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Chapitre XII
Les petits cadeaux de mon ami Delaporte

Peut-être avez-vous entendu dire qu'il était arrivé au Jardin des Plantes un hippopotame, deux lions, trois girafes, cinq antilopes et vingt singes.
Peut-être avez-vous lu quelque part qu'on venait de faire cadeau au Louvre d'un musée nigritien complet.
Alors, vous vous êtes promis d'aller voir cela au premier jour.
Eh bien, quand vous visiterez le musée installé au Loutre ; lorsque vous verrez l'hippopotame dans son baquet, les girafes dans leurs palissades, les antilopes dans leur enclos, et les singes dans leur palais, vous direz bien du musée : « C'est étrange ! » vous direz bien des animaux : « C'est curieux ! » mais le plus curieux, mais le plus étrange, vous l'ignorez.
C'est la façon dont le donateur s'est procuré cette merveilleuse donation, c'est ce que lui a coûté de patience et de volonté le magnifique cadeau qu'il fait à l'Etat, cadeau dont la valeur est de plus de cent cinquante mille francs.
Je vais vous raconter cela, moi.
Le donateur est un de mes amis.
Vous savez que j'ai des amis dans les quatre parties du monde, et même dans la cinquième, depuis que le comte de C... est nommé consul en Océanie.
- Avez-vous lu mon voyage à Tunis ?
- Non.
- Je le regrette, parole d'honneur ! c'est une des choses les plus amusantes que j'aie écrites. Si vous l'eussiez lu, vous sauriez qu'au moment où nous arrivâmes à Tunis, M. Delaporte occupait le consulat de France.
Une de nos premières visites fut naturellement pour le consul.
C'était son jour d'audience.
Il était assis sur un trône comme bien peu de rois en ont un. Ce trône était fait de la peau de douze lions. Deux lions accroupis et empaillés, avec leurs yeux brillants, leurs griffes allongées comme des griffes de sphinx, servaient de bras au fauteuil.
Une magnifique juive, dans son costume oriental, était à genoux devant le consul, et lui présentait, toute rougissante, sa pantoufle retournée.
Pourquoi la juive rougissait-elle, et que signifiait cette pantoufle vue à l'envers ' ?
J'ai si bien raconté cela dans le Véloce, et c'est si difficile à raconter, que je renverrai mes lecteurs, et surtout mes lectrices au Véloce, où l'énigme leur sera expliquée.
Nous laissâmes Delaporte jouer son rôle de Kadi, rôle que, malgré notre présence, il remplit le plus gravement du monde ; puis, le dernier plaignant reconduit par les janissaires, nous fîmes trêve à la solennité arabe, et nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
Des le lendemain, Delaporte nous conduisit à ses fouilles ; il faut toujours que Delaporte donne quelque chose au gouvernement : il était bien là pour fouiller, assis, comme Marins, sur les ruines de Carthage.
Aussi, à force de fouiller, était-il arrivé à heurter de sa pioche un morceau de marbre. Il ne savait pas encore bien précisément ce que c'était que ce bloc contre lequel l'acier avait fait feu. Etait-ce un chapiteau, une vasque, une fontaine ? Nous allions le savoir ; car, depuis la veille, on avait dû déblayer les alentours de l'objet trouvé.
Nous traversâmes de toute la vitesse de nos chevaux les deux ou trois lieues qui séparent Tunis de Carthage. En moins de trois quarts d'heure, nous fûmes en face de l'excavation.
Comme l'avait prévu Delaporte, la besogne avait marché depuis la veille ; et une tête colossale, portant six pieds du menton à la racine des cheveux, avait été mise à jour.
C'est la tête de Lucilla, fille de Marc-Aurèle, que l'on voit aujourd'hui dans la salle des antiques, près de la Vénus de Milo.
Après la révolution de février, Delaporte fut envoyé au Caire ; là, il se mit en tête de découvrir ce que personne n'avait jamais découvert, – des manuscrits cophtes.
Il en envoya neuf à la bibliothèque.
Un jour, une discussion a lieu entre un chrétien et un marchand d'esclaves, à propos d'une femme du Bournou ; Delaporte fait venir l'un et l'autre devant lui, et, pour les mettre d'accord, achète la femme et lui rend la liberté.
