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Chapitre VI
Un Plan d'économie

Supposez, cher lecteur, que vous soyez ministre, et qu'étant ministre, vous ayez sous votre juridiction les quatre théâtres subventionnés qu'on appelle le Théâtre-Français, l'Odéon, l'Opéra-Comique et le Théâtre-Italien.
Supposez encore ceci : que, ne vous étant jamais occupé de questions théâtrales, vous avez cependant le désir de vous en occuper ; qu'à ce désir se joint la bonne volonté de faire mieux que n'ont fait vos prédécesseurs.
Quel moyen emploierez-vous ?
Vous enverrez chercher quelqu'un qui, tout au contraire de vous, aura pratiqué ces questions-là toute sa vie, et vous lui direz :
- Je suis le pouvoir et la volonté ; vous êtes la pratique et l'habitude ; causons.
Maintenant que nous avons supposé que vous êtes ministre, que le Théâtre- Français, l'Odéon, l'Opéra-Comique et le Théâtre-Italien relèvent de votre ministère ; que vous avez envoyé chercher quelqu'un dont la vie tout entière a été consacrée à l'art, faisons une dernière supposition : c'est que ce quelqu'un que vous avez envoyé cherché, c'est que celui à qui vous avez fait l'honneur de dire : « Causons, » ce soit moi.
Je vous répondrais :
- Bien volontiers, monsieur le ministre ; mais de quoi voulez-vous que nous causions ?
- Causons du Théâtre-Français, d'abord.
- Ce n'est pas amusant ; mais n'importe, je suis vos ordres.
- Qu'en pensez-vous, du Théâtre-Français ?
- Comme art ? comme organisation ?
- Comme organisation.
- Mais que sa constitution est tout simplement détestable ; que sa division en sociétaires et en pensionnaires est fatale ; qu'il faut, à quelque prix que ce soit, payer les dettes de la société, liquider son arriéré, assurer les pensions au marc le franc du temps de service, et faire, de la Comédie, un théâtre comme tous les théâtres.
- Bon ! mais il faut un million pour cela !
- Répondez du million ; en cinq ans, nous le trouverons.
- Soit ; voilà le Théâtre-Français devenu comme tous les autres théâtres. Qu'en faites-vous, maintenant ?
- Attendez, monsieur le ministre ; cela se rattache à un plan général que je vais vous développer tout à l'heure. Passons donc à un autre théâtre, maintenant qu'il est convenu que le théâtre de la rue de Richelieu n'est plus en société.
- Auquel passons-nous ?
- A celui que vous voudrez.
- A l'Odéon. Que pensez-vous de l'Odéon ?
- Mais que c'est tout simplement le plus important les quatre.
- Comment cela ?
- C'est l'école de vos écoles ; c'est le gymnase des jeunes auteurs ; c'est mieux encore : c'est l'éperon avec lequel on talonne, le fouet avec lequel on réveille le théâtre de la rue de Richelieu, qui n'est que trop disposé à aller au pas quand les autres vont au galop, à s'endormir quand les autres veillent.
- On m'assure qu'il ruine ses directeurs, votre Odéon !
- Allons donc, monsieur le ministre ! Grâce à ses cent mille francs de subvention et à sa salle donnée gratis, l'Odéon est une des meilleures affaires de Paris ! Harel, avec Christine, a mis la subvention tout entière dans sa poche ; Bocage, avec François le Champi , a suivi son exemple, et j'ai tout lieu de croire qu'Altaroche, avec l'Honneur et l'Argent, en a fait autant que ses deux illustres devanciers.
- Alors, votre avis sur l'Odéon ?
- Mon avis sur l'Odéon viendra, s'il vous plaît, monsieur le ministre, avec mon avis sur les autres théâtres.
- Passons à l'Opéra-Comique. Vous ne devez pas apprécier énormément l'Opéra-Comique, n'est-ce pas ?
- Je l'avoue. Cependant, c'est le théâtre national par excellence, à ce qu'on dit du moins. Il a fait nos meilleurs compositeurs modernes, Auber, Boïeldieu, Hérold, Adam, Halévy, Grisar, Thomas, Monpou. Je l'honore comme on honore un oncle qu'on ne va pas voir, mais dont on demande des nouvelles de temps en temps, quoique, vivant ou mort, on n'ait rien à attendre de lui.
- Cela ne vous empêchera point de me dire ce qu'à ma place vous feriez de l'Opéra-Comique.
- Comment donc !
- Reste le Théâtre-Italien. Celui-là, vous allez me demander sa suspension.
- Bien au contraire ! D'abord, je crois que la musique française n'a qu'à gagner à écouter, d'une oreille, Mozart, et, de l'autre, Rossini. Voyez plutôt Meyerbeer, qui est un composé des deux hommes ; croyez-vous, ; par hasard, que ce soit de la musique française, ce qu'il vous donne ? Point : c'est la fusion des deux écoles ; c'est la vigueur du Nord alliée à la grâce du Midi ; c'est quelque chose comme Rubens faisant de la peinture à Rome.
- Alors, vous n'êtes pas de l'avis de ceux qui disent que les Italiens nuisent et ne servent pas ; que ce sont des étrangers qu'il faut traiter en étrangers, sinon en ennemis.
- Ce sont des hôtes harmonieux et sublimes, envers lesquels il faut pratiquer la plus large et la plus splendide hospitalité.
