général Charpentier, à Oigny.
Mon père interrompit Mocquet.
- Tu te trompes, Mocquet, lui dit-il ; c'était hier.
- Général, je sais ce que je dis, continua Mocquet.
- Mais, pardieu ! moi aussi, dit mon père ; et la preuve, c'est que c'était hier dimanche et que nous sommes aujourd'hui lundi.
- C'était hier dimanche et c'est aujourd'hui lundi, insista Mocquet ; seulement, ce n'est pas hier, mais il y a eu dimanche huit jours que vous m'avez envoyé à Oigny.
Mon père savait qu'en pareille circonstance il était inutile de discuter avec Mocquet.
- Soit, dit-il, supposons qu'il y ait huit jours.
- Il n'y a pas à supposer, général ; j'ai mis huit jours à faire le voyage que je viens de faire, et vous verrez que ce n'était pas trop de huit jours et que j'ai eu le temps bien juste.
- En effet, si tu as été à la lune, Mocquet.
- J'y ai été, général, aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu au ciel.
- Eh bien, conte nous cela, Mocquet ; ce doit être un voyage fort intéressant.
- Ah ! je crois bien ! vous allez voir. Il faut donc vous dire, général, que le hasard a fait qu'il y a eu dimanche huit jours, le père Berthelin se remariait en secondes noces. Il me rencontre juste comme il sortait de l'église, et il me dit :
« - Ma foi ! je ne t'aurais pas dérangé pour si peu, mais, puisque te voilà, tu dîneras avec nous au port aux Perches.
- Je ne demande pas mieux, répondis-je ; le général m'a donné congé jusqu'à demain, et, pourvu que demain à neuf heures je sois de retour, je suis libre de mon. temps jusque-là.
- Bon ! tu sais ton chemin, n'est-ce pas ?
- Je crois bien.
- On te renverra à minuit, et, avant le jour, tu seras aux Fossés.
- Alors, lui dis-je, cela va bien. »
Et je pris le bras de la grosse Berchu, qui n'avait pas de cavalier, et me voilà de la noce.
C'était le père Tellier, de Corcy, qui avait fait le repas ; le général Charpentier avait envoyé cinquante bouteilles de vin cacheté ; Tellier en avait apporté cinquante. Nous étions vingt-cinq convives, dont sept femmes ; en mettant une bouteille de vin par femme, c'était donc quelque chose comme quatre ou cinq bouteilles par homme ; c'était plus que raisonnable. Je disais bien à Berthelin :
« - Cinquante bouteilles pour vingt-cinq, Berthelin, crois-moi, c'est assez. »
Mais lui me répondit catégoriquement :
« - Bon ! le vin est tiré, il faut le boire. »
Et le vin fut bu.
Vous comprenez bien, général, que, quand un homme a ses cinq bouteilles dans le ventre, il ne marche pas très droit et n'y voit pas très clair ; aussi je ne sais pas bien comment la chose se fit ; mais je me trouvai tout à coup avoir la rivière d'Ourcq à traverser.
Je savais un endroit où il y avait, non pas un pont, mais un tronc d'arbre jeté d'un bord à l'autre. Je longeai la berge jusqu'à ce que je le trouvasse, je m'engageai bravement dessus ; mais, arrivé au milieu, tout à coup le pied me manque, et patatras ! voilà Mocquet à l'eau.
Heureusement que je nage comme un poisson ; je tirai ma coupe vers le nord ; mais, soit que la rivière pliât comme une chose flexible, soit que le courant fût trop fort, soit que le bord s'éloignât au fur et à mesure que je m'en approchais, je nageai, allant en avant, suivant le fil de l'eau, mais ne pouvant jamais mettre le pied sur la rive.
Au point du jour, j'entrai dans une rivière plus large.
C'était la Marne.
Je continuai de nager.
Plus la matinée s'avançait, plus il y avait de monde au bord de la rivière ; tout ce monde me regardait passer, disant :
« - Voilà un fier nageur ! Où va-t-il ? »
Les autres répondaient :
« - Probablement au Havre – Ou en Angleterre – Ou en Amérique. »
Et, moi, je leur criais :
« - Non, mes amis, je ne vais pas si loin ; je vais au château des Fosses porter à mon général la réponse du comte Charpentier. – Mes amis, au nom du ciel, envoyez-moi une barque ; je n'ai nullement affaire ni en Amérique, ni en Angleterre, ni même au Havre. »
Mais eux se mettaient à rire, répondant :
« - Non pas, tu nages trop bien. – Nage, nage, Mocquet ! nage ! »
Je me demandais comment ces gens, que je n'avais jamais vus, savaient mon nom. Mais, comme je ne pouvais pas résoudre cette question et que, quelques efforts que je fisse pour m'approcher du bord, je ne gagnais pas un pouce, je continuai de nager.