Puis, comme le marchand d'esclaves lui paraît intelligent, et, à tout prendre, assez honnête pour un marchand d'esclaves, il l'interroge sur ces pays fabuleux dans lesquels il pénètre pour exercer son commerce.
Commerce considérable ! L'Egypte seule consomme, par an, à peu près vingt mille esclaves qu'on lui amène du Darfour, du Sennaar, de l'Abyssinie, de la Nubie, des bords du fleuve Blanc, des rives du Nil bleu, du pied des montagnes de la Lune.
Le marchand nomme cinq ou six provinces étagées du sixième au deuxième degré, dont les noms ne se trouvent pas même sur la carte immense que Delaporte déroule pour les y chercher.
- Vous chargeriez-vous, demande alors Delaporte au marchand d'esclaves, de m'acheter et de me rapporter une collection complète de tous les ustensiles de musique, de toilette, de guerre, de cuisine, de parure, de travail, que vous trouverez chez ces peuples dont les noms sont oubliés par les géographes, depuis les aiguilles à coudre jusqu'aux lances et aux boucliers ; depuis la natte sur laquelle couche le roi jusqu'à la gamelle dans laquelle mange le soldat ?
- C'est difficile, dit le marchand d'esclaves en secouant la tête.
- Ce n'est pas impossible ?
- Non ; avec l'aide du Prophète, rien n'est impossible ; mais...
- Mais quoi ?
- Mais cela coûtera cher !
- Qu'importe ! dites-moi la somme qu'il vous faut.
- Ce n'est ni de l'or ni de l'argent qu'il me faut, ces peuples-là ne savent pas ce que c'est qu'un para.
- Que vous faut-il ?
- De la verroterie de Venise et des coquillages de la mer Rouge.
- Combien de quintaux ?
- Cent.
- Venez avec moi.
Et Delaporte sort avec son marchand d'esclaves, le conduit au Mouski, y achète cent quintaux de verroteries et de coquillages, y ajoute cinq ou six pains de sel, – denrée si précieuse, que, dans l'intérieur de l'Afrique, on échange le sel, à poids égal, contre de la poudre d'or, – puis il souhaite à son homme un bon voyage.
L'homme part, et reste trois ans absent, de 1849 à 1851.
Delaporte l'attend avec patience la première année, avec une certaine inquiétude la seconde, mais ne comptant plus sur lui la troisième.
Un matin, un homme se présente au consulat de France.
- Que veux-tu ? lui demande Delaporte.
- C'est moi.
- Qui, toi ?
- Moi, le marchand d'esclaves.
- Ah ! ah !... Et ma collation ?
- Elle est à Boulak ; venez avec moi jusqu'à Boulak, et vous la verrez.
On monte à âne, et l'on se rend à Boulak, qui est à un quart de lieue du Caire.
Le marchand d'esclaves montre alors au consul une cangue immense chargée à couler à fond.
C'était la collection nigritienne, – complète, je vous en réponds.
Tout y était, depuis l'aiguille jusqu'à la lance et au bouclier de guerre ; depuis ces bracelets étranges que l'on met aux fiancées, pour qu'elles ne puissent point plier les bras, et, par conséquent, s'opposer aux désirs de leur mari, jusqu'aux tambours gros comme une futaille et qui font une gamme descendante ou ascendante, selon que l'on va du gros au petit, ou que l'on revient du petit au gros.
Quand vous verrez cela, vous serez émerveillés de l'intelligence de ce bon marchand d'esclaves ; il n'a rien oublié, pas plus le lézard de quatre pieds de long, dont la peau argentée sert d'ornement à l'arc des chefs, que la lyre d'Orphée, faite d'une écaille de tortue et de quatre cordes ; il a apporté des échantillons de tout, de flèches barbelées, de colliers, de pagnes de femme, de pagnes d'homme, de masses d'armes dont la forme est copiée sur les masses d'armes des croisés, de haches d'armes qu'on croirait prises aux habitants des îles Sandwich ; les pipes sont représentées dans sa collection avec une multiplicité et une bizarrerie de formes qui réjouirait bien ce peintre de la Vie de Bohême qui n'a que deux pipes, l'une pour fumer entre amis, l'autre pour aller dans le monde. Voulez-vous des flûtes, il y en a ; des conques, des trompes, des trompettes, il y en a ; des poignards à passer au bras, des sabres recourbés pour trancher les têtes, des poignards à forme terrible pour émasculer, il y en a ; voulez-vous des gourdes à eau-de-vie, des défenses d'éléphant, des dents d'hippopotame, des cornes de rhinocéros, de la poudre d'or, il y en a !