- Ainsi, on a bien fait de leur rendre leurs cent mille francs de subvention ?
- Ah ! ça, c'est autre chose ; j'ai sur les subventions, monsieur le ministre, des idées dont je vais vous faire part, si vous le voulez bien.
- Je vous ai appelé pour cela. Voyons vos idées.
- D'abord, permettez-moi de vous dire, monsieur le ministre, qu'il me paraît au-dessous de la dignité d'un pays comme la France, qui conserve, surtout par l'intelligence, sa suprématie universelle, d'abandonner à la spéculation le côté le plus rayonnant des quatre grands arts : la poésie ; – car remarquez que la littérature n'est un art que lorsqu'elle s'élève jusqu'à la poésie...
- Très bien ! Que feriez-vous ?
- Je garderais dans ma main droite les quatre théâtres royaux, impériaux, nationaux, de quelque nom qu'ils s'appellent, comme une mère garde des enfants qu'elle aime trop pour les mettre en nourrice. Je leur nommerais quatre directeurs, fonctionnaires publics, à douze mille francs d'appointements chacun. J'ajouterais à ces appointements cinq pour cent sur les bénéfices qu'ils pourraient faire, afin qu'ils eussent intérêt à faire des bénéfices. Je ne donnerais pas à chaque théâtre telle ou telle subvention, cent mille francs à celui-ci, deux cent mille francs à celui-là : des six cent mille francs affectés aux quatre théâtres, je ferais un fonds commun où chacun puiserait selon ses besoins. Pourquoi donner aux riches ? pourquoi refuser aux pauvres ? Il y aurait des années où, j'en réponds, la subvention demeurerait intacte. De cette subvention non employée, des bénéfices faits, moi, gouvernement, qui dois risquer de perdre, mais jamais de gagner, je constituerais des pensions aux vieux musiciens, aux vieux artistes dramatiques, aux vieux poètes, aux vieux décorateurs même ; c'est un art aussi, c'est même un grand art que celui de la décoration ! Croyez-vous que le cloître des nonnes n'ait pas été pour quelque chose dans le succès de Robert le Diable ? Du surplus, je créerais un fonds de réserve pour les trois autres grands arts libéraux : sculpture, peinture, architecture. Et, sur mes quatre théâtres, mes deux cent mille francs de dettes du Théâtre-Français payées, il me resterait deux cent mille francs par an de bénéfices.
Je vous ai dit, monsieur le ministre, à quoi j'emploierais ces bénéfices annuels, qui doubleraient, quand mes dettes de la rue de Richelieu seraient liquidées.
Maintenant, je ferais une économie énorme, à laquelle personne n'a pensé encore, et que le premier machiniste venu vous indiquera aussi bien que moi.
Les quatre théâtres dont nous nous occupons ont chacun trente-deux ou trente-quatre pieds d'ouverture.
Les décorations de l'un peuvent donc servir à l'autre.
Pourquoi quatre magasins de décors ? pourquoi quatre magasiniers, quatre sous-magasiniers ? pourquoi quatre loyers, ou quatre terrains inutiles, quand un terrain aux Champs-Elysées suffirait pour tous ?
Et remarquez que deux de ces magasins sont au centre de Paris, l'un place Louvois, l'autre rue Marsollier ; ils valent, comme terrain, quinze cent mille francs.
Bon ! voilà votre million du Théâtre-Français payé, et il vous reste encore cinq cent mille francs.
Supposons, à chaque théâtre, cinquante décorations en état de service. Cela nous fait pour chacun, en les réunissant, deux cents décorations au lieu de cinquante.
Eh bien, vous avez un album, – quatre jeunes décorateurs, pour mille écus chacun, vous feront quatre, albums de vos décorations : forêts, villes, intérieurs, paysages. On vient vous lire une pièce ; l'auteur a besoin de trois décoration nouvelles : vous lui donnez votre album, il cherche, il trouve des à peu près qui vous économisent du bois et de la toile, c'est-à-dire la moitié de la dépense ; vous n'avez plus à vous occuper que de la peinture, c'est-à dire du côté artistique.
Grâce à la réunion des décorations, à la vente ou à la location des terrains inutiles, – puisqu'un seul terrain vous suffit aux Champs-Elysées, – vous avez cent cinquante mille francs de bénéfice par an.
Ajoutez cinquante mille francs, et vous aurez à vos quatre théâtres des décors magnifiques faits par Séchan, Diéterle Despleschin, Thierry, Cambon, Devoir, Ernest Cicéri, Moynet, c'est-à-dire par ce qu'il y a de mieux à Paris, et, par conséquent, ce qu'il y a de mieux au monde.
Maintenant, pour veiller sur la quadruple administration, nommez un vérificateur des comptes ; pour diriger le quadrige artistique, nommez un commissaire impérial ; et vous aurez une grande machine, parfaitement simple, un char littéraire qui marchera sur quatre roues, et ne pourra jamais ni s'embourber ni verser, puisqu'il aura pour cocher le gouvernement.
Voilà, cher lecteur, ce que je vous dis, à vous, et ce que je dirais au ministre s'il me faisait l'honneur de me demander mon avis là-dessus.
P. S. Si vous le connaissez, le ministre, je vous autorise à en causer avec lui.

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