Vers quatre heures de l'après-midi, j'entrai dans une autre rivière plus large, et, comme je vis au-dessus d'une petite baraque : Au pont de Charenton, matelote et friture, je présumai que j'étais dans la Seine.
Je n'eus plus de doute quand, vers les cinq heures, j'aperçus Bercy.
J'allais traverser Paris.
J'étais fort content ; car je me disais en moi-même :
« - C'est bien le diable si, dans toute la longueur de la ville, je ne trouve pas un bateau où m'accrocher ; une âme charitable qui me jette une corde, ou un chien de Terre-Neuve qui me repêche. »
Eh bien, général, je ne trouvai rien de tout cela ; les quais et les ponts étaient couverts de monde qui semblait être venu là pour me regarder passer ; je criai à tous ces hommes, à toutes ces femmes et à tous ces enfants :
« - Mes amis, vous voyez bien que je finirai par me noyer si vous ne me secourez pas ; à l'aide ! à l'aide ! »
Mais hommes, femmes et enfants se mettaient à rire et criaient :
« - Ah bien, oui, te noyer, tu n'as garde ! Nage, Mocquet ! nage ! »
Et j'en entendais d'autres qui disaient :
« - S'il va toujours de ce train-là, il sera demain soir au Havre, après demain en Angleterre, et dans deux mois en Amérique. »
J'avais beau leur crier :
« - Ce n'est pas tout cela ; je porte une réponse au général ; il attend la réponse. Arrêtez-moi donc ! arrêtez-moi donc ! »
Ils répondaient :
« - T'arrêter, Mocquet ? Nous n'en avons pas le droit, tu n'es pas un voleur. Nage, Mocquet ! nage ! »
Et, en effet, sans pouvoir m'accrocher aux trains de bois, aux piles des ponts, aux bateaux de blanchisseuses, je continuai de nager, passant successivement en revue, à droite, la place de l'Hôtel-de-Ville, à gauche la Conciergerie, à droite le Louvre, à gauche l'Académie, puis le jardin des Tuileries, puis les Champs-Elysées, jusqu'à ce qu'enfin j'eusse laissé Paris derrière moi.
La nuit vint, je nageai toute la nuit.
Le matin, je me trouvai à Rouen.
Plus j'avançais, plus la rivière s'élargissait, et plus, par conséquent, les bords s'éloignaient de moi.
Je me disais :
« - Et ils appellent cela la Seine inférieure, ils sont bons enfants ! »
A Rouen, j'excitai la même curiosité qu'à Charenton et à Paris ; mais, comme à Charenton et à Paris, on m'invita à continuer de nager, en calculant, comme à Charenton et à Paris, le temps qu'il me faudrait, si je marchais toujours de ce train-là, pour aller au Havre, en Angleterre ou en Amérique.
A trois heures de l'après-midi, j'aperçus une immense étendue d'eau devant moi, avec une grande ville à droite bâtie en amphithéâtre et une petite à gauche.
Je présumai que la petite ville à gauche était Honfleur, la grande ville en amphithéâtre à droite le Havre, et l'immense étendue d'eau la mer.
J'étais trop loin des bords pour exciter la curiosité de la population ; je ne rencontrais que des pêcheurs sur leurs barques, qui s'interrompaient au milieu de leur pêche pour me regarder passer en disant :
« - Ce sacré Mocquet, voyez donc comme il nage : c'est pis qu'un canard. »
Et, moi, je leur disais en grinçant les dents :
« - Tas de canailles, va ! »
En attendant, c'était moi qui allais, et d'un fier train, je vous en réponds. Aussi, je ne tardai pas à sentir, au mouvement de la vague, que j'étais en pleine mer.
La nuit vint.
J'aurais pu appuyer à droite ou à gauche ; mais, comme rien ne m'attirait plus particulièrement à gauche qu'à droite, je continuai à nager en ligne directe.
Vers le point du jour, j'aperçus devant moi quelque chose comme une ombre. Je fis un effort pour me dresser dans l'eau et voir par-dessus les vagues. J'y parvins, et il me sembla que c'était une île.