Puisque je vous dis qu'il y a de tout.
Mais, en interrogeant son marchand sur ce qu'il a vu, sur ce qu'il a fait, sur les causes de son retard, qu'apprend Delaporte ?
Il apprend que quatre pêcheurs sont partis depuis trois ans des bords du Nil blanc, à soixante lieues à peu près de l'endroit où le dieu de l'Egypte bifurque, remontant au sud vers les montagnes de la Lune, sous le nom de Nil bleu, faisant un coude à droite et s'enfonçant dans l'intérieur de l'Afrique sous le nom de Bar-el-Abiad.
Que font là ces quatre pécheurs embusqués depuis trois ans, par ordre d'Abbas-Pacha ?
Ils attendent qu'une femelle d'hippopotame mette bas, afin de lui prendre son petit.
- Plaît-il ?
Je répète : ils attendent, par ordre d'Abbas-Pacha, qu'une femelle d'hippopotame mette bas, afin de lui prendre son petit.
Hélas ! les hippopotames, si communs du temps de César, d'Auguste ou de Néron, sont devenus fort rares de nos jours. – Il en est d'eux comme des baleines :
on les rencontrait autrefois si nombreuses au banc de Terre-Neuve, que le pilote craignait presque autant leur archipel vivant qu'un archipel de rochers, et aujourd'hui, pour en rejoindre quelqu'une, il faut la poursuivre jusque dans les mers polaires.
Qui a rendu si rares les hippopotames ? L'emploi de leurs défenses pour faire de fausses dents peut-être. On sait que l'ivoire de l'hippopotame reste, éternellement blanc.
Que voulait faire Abbas-Pacha de ce jeune hippopotame ?
L'Angleterre, cette rivale de la France, qui a sur la France toutes sortes de supériorités, avait encore celle-là, de posséder un hippopotame mâle.
L'Angleterre voulait, en outre, avoir on hippopotame femelle.
Elle s'était adressée à Abbas-Pacha, qui, n'ayant rien à refuser à l'Angleterre, avait placé quatre pêcheurs sur les bords du Nil blanc, pour lui pêcher le premier hippopotame qu'une mère mettrait bas sur un des nombreux îlots du fleuve.
Quant à prendre vivant un hippopotame adulte, il n'y faut pas penser.
Les hippopotames meurent et ne se rendent pas.
Ce récit fit naître une idée dans l'esprit de Delaporte : c'était de joindre une ménagerie à son musée.
Il s'adressa à qui de droit, et commanda deux lions, trois ou quatre girafes, cinq ou six antilopes et autant de singes que l'on en pourrait trouver.
Mais, me demanderez-vous, comment prend-on les lions ? comment prend- on les girafes ? comment prend-on les antilopes ? enfin, comment prend-on les singes ?
Les singes surtout ! Si les singes se laissent prendre, que devient le vieux proverbe : « Malin comme un singe ? »
Je vais vous dire cela.
Quand on reconnaît les traces d'un lion, on prépare une trappe de dix à quinze pieds de profondeur, on la recouvre de branches, on tue une chèvre, et l'on place au centre de la surface trompeuse le cadavre de l'animal.
Le lion, qui est trop fier pour craindre un piège, arrive les narines au vent, s'arrête à quinze pas de la chèvre, bat ses flancs de sa queue, passe sa langue sur ses lèvres, pousse un rauquement de joie et s'élance sur l'appât qui lui est offert.
Le plancher en branchages manque sous lui et il tombe au fond de la fosse.
Le premier et le second jour, il est assez inquiet pour ne point songer à manger ; le second ou le troisième, la faim le presse et il mange la chèvre.
On le laisse quatre autres jours dans la fosse ; pendant ces quatre jours, il a tout le temps de digérer son premier repas ; le cinquième, il enrage la faim.
Alors, on descend dans la fosse une grande cage en bois et fer, dont la porte est ouverte, grâce à une bascule ; au fond de la cage est un quartier de viande fraîche.
Le lion n'hésite pas ; il entre dans la cage.
Derrière lui, la porte se referme. Le lion est pris.
Vous le voyez, c'est bien simple.
Quant aux girafes, dans certaines provinces du centre de l'Afrique, elles sont très communes et vont par bandes ; on les poursuit avec des dromadaires. Les grandes échappent à cette poursuite ; mais, au bout d'une vingtaine de lieues, les petites sont forcées.
On les prend, on a toutes sortes de tendresses pour elles, et, en moins de huit jours, elles sont apprivoisées.
Quant aux antilopes, ce sont des animaux dont l'intelligence est médiocrement développée ; j'en suis fâché pour les beaux yeux auxquels certains poètes comparent les yeux de leurs maîtresses ; mais il y a un proverbe arabe qui dit : « Bête comme une antilope. »
Les antilopes se laissent donc prendre de mille façons différentes, mais plus communément aux lacets.
- Oui, mais les singes ?
Ah ! les singes, nous y voilà.
Etre bête n'est qu'un défaut ; être gourmand est un vice.
Les singes sont gourmands, et, malgré tout leur esprit, cette gourmandise cause leur perte.
Ils sont surtout ivrognes.
Que voulez-vous ! ils ressemblent tant à l'homme ! Les hommes seraient le seul animal qui fût ivrogne, si le singe ne l'était pas !
Le singe aime une certaine bière fermentée qui se fait dans le Darfour et le Sennaar.
On met des moitiés de calebasses pleines de cette bière dans tous les endroits qu'on sait fréquentés par les singes.
Dès qu'un singe a goûté à cette bière, il jette un cri de joie qui fait accourir ses camarades.
Alors, toute la société se lance dans l'orgie et se grise à qui mieux mieux. Quand les singes sont ivres, les nègres paraissent.
Les buveurs ne se défient pas d'eux ; ils voient trouble et les prennent pour des singes d'une plus grande espèce ; si bien que les nègres n'ont que la peine de les rapporter ou de les ramener.
S'ils les rapportent, les singes les serrent dans leurs bras, tout en pleurant et en les couvrant de baisers. Ils ont le vin tendre.
S'ils les ramènent, ils en tiennent un par la main, le singe, de son côté, tient son camarade ; le camarade en tient un troisième ; le troisième, un quatrième, et ainsi de suite ; sentant le besoin qu'ils ont de l'appui les uns des autres, ils ne se quittent pas et marchent titubants, comme des satyres.
Il n'est pas rare de voir ainsi un nègre ramener dix ou douze singes, comme on voit chez nous un professeur conduire dix ou douze élèves.
Arrivés à leur destination, on les met dans des cages où ils se dégrisent peu à peu ; on a soin de leur donner chaque jour une portion de bière moins considérable que celle de la veille, afin de les habituer tout doucement à la captivité.
Le jour où on ne leur donne plus que de l'eau, ce jour-là, ils s'aperçoivent qu'ils sont prisonniers.
Six mois après la commande faite, Delaporte avait ses deux lions, ses trois girafes, dont une pleine, – ses cinq antilopes et ses vingt singes.
La ménagerie était complète, sauf l'hippopotame.
Or, Delaporte avait juré qu'il aurait son hippopotame.
Il ne vous viendrait point à vous, n'est-ce pas, chers lecteurs, l'idée de faire un pareil serment !
Vous auriez tort : un hippopotame vaut cent mille francs comme un liard.
Il est vrai que, si, au lieu de ses cinq mille livres de rente sur le grand-livre, on rendait à un petit capitaliste du Marais un hippopotame, sous le prétexte que c'est le capital de sa rente, il se trouverait fort empêché, et crierait au vol.