Je redoublai d'efforts, et, le jour venant de plus en plus, je m'aperçus que je ne m'étais pas trompé.
Une heure après, je mettais pied à terre.
Il était temps : je commençais à me fatiguer.
Mon premier soin, en arrivant dans l'île, fut de chercher quelqu'un à qui demander où j'étais.
Vous comprenez bien, général, que je comptais profiter de la première occasion pour revenir en France. Je me disais :
« - Ma femme va être inquiète et le général furieux, d'autant plus que, quand je leur raconterai ce qui m'est arrivé, ils ne voudront pas me croire. »
Et remarquez bien que je n'étais qu'au commencement de mes aventures.
L'île me parut déserte.
Par bonheur, j'avais si bien dîné au port aux Perches, que, je n'avais pas faim du tout. Seulement, j'avais soif ; mais cela ne m'inquiétait pas : j'ai toujours soif.
Je trouvai une source et je bus.
Puis je me mis en devoir de visiter l'île ; car, enfin, si j'étais destiné, comme Robinson, à vivre dans une île, mieux valait connaître cette île plus tôt que plus tard.
L'île était plate et sans une seule colline. Je m'avançai à travers un marais dix fois large comme celui de Value. Au fur et à mesure que j'avançais, j'enfonçais davantage dans la tourbe et je sentais la terre trembler autour de moi. J'essayai d'aller à gauche, j'essayai de revenir sur mes pas, partout la terre cédait, menaçant de m'engloutir. Je me décidai donc à aller droit devant moi pour tâcher d'atteindre une grosse pierre que je voyais à cinquante pas à peu près.
J'y parvins... Ma foi, il était temps : je sentais la terre s'enfoncer sous moi, comme le jour où, du côté de Poudron, je fus obligé de mettre mon fusil entre mes jambes. Seulement, je n'avais pas de fusil, de sorte que cette dernière ressource me manquait.
Je montai sur le rocher, et je m'assis à son extrémité.
Mais à peine y fus-je installé, qu'il me sembla que mon poids, ajouté à celui du rocher, le faisait entrer petit à petit dans le marais. Je me penchai, et je n'eus bientôt plus de doute : le rocher s'enfonçait d'un pouce à peu près par minute et je pouvais calculer, à six pieds par heure, que, dans deux heures, si aucun moyen de salut ne se présentait, je serais englouti.
Une ou deux fois j'essayai de descendre et de gagner un endroit plus solide. Mais il faut croire que la terre s'amollissait de plus en plus : la première fois, j'entrai jusqu'au genou, la seconde jusqu'à mi-cuisse, de sorte que je n'eus que le temps de me raccrocher à mon rocher et de remonter dessus.
Mais mon rocher lui-même s'enfonçait toujours.
Je compris que tout était fini pour moi ; j'essayai de me rappeler une des prières que ma mère m'avait apprises lorsque j'étais tout petit ; mais il y avait si longtemps de cela, que j'avais tout oublié.
J'étais assis ; je laissai tomber ma tête sur mes genoux, en fermant les yeux.
Mais je n'avais pas besoin de voir pour me rendre compte de la situation.
Je sentais le rocher qui continuait de s'enfoncer d'un mouvement presque insensible, lorsque, tout à coup, une grande ombre effleura mon oeil, même à travers mes paupières, et il me sembla que quelque chose passait entre le soleil et moi.
Je rouvris vivement les yeux.
Ce qui passait entre le soleil et moi, c'était un aigle superbe, ayant plus de dix pieds d'envergure. Il tourna quelque temps autour de ma tête. Je crus qu'il avait de mauvaises intentions et je cherchais une arme quelconque pour me défendre, lorsqu'au lieu de s'abattre sur moi, il s'abattit devant moi, replia ses ailes, lissa ses plumes, et, me regardant d'un air goguenard, me dit :
« - C'est donc toi, Mocquet ? »
J'avoue que je fus on ne peut plus étonné d'entendre un aigle m'adresser la parole et me nommer par mon nom ; mais, depuis quelque temps, il m'arrive des choses si extraordinaires, que mes étonnements sont de courte durée.
« - Oui, monsieur, lui répondis-je poliment, c'est moi.
- Comment te portes-tu ?
- Mais assez bien pour le moment. Et vous ?
- Moi, comme tu vois, je me porte à merveille. »
Puis, après un moment de silence :
« - Tu me parais inquiet, me dit-il ; qu'as-tu donc ?