Mais, lorsqu'on est consul au Caire, on sait la véritable valeur d'un hippopotame.
De même qu'Abbas-Pacha avait placé des pêcheurs sur le Nil blanc pour guetter l'hippopotame qu'ambitionnait l'Angleterre, Delaporte entretenait à Boulak deux nègres qui n'avaient pas d'autre mission que de guetter les pécheurs d'Abbas-Pacha.
Un jour, l'un des deux nègres arriva tout essoufflé au consulat.
- Eh bien ? demanda Delaporte.
- Eh bien, l'hippopotame est arrivé.
Delaporte prit son chapeau et courut à Boulak.
- Est-ce un mâle ou une femelle ? demanda-t-il aux pêcheurs.
- C'est un mâle, répondirent ceux-ci.
Delaporte se mit à rire de ce rire tout parisien que n'ont jamais compris les Arabes.
- Ne faites pas attention, dit-il, je suis content.
- De quoi es-tu content ! demandèrent les Arabes.
- Je suis content que ce soit un mâle.
L'Angleterre avait demandé une femelle.
Delaporte les interrogea pour savoir de quelle façon ils avaient pu se procurer l'animal.
Un jour, ils avaient vu une femelle d'hippopotame, visiblement pleine, sortir de l'eau et monter sur un des îlots du fleuve Blanc.
Arrivée sur l'îlot, elle s'était couchée et y avait mis au jour un petit.
Puis, immédiatement, elle avait plongé dans le fleuve, selon toute probabilité, pour y faire ses ablutions.
Alors, sans perdre un seul instant, ils étaient sortis de leurs roseaux, s'étaient élancés dans leur barque, et avaient ramé vers l'îlot.
Là, sans autre résistance, de la part du petit hippopotame, que la lourdeur et l'inertie de sa masse, ils l'avaient porté dans leur barque, et avaient ramé vers le bord le plus lestement qu'il leur avait été possible.
Mais, si lestement qu'il ramassent, ils n'avaient point tardé à entendre derrière eux le souffle terrible du père et de la mère.
Dans le sillage de la barque nageaient les deux hippopotames, à la distance de cinquante pas, à peu près, comme les Curiaces, sur la même ligne, et avec des intentions d'une hostilité patente.
La mère ouvrait une gueule à avaler un boeuf ordinaire, et faisait claquer ses mâchoires d'une façon effrayante.
L'animal gagnait visiblement sur la barque, et, quoique la barque n'eût plus qu'une trentaine de pas à faire pour toucher le rivage, il était probable qu'elle aurait affaire à la mère avant d'atteindre le bord.
- Débarrassons-nous d'abord de la mère, dit un des pécheurs.
Et la barque s'arrêta court.
Le pêcheur qui avait parlé quitta la rame, prit son arc, y appliqua une flèche empoisonnée, et attendit.
- Attention, vous autres ! dit-il.
Les trois autres rameurs tenaient leurs rames levées et prêtes à fouetter l'eau.
L'hippopotame avançait avec rapidité.
L'archer se tenait à la poupe du batelet ; l'archer lança la flèche, et jeta un cri.
Il y a deux endroits où l'hippopotame est vulnérable : entre les deux yeux et au cou.
La flèche pénétra entre les deux yeux.
Le cri était un signal pour les rameurs.
Au cri poussé, les trois rames fouettèrent l'eau avec vigueur ; la barque se trouva à vingt pieds de l'animal.
Celui-ci avait fait quelques pas encore a la poursuite de ses ennemis ; mais, tout à coup, le poison, ce poison terrible, instantané comme la brucine ou l'acide prussique, tout à coup le poison avait fait son effet.
L'hippopotame avait battu l'eau de ses lourdes pattes, avait commencé de tourner sur lui-même, puis avait disparu comme dans un gouffre, au milieu du tourbillon qu'avait fait son agonie.
Pendant ce temps, la barque avait gagné la terre.
Mais, une minute après les pécheurs, l'hippopotame mâle avait abordé.
La mort de sa femelle ne l'avait pas fait renoncer à sa poursuite.
Le même pécheur qui avait déjà frappé la femelle d'une flèche, prit une de ces lances de douze pieds de long, que vous verrez, chers lecteurs, quand le musée nigritien sera ouvert et livré à votre curiosité, lances au fer acéré et empoisonné comme celui de la flèche, et se coucha à terre sur la route de l'hippopotame, présentant le fer de la lance comme un épieu.
Cette fois, le fer de la lance était dirigé contre la gorge de l'animal.
Si le chasseur manquait cette gorge, il était immédiatement écrasé sous les pieds de l'énorme pachyderme.
Le fer, long de deux pieds, s'enfonça tout entier dans la gorge de l'animal.
Le chasseur fit un bond de côté qui le jeta hors de la ligne suivie par le monstre, qui passa, emporté par sa course, sur l'endroit même où le chasseur était couché une demi-seconde auparavant.
Le chasseur se releva comme par un ressort, et se hâta de mettre une vingtaine de pas entre lui et son ennemi.
L'hippopotame s'arrêta stupéfait de douleur.
Puis il essaya de se retourner contre son antagoniste ; mais déjà le poison agissait.
Il poussa un beuglement terrible, fit voler le sable et les pierres sous ses pieds, comme la femelle avait fait voler l'eau ; puis il tomba lourdement, fit deux ou trois tours sur lui-même, étira ses énormes membres, poussa un dernier râlement, et mourut.
Seulement alors, les pécheurs furent véritablement maîtres du petit.
Par malheur, c'était un mâle !
Ils n'en résolurent pas moins de le conduire à AbbasPacha, se faisant ce raisonnement, que, puisqu'il voulait absolument avoir un hippopotame, mieux valait encore lui porter un hippopotame mâle que de ne pas lui en porter du tout.
Maintenant que je vous ai dit comment Delaporte s'était procuré l'hippopotame, les deux lions, les trois girafes, les cinq antilopes et les vingt singes qu'il a donnés au Jardin des Plantes, je vais vous dire, comment il s'est procuré, quatre magmatiques serpents dont il a enrichi le musée de Marseille.
Il y a au Caire, comme dans l'Inde, ce que l'on appelle des charmeurs de serpents ; je crois vous en avoir déjà parlé quelque part : ce sont des hommes qui se promènent dans les rues du Caire avec des boites, des sacs ou des paniers contenant des reptiles de toute espèce ; lorsqu'ils croient l'endroit favorable à donner une représentation, ils s'asseyent à terre, se mettent à frapper à deux ou trois sur des tambours qui rendent une note monotone ; un troisième ou un quatrième remplit sa bouche d'une herbe qui sent la menthe, et envoie des bouffées d'haleine parfumée dans toutes les directions.
Cette double préparation faite, on ouvre sacs, boîtes ou paniers ; les serpents se secouent, sifflent, se dressent, et se mettent. à danser, en prenant pour appui le dernier tiers de leur corps, une espèce de gigue qui ravit les descendants des Pharaons au Caire et des Ptolémées à Alexandrie.
Les charmeurs vont, en outre, dans les maisons, regardant, flairant, furetant, et annonçant aux propriétaires des susdites maisons, avec une inquiétude toute philanthropique, qu'ils ont chez eux des serpents.
En général, le voisinage des animaux rampants est peu apprécié. Les femmes qui se sont amusées à jouer avec eux, à commencer par Eve et à finir par Cléopâtre, ont été assez mal récompensées de leur familiarité ; il en résulte que, quand un charmeur de serpents en réputation a déclaré qu'une maison est hantée par un ou plusieurs de ces reptiles, d'habitude on le fait venir, et on lui donne pour chaque serpent plus ou moins gros, – On sait qu'en fait de serpents les plus petits sont parfois les plus dangereux, – et on lui donne pour chaque serpent une vingtaine de piastres, c'est-à-dire cent sous, plus l'animal lui-même, qui, à partir de ce moment, entre dans le sac du charmeur, et fait partie de son corps de ballet.
Plusieurs fois, le doyen des charmeurs de serpents du Caire, nommé Abd-el- Kerim, c'est-à-dire l'esclave de celui qui donne, avait tourné autour du consulat, flairant portes et fenêtres, et secouant la tête d'un air qui n'avait rien de rassurant pour les hôtes de la légation française.