- Ma foi, monsieur, lui répondis-je, je ne vous dissimulerai pas que j'aimerais autant être rentré chez le général, auquel j'ai une réponse à donner de la part du comte Charpentier, que d'être ici.
- C'est-à-dire, mon cher Mocquet, que tu cherches un moyen de transport et que tu n'en trouves pas.
- Vous y êtes, monsieur, » m'écriai-je.
Et je me mis à lui raconter comment vous m'aviez envoyé à Oigny, comment j'avais rencontré Berthelin, comment il m'avait invité à sa noce, comment je m'étais grisé, comment j'étais tombé dans l'Ourcq, comment de l'Ourcq j'avais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine et de la Seine dans la mer ; comment, enfin, j'avais débarqué dans l'île où j'avais l'honneur de le rencontrer, et cela, juste au moment où la position devenait assez critique pour me donner de graves inquiétudes.
« - En effet, dit l'aigle en jetant un coup d'oeil sur mon rocher, qui s'enfonçait de plus en plus, il n'est guère à croire que tu puisses te tirer d'affaire, mon pauvre Mocquet.
- Vous croyez ? lui demandai-je.
- Ah ! me dit-il, tu es le dix-septième que je vois mourir comme cela. »
Je laissai échapper un gémissement.
« - Bon ! dit-il, ne te désespère pas trop : tu as la chance de tomber sur un des genres de mort les plus rapides et les moins douloureux, tandis qu'en continuant de vivre, tu étais exposé à un tas de maladies plus douloureuses les unes que les autres, aux rhumatismes, à la goutte, aux névralgies, à la phthisie, à la paralysie... »
Je l'interrompis.
« - Sauf votre respect, monsieur, lui dis-je, vous qui êtes si savant, ne connaîtriez-vous donc point un moyen pour moi de quitter cette île ; car, si caressante que soit la mort que vous me promettez, j'aimerais encore mieux vivre, fût-ce cent ans, en courant toutes les chances mauvaises de la vie, que de mourir dans une heure, si agréablement que ce soit.
- Tu as donc bien peur de la mort ?
- Ce n'est pas pour moi, c'est pour ma famille ; et puis j'ai une réponse à rendre au général de la part du comte Charpentier.
- Eh bien, je vais être bon garçon, quoiqu'il soit inconvenant de se griser comme tu l'as fait, et surtout le saint jour du dimanche. – Monte sur mon dos.
- Comment, m'écriai-je, que je monte sur votre dos ?
- Oui, et tiens-toi bien, de peur de tomber.
- Vous voulez plaisanter.
- Foi d'aigle, dit l'oiseau en posant sa patte droite sur sa poitrine, je parle sérieusement. Ainsi, accepte mon offre, ou prépare-toi à mourir étouffé dans la boue comme un crapaud ; aussi bien voilà ton piédestal qui s'enfonce, et je ne donne pas un quart d'heure sans que ce soit le tour de la statue. »
En effet, il n'y avait plus du rocher hors de la boue que la partie sur laquelle portaient mes deux pieds, et encore la tourbe liquide commençait-elle à mouiller la semelle de mes souliers.
Je regardai autour de moi et compris qu'il n'y avait pas d'autre moyen de salut que d'accepter la proposition que me faisait l'aigle ; en conséquence, prenant mon parti :
« - Je vous remercie de l'offre que vous me faites, monsieur, lui dis-je, et l'accepte de grand coeur ; seulement, je crains d'être un peu lourd.
- Bon ! dit l'aigle, ne crains pas cela, je suis fort »
Il s'approcha de moi, releva ses ailes de manière à ce que je pusse me mettre à califourchon sur son dos sans en gêner les mouvements ; je l'empoignai par le cou et il s'éleva rapidement dans l'air.
D'abord, je le serrai un peu fort, car je craignais de tomber ; mais, au mouvement qu'il fit, je compris que je gênais sa respiration et j'ouvris un peu la main.
« - C'est bien, dit-il ; maintenant, cela va aller tout seul.
- Pardon, lui dis-je le plus poliment que je pus, attendu que je me voyais à son entière discrétion, – s'il plaît à Votre Seigneurie, et sauf le respect que je dois à son jugement supérieur, il me semble que nous ne prenons pas le chemin de la maison.
- Tout à l'heure, tout à l'heure, dit l'aigle ; j'ai pour le moment affaire dans la lune, et nous allons d'abord y passer. »
Vous comprenez ma stupéfaction ! je faillis en perdre l'équilibre et me laisser tomber.