Des bruits sinistres revinrent de plusieurs côtés à Delaporte ; le bruit courait que le consulat était infesté de serpents.
Delaporte avait, dans ses investigations, trouvé pas mal de mille-pieds, un certain nombre de scorpions, mais pas le plus petit aspic ; aussi doutait-il fort de la perspicacité des charmeurs de serpents. Cependant, cédant aux instances de ses amis, qui frémissaient des dangers qu'il pouvait courir à partager un logement avec de pareils hôtes, il se décida à faire venir Abd-el Kerim.
Abd-el-Kerim se rendit à l'invitation du consul franc, lequel, grâce à l'habitude qu'il a de la langue arabe, put dialoguer avec le charmeur de serpents, sans avoir besoin de recourir à un interprète.
Abd-el-Kerim représentait ou plutôt représente encore, – car, malgré le métier dangereux qu'il exerce, il est plein de vie, – Abd-el-Kerim représentait le vrai type arabe.
C'était un homme de cinquante à soixante ans, portant le turban vert des descendants d'Ali, vêtu d'une grande chemise noire, serrée autour du corps par une ceinture de corde de poil de chameau.
Il avait l'air grave qui convenait à l'état qu'il exerce.
Il salua Delaporte en croisant ses deux mains sur sa poitrine et en s'inclinant devant lui, puis attendit qu'on l'interrogeât.
- Je t'ai fait venir, lui dit Delaporte, parce que l'on prétend qu'il y a ici, dans le consulat, force serpents.
L'Arabe prit le vent, flaira à plusieurs reprises, puis gravement :
- Il y en a, dit-il.
- Ah ! il y en a ?
- Oui.
Et le charmeur flaira une seconde fois.
- Il y en a même beaucoup, ajouta-t-il ; six, au moins.
- Diable ! fit Delaporte. Et tu te charges de les détruire ?
- Je les appellerai et ils viendront.
- Je voudrais bien voir cela.
- Tu vas le voir.
Ceci se passait dans la chambre à coucher de Delaporte.
Abd-el-Kerim sortit et alla quérir ses compagnons restés dans l'antichambre.
Trois hommes entrèrent derrière lui, s'assirent en cercle, mirent leur tambourin entre leurs jambes, emplirent leur bouche d'herbes odoriférantes, et, tout en criant : « Allah ! Allah ! Allah ! » se mirent à lancer des bouffées d'haleine parfumée.
Pendant ce temps, Abd-el-Kerim faisait entendre un certain sifflement qui avait pour but de se mettre en rapport avec les reptiles.
La chose dura trois ou quatre minutes, à peu près, sans aucun résultat visible ; mais, au bout de ce temps, Delaporte vit descendre le long des murailles et sortir de dessous les meubles une vingtaine de scorpions qui, obéissant à l'appel et Abd-el-Kerim, venaient à lui de tous les coins de la chambre.
Cette étrange procession commença d'ébranler Delaporte dans son incrédulité ; il y en avait qui descendaient le long de la muraille, d'autres le long de la moustiquaire, d'autres, enfin, le long des rideaux de la fenêtre ; c'était à frémir d'avoir couché dans une pareille chambre.
Tous les scorpions vinrent à Abd-el-Kerim comme les moutons viennent au berger. Abd-el-Kerim les ramassa à pleines mains et les mit dans un sac de peau de bouc.
- Vois-tu ? demanda-t-il à Delaporte.
- Certainement, je vois... je vois des scorpions, et même beaucoup ; mais je ne vois pas de serpents.
- Tu vas en voir, répondit Abd-el-Kerim.
Et il se mit à siffler un autre air, tandis que ses compagnons redoublaient leurs bouffées d'air et criaient désespérément : « Allah ! Allah ! Allah ! »
En effet, au grand étonnement de Delaporte, un sifflement à peu près pareil à ceux d'Abd-el-Rerim se fit entendre dans l'alcôve, et, de dessous son lit, il vit sortir un serpent de quatre pieds de long qui, la tête haute et déroulant ses anneaux verts et jaunes, s'avança vers Abd-el-Kerim.