« - Dans la lune ! m'écriai-je ; mais je n'ai point affaire dans la lune, moi ; je n'y connais personne. Vous auriez dû me prévenir. Cela me retarde, de passer par la lune.
- Bon dit l'aigle, vingt-quatre heures de plus ou de moins, qu'est-ce que c'est que cela ? Si je t'avais laissé sur ton île, tu aurais été autrement en retard. Décide-toi donc ; viens avec moi ou va-t-en.
- M'en aller ! lui dis-je ; vous en parlez bien votre aise. Par où voulez-vous que je m'en aille ?
- Par où tu voudras. Tu comprends, la route est libre.
- Non pas, peste ! j'aime encore mieux aller avec vous dans la lune. J'attendrai à la porte pendant que vous ferez vos commissions. »
Cependant, nous continuions de monter ; la terre ne m'apparaissait déjà plus que comme un brouillard et la mer comme un miroir, tandis qu'au-dessus de ma tête, je voyais la lune s'élargir au fur et à mesure que la terre diminuait.
La nuit vint, la terre se couvrit d'obscurité, tandis qu'au contraire la lune s'illuminait de la réflexion du soleil, que je voyais écorné par la terre.
L'aigle montait toujours.
Il vint un moment où la terre me cacha entièrement le soleil ; alors je me trouvai dans l'obscurité la plus complète ; j'avais entièrement perdu de vue la lune.
L'aigle montait toujours.
Peu à peu la terre démasqua le soleil et le jour revint.
Le soir, je n'étais plus qu'à deux ou trois lieues de la lune ; elle m'apparaissait comme une grosse boule jaunâtre de la forme d'un fromage de Hollande ; elle avait un gros bâton fiché dans le côté comme la queue d'une poêle.
Je présumai que c'était par là que la prenait le bon Dieu quand il avait affaire à elle.
« - Mon cher Mocquet, me dit l'aigle, nous voilà arrivés ; mets-toi à cheval sur ce bâton et attends-moi. »
Il ne s'agissait pas de discuter, vous comprenez bien ; je fis ce que désirait l'aigle et me cramponnai de mon mieux à cette espèce de manche à balai.
Il me sembla qu'il branlait dans la lune ; de plus, le poids de mon corps le fit incliner ; en sorte que je me trouvai comme sur un cheval qui se cabre.
« - Le diable t'emporte, aigle maudit ! » murmurai-je en patois picard, pour qu'il ne m'entendît pas.
Mais lui éclata de rire et dit :
« - Bonsoir, Mocquet ! si tu te trouves bien là, restes-y mon garçon.
- Comment, que j'y reste ?
- Sans doute.
- D'abord, je ne m'y trouve pas bien.
- Tant pis ; mais ce n'est pas moi qui te porterai ailleurs.
- C'était donc une farce ? m'écriai-je. Eh bien, elle est jolie, votre farce !
- Non, Mocquet, ce n'est point une farce, c'est une vengeance.
- Une vengeance ? Et pourquoi vous vengez-vous de moi ? Je ne vous ai rien fait.
- Comment, tu ne m'as rien fait ? Tu as, l'année dernière, déniché mes petits sur la plus haute tour du château de Vez.
- Allons donc, j'ai déniché deux émouchets ; vous n'êtes pas un émouchet, vous.
- Oui, fais l'innocent, va !
- Monsieur l'aigle, je vous jure...
- Au revoir, Mocquet !
- Monsieur l'aigle...
- Porte-toi bien.
- Au nom du ciel !...
- Bien du plaisir. »
Et, battant des ailes, il s'envola en riant.
Je ne riais pas, moi, vous comprenez bien ; le bâton s'inclinait de plus en plus : si j'avais pu accrocher un coin de la lune, je me serais au moins assis dessus, et j'eusse été plus à mon aise ; mais je tenais le bâton à deux mains, je n'osais le lâcher d'une seule, de peur que les forces ne me manquassent à l'autre, et que je ne fusse précipité.
En ce moment-là, justement la porte de la lune s'ouvrit, criant sur ses gonds comme une porte qui depuis plus de trois mois n'a pas été graissée, et l'homme de la lune parut...
- Quel homme ? demandai-je de mon coin.
- Dame, répondit Mocquet, probablement celui qui la garde.
- Il y a donc un homme dans la lune ?
- Oh ! cela, je puis le certifier : je l'ai vu comme je vous vois, et, de plus, il m'a parlé.
- Que t'a-t-il dit ?
- Il m'a dit :
« - Que fais-tu là, fainéant ?
- Comment, fainéant ? lui dis je. Eh bien, je vous réponds qu'il y a peu d'êtres de notre espèce qui fassent une besogne pareille à celle que je fais en ce moment.
- Et à quel propos fais-tu cette besogne-là ?
- Oh ! je n'en ai pas eu le choix, » lui dis-je.
Et je lui racontai comment vous m'aviez envoyé chez le combe Charpentier, comment j'avais trouvé Berthelin, comment il m'avait invité à sa noce, comment je m'étais grisé, comment j'étais tombé dans l'Ourcq, comment de l'Ourcq j'étais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine, et de la Seine dans la mer. Puis vint l'histoire de l'île, du marais, du rocher, de l'aigle ; puis je lui racontai comment ce misérable oiseau m'avait abandonné sur mon bâton comme un perroquet sur son perchoir, en me souhaitant bien du plaisir, souhait qui était loin de se réaliser ; enfin, je le suppliai de me tendre la main et de m'aider à monter sur la lune.
Mais lui, commençant par tirer sa tabatière de sa poche, puis l'ouvrant, y fourrant ses doigts, y puisant une prise de tabac et la reniflant, secoua la tête.
« - Comment, vous secouez la tête ? m'écriai-je.
- Oui, Mocquet, je la secoue, répondit le priseur.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Cela veut dire que tu ne peux pas rester ici.
- Comment, je ne peux pas rester ici ?
- Non ; tu vois bien que tu fais pencher la lune.
- Certainement que je le vois bien.
- Alors, tu comprends, si la lune penche encore d'un degré ou deux, tu vas renverser mon eau, qui est là dans le creux d'un rocher. Et, comme il ne pleut ici que tous les trois mois, qu'il a plu avant-hier, je serai mort de soif avant les prochaines pluies.
- Mais, aussi, m'écriai-je, je ne compte pas rester ici, vous comprenez bien. Je profiterai de la première occasion qui se présentera pour la terre.
- Il n'y a jamais d'occasion pour la terre, me répondit l'homme.
- Il n'y a jamais d'occasion ?
- Jamais...
- Comment ferai-je alors ?
- Tu lâcheras le bâton ; et, comme la terre est juste au-dessous de la lune en ce moment, dans deux ou trois heures, tu seras arrivé.
- Mais je me briserai comme verre.
- Allons donc !
- Quoi, allons donc ?
- Jamais.
- Jamais quoi ?
- Jamais je ne lâcherai mon bâton.
- Ah ! tu ne le lâcheras pas !
- Non, je ne le lâcherai pas.
- Eh bien, c'est ce que nous allons voir. »
L'homme de la lune, qui avait gardé sa tabatière dans sa main, la remit dans sa poche, rentra dans sa maison et en sortit cinq minutes après avec une hache.
A cette vue, je devinai son intention et je frémis de tout mon corps.
« - Eh ! mon cher monsieur, lui dis-je, j'espère bien que vous n'allez pas couper mon bâton. Mais c'est tout simplement un meurtre, un assassinat. Ah ! vieux drôle ! ah ! vieux coquin ! ah ! vieux... »
Un craquement terrible me coupa la voix : au troisième coup de hache, le bâton s'était rompu et je tombais, mon bâton entre les jambes, avec une telle rapidité, que la voix me manqua.
Débarrassée de moi, la lune se remit d'aplomb, et je vis l'homme qui suivait des yeux ma chute à travers l'espace avec une satisfaction qu'il ne se donnait pas même la peine de cacher.
Au bout de dix minutes, à peu près, d'une chute furieuse, il me sembla entendre à mes oreilles un grand bruit d'ailes accompagné de formidables coing ! coing ! coing !
Je passais à travers une bande d'oies sauvages.
« - Comment ! me dit le jars qui conduisait la troupe, c'est vous Mocquet ? »
J'avoue que cela me fit plaisir de me trouver en pays de connaissance. – Seulement, comment cette oie me connaissait-elle ? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir.
« - Ma foi, oui, répondis-je, c'est moi-même.
- Etes-vous en bonne santé ?
- Pour le moment, cela ne va pas mal, répondis-je ; mais j'ai peur que, d'ici à peu, il n'y ait du changement.