Delaporte reconnut parfaitement l'espèce : c'était un de ces reptiles à la morsure mortelle, que les Arabes appellent tabouc, et les Espagnols cobra- capello. Abd-el-Kerim le prit sans façon par le cou et s'apprêtait à le fourrer dans sa peau de bouc, quand Delaporte réclama :
- Un instant ! dit-il.
- Quoi ? demanda Abd-el-Kerim.
- Ce serpent était bien chez moi ?
- Tu l'as vu.
- Or, tout ce qui est chez moi m'appartient ; fais-moi donc le plaisir, au lieu de mettre le serpent dans ton sac de peau de bouc, de le mettre dans ce bocal.
Et Delaporte présentait à Abd-el-Kerim un bocal plein d'esprit-de-vin qui attendait dans une armoire quelques-uns de ces curieux poissons du Nil, que de temps en temps, des fellahs pêcheurs lui apportent.
- Mais..., dit Abd-el-Kerim.
- Il n'y a pas de mais, dit Delaporte ; le serpent était chez moi ; donc, il est à moi ; en outre, je le paye trente piastres. Prends garde ! si tu fais des difficultés pour me le laisser, je dirai qu'il n'était là que parce que tu l'y avais mis d'avance, et qu'il n'est venu que parce qu'il est apprivoisé.
Abd-el-Kerim cessa toute résistance et fit glisser le serpent de ses mains dans le bocal.
Delaporte tenait tout prêt le bouchon et une ficelle ; le bouchon fut assujetti sur le bocal, et le serpent, malgré ses bonds et ses sifflements, fut contraint de demeurer dans son nouveau domicile.
- Y en a-t-il encore ? demanda Delaporte.
- Oui, dit Abd-el-Kerim, qui ne voulait pas avoir la honte de s'avouer vaincu.
Et les bouffées d'air, et les cris d'Allah, et le sifflement recommencèrent.
Un second serpent, moins gros toutefois que le premier, sortit de dessous la commode et se dirigea vers Abd-el-Kerim.
Delaporte prit un second bocal.
- Bon ! dit-il, cela me fera la paire.
Abd-el-Kerim fit la grimace ; mais il était pris, force lui fut d'abandonner le second serpent comme il avait fait du premier.
La cérémonie de l'introduction du cobra-capello dans le bocal achevée :
Y en a-t-il encore ? demanda Delaporte.
- Non, pas ici.
- Où en sens-tu ?
Le charmeur de serpents se tourna du côté de la pièce voisine.
- J'en sens un là, dit-il.
C'était dans le salon.
- Allons-y, alors, dit Delaporte.
Et il prit un bocal sous chaque bras, en mit deux autres sous les bras de son nègre et passa au salon.
Il y en avait un effectivement ; celui-là était probablement un serpent musicien, car il s'était réfugié sous le piano.
Malgré la répugnance visible d'Abd-el-Kerim à s'en emparer, un instant après il était dans le bocal.
- Là ! Maintenant demanda Delaporte, où en reste-t-il encore ?
- Il y en a encore trois dans la cuisine, répondit tristement Abd-el-Kerim.
- Bon ! dit Delaporte, cela me fera la demi-douzaine. Allons à la cuisine.
Au premier appel, un serpent sortit de dessous la fontaine.
Abd-el-Kerim le mit dans un quatrième bocal en roulant des yeux désespérés.
- Allons, allons, du courage ; il me faut ma demi-douzaine.
- Enta tafessed el senaa ! s'écria Abd-el-Kerim.
Ce qui, traduit en français, veut dire, mot pour mot :
« Décidément, tu es un gâte-métier ! »
Le charmeur de serpents s'avouait vaincu, et, pour sauver les deux derniers, consentait à se perdre de réputation aux yeux du consul français.
Delaporte eut pitié du bonhomme et lui donna quarante francs.
Abd-el-Kerim les mit dans sa poche, mais en murmurant :
- Quatre serpents qui dansaient si bien ! cela valait mieux que huit talaris !
Delaporte, pour le consoler lui promit le secret.
Vous voyez comme il le lui a gardé.

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