- Sans être trop curieux, continua le jars, puis-je vous demander comment il se fait que je vous rencontre à vingt mille lieues de la lune et à soixante mille lieues de la terre ? »
Alors je lui racontai comment vous m'aviez donné une commission pour le comte Charpentier, comment j'avais rencontré Berthelin, comment il m'avait invité à sa noce, comment je m'étais grisé, comment j'étais tombé dans l'Ourcq, comment de l'Ourcq j'étais passé dans la Marne, de la Marne dans la Seine et de la Seine dans la mer. Puis vint l'histoire de l'île, du marais, du rocher, de l'aigle. Je lui narrai comment ce misérable oiseau m'avait conduit à la lune, m'avait abandonné sur le manche de la lune, et comment l'homme de la lune, voyant que je la faisais pencher, avait craint que je ne répandisse son eau, avait pris une hache et avait coupé le bâton. – En preuve de quoi, je lui montrai le bâton que j'avais encore entre les jambes.
Peut-être me demanderez-vous comment je pouvais raconter tout cela en tombant, puisque, entraîné par mon poids, je devais tomber bien plus vite que les oies ne pouvaient voler. Mais, à ce commandement : Coing ! coing ! qui veut dire, dans la langue des oies : Reployez vos ailes ! toute la troupe avait reployé ses ailes ; n'ayant plus rien pour se soutenir, chaque oie tombait en même temps que moi, comme un gros grêlon.
« - Ah ! ah ! fit le jars après m'avoir écouté avec attention, si bien que tu dégringoles ?
- Je dégringole, c'est le mot.
- Que donnerais-tu bien à celui qui te garantirait de te déposer à terre aussi doucement que sur un lit de plumes ?
- Je lui donnerais ma bénédiction d'abord, et, foi d'homme, j'y ajouterais bien un petit écu.
- Eh bien, moi, je t'y déposerai pour rien.
- Pour rien ? C'est encore mieux.
- Mais à une condition, cependant.
- Laquelle ?
- Tu me jureras de ne jamais faire la chasse aux oies sauvages.
- Oh ! si ce n'est que cela, je vous le jure.
- Couag ! » fit l'oie sauvage.
Cela veut dire : Attention !
« - Nous y sommes ! répondirent les oies.
- Prenez chacune un bout du bâton dans votre bec, » commanda le jars.
Les oies obéirent.
« - Là ! et maintenant, étendez les ailes. »
Les deux oies commandées étendirent les ailes, et je sentis que je m'arrêtais dans ma chute.
« Ah ! sapristi ! » m'écriai-je.
C'était la respiration qui me revenait.
Je fis une évolution sur mon bâton et je me trouvai assis de côté, comme une femme sur une bourrique. Je tenais te bâton des deux mains, et, comme de regarder en bas me donnait le vertige, le jars ordonna au reste de la bande de voler au-dessous de moi et de me faire avec son corps une espèce de tapis de pied.
Pendant toute cette conversation et toute cette opération, nous étions insensiblement descendus, et la terre, non seulement s'était refaite visible, mais m'apparaissait dans tous ses détails. Nous remontions vers le Midi, ce qui était mon chemin direct, et je revoyais successivement le Havre, Rouen, Paris.
Arrivé à Paris, je criai à mon jars, qui nous servait de guide :
« - Un peu à gauche, l'ami, un peu à gauche ! »
Il répéta dans sa langue :
« - Un peu à gauche ! »
Et nous obliquâmes.
J'avoue que je revis avec une grande joie Dammartin, Nanteuil, Crépy.
« - Un peu à droite ! » dis-je, arrivé à cette dernière ville.
Et le jars prit un peu à droite.
Tout à coup, je m'aperçus que la bande, au lieu de s'abaisser, s'élevait.
« - Mais c'est ici, m'écriai-je, mon ami jars, c'est ici ; descendez-moi donc ! Voilà Value à ma droite, voilà Haramont à ma gauche, voilà les Fossés juste au-dessous de moi. Descendez-moi donc ! descendez-moi donc !
Mais lui criait :
« - Plus haut ! haut ! »
Et, sans m'écouter, la troupe lui obéissait.
J'allongeai la main pour l'attraper ; j'avais une envie terrible de lui tordre le cou.
Il m'échappa, mais comprit parfaitement mon intention.
« - Ah ! voilà comme tu es reconnaissant, Mocquet ? » me dit-il.
J'étais exaspéré.
« - Mais ne vous apercevez-vous donc pas, lui dis-je, que nous nous éloignons de chez le général... pour aller où ? je n'en sais rien... au diable !
- Mocquet, dit le jars d'une voix douce, pour être une oie, on n'est pas pour cela un imbécile. N'as-tu donc pas vu ?
- Si fait, j'ai vu ; j'ai vu le château du général, j'ai vu Villers-Cotterêts, et voilà que nous appuyons à droite et que je vois la Ferté-Milon, et que je vois Melun, Montargis, Moulins.
- Oui, tu as vu bien des choses ; mais tu n'as pas vu Pierre, le jardinier, qui était embusqué derrière une haie avec son fusil, et qui nous attendait pour nous canarder.
- Bah ! Pierre est un maladroit, il vous eût manquées.
- Il y a, mon cher Mocquet, chez les oies, un proverbe qui dit : « Il n'est pires coups que les coups de maladroit.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fis-je ; mais ou allons-nous maintenant ? Bon ! voilà que je revois la mer. Qu'est-ce que cette mer-là ?
- C'est la mer Méditerranée, que les anciens appelaient mer Intérieure, parce qu'elle est entièrement enfermée dans les terres et n'a de communication avec le grand Océan que par le détroit de Gibraltar.
- Savez-vous que vous êtes fort instruite pour une oie ? lui dis-je.
- J'ai beaucoup voyagé, répondit modestement le jars.
- Mais enfin, où allons-nous ?
- Nous allons au lac Tchad.
- Où est cela, le lac Tchad ?
- Au centre de l'Afrique.
- Comment, au centre de l'Afrique ? dans le pays des nègres ?
- Justement.
- Mais je n'y ai point affaire, moi ; je n'y veux pas aller. Halte-là ! halte ! Tenez, voilà justement un bâtiment qui va entrer à Marseille ; descendez moi sur le bâtiment, descendez-moi vite.
- Je ne puis te descendre tout à fait, tu sais bien que partout où est l'homme nous courons un danger.
- Eh bien, approchez-vous le plus possible, je me laisserai tomber.
- Libre à toi.
- C'est bien heureux... La ! je crois que j'y suis.
- Non, pas encore.
- Et maintenant ?
- Pas encore.
- D'ici, je tomberai juste sur le pont.
- D'ici, tu tomberas à la mer.
- Et d'ici ?
- Tu y es ; mais ne perds pas de temps. Il passe... il sera passé. Bon voyage ! »
En effet, j'avais lâché le bâton, mais une seconde trop tard. Au lieu de tomber sur le bâtiment, je tombai dans son sillage.
Comme je tombais d'une centaine de pieds de haut, j'allai jusqu'au fond de la mer. Heureusement, j'avais fait provision d'air ; je retins ma respiration, et je revins à la surface.
On m'avait vu tomber du bâtiment, et une barque m'attendait avec quatre rameurs et un contremaître.
Oh ! général, je ne saurais vous dire ma satisfaction quand je sentis une main d'homme au lieu d'une patte d'oie, et quand je me vis porté sur un bâtiment au lieu de voyager à cheval sur le dos d'un aigle, ou assis sur un bâton porté par des oies.
Deux heures après, nous étions à Marseille.
Je courus à la malle-poste : par chance, il restait une place avec le conducteur ; je la retins, – et me voilà !
Maintenant, général ; pardon du retard ; mais vous conviendrez qu'il ne fallait pas moins de huit jours pour aller du port aux Perches au Havre, du Havre à l'île du marais, de l'île du marais à la lune, de la lune à la Méditerranée, de la Méditerranée à Marseille et de Marseille ici. – Voici la réponse du comte Charpentier, général.
Et Mocquet tendit une lettre à mon père.
Mocquet a toujours cru qu'il avait été dans la lune. On a eu beau lui soutenir qu'il n'avait pas quitté son lit et avait eu le cauchemar, il soutint, lui, qu'il avait bel et bien fait le voyage que je viens de raconter.
Mocquet me prit en grande amitié, surtout parce que j'étais le seul qui ne lui rît pas au nez quand il parlait de l'aigle vindicatif, de l'homme de la lune et du jars savant.
Je ne lui riais pas au nez, parce que je croyais fermement qu'il avait fait le voyage de la lune, et que je ne regrettais qu'une chose : c'était de ne l'avoir pas fait avec lui.
- Mais soyez tranquille, me disait Mocquet, si j'y retourne, je vous prendrai avec moi et nous irons ensemble.
Mocquet est mort sans y retourner.
Maintenant, y a-t-il quelqu'un qui cherche un compagnon de voyage pour aller dans la lune ?
Me voilà.

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