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Chapitre V
Les Etoiles commis voyageurs III

Pendant que l'étoile n° 1 sortait de la ville par une porte, l'étoile n° 2 y entrait par l'autre, en criant :
- De la vertu ! de la vertu ! qui veut acheter de la vertu ?
Les premiers qui entendirent ce singulier cri, crurent s'être trompés ; mais l'étoile, pleine de confiance dans sa marchandise, l'annonçait si hautement et si franchement, que bientôt les plus incrédules, ne conservèrent plus aucun doute.
Ceux qui l'entendaient, haussaient les épaules, et se disaient les uns aux autres :
- C'est quelque folle échappée de Charenton.
Les riches ajoutaient :
- On fait les maisons si petites maintenant, et nous avons déjà tant de meubles ; où diable veut-elle que nous mettions de la vertu ?
Les pauvres murmuraient :
- Que ferions-nous, nous autres pauvres gens, d'une marchandise si précieuse ; ce n'est pas la peine de faire des sacrifices pour l'acheter, car personne ne croira que nous la possédons.
Les femmes disaient :
- Bon ! de la vertu, il ne nous manquerait plus que cela ; nous avons assez de peine à attraper des maris sans vertu. Comment ferions-nous, avec de la vertu ?
Les jeunes cavaliers disaient :
- La vertu ! nous avons déjà deux chevaux, une meute, un jockey ; avoir avec tout cela de la vertu serait un luxe qui mériterait que nos parents nous fissent interdire, et que nos tuteurs nous nommassent un conseil de famille.
Une seule femme s'approcha de la marchande.
C'était la veuve d'un adjoint au sous-receveur d'un bureau de timbre.
- Combien coûte-t-elle, la vertu ? demanda la veuve.
- Rien.
- Comment, rien ?
- La peine de la garder, seulement.
- C'est trop cher, dit la veuve.
Et elle tourna le dos à la marchande.
Celle-ci, voyant que les habitants de la ville n'allaient point à elle, résolut d'aller à eux.
Une porte était ouverte, elle entra.
- Que voulez-vous ? demanda d'un ton aigre une femme grande, sèche, maigre, et dont le chien, qui paraissait aussi hargneux qu'elle, se mit à aboyer.
- Pardon, madame, répondit humblement l'étoile ; mais c'est que je suis marchande.
- Je n'ai besoin de rien.
- Tout le monde a besoin de ce que je vends.
- Que vendez-vous donc ?
- Je vends de la vertu.
- Si vous vendez de la vertu, vous devez en acheter alors.
- Sans doute. Pourquoi cela ? demanda la marchande.
- C'est que j'en ai à revendre, dit la prude.
- Montrez-la, et peut-être ferons-nous affaire.
Alors, la prude ouvrit les tiroirs d'une toilette et elle en tira une vertu, mais si vieille, si rapiécée, si pleine de reprises, si pleine de taches, si mangée aux vers, qu'il était impossible de se rendre compte de ce qu'elle avait pu être vingt ans auparavant.
- Combien me donnerez-vous pour vous vendre cette vertu-là ? demanda la prude.
- Combien me donnerez-vous pour vous l'acheter ? demanda l'étoile.
- Voyez-vous, l'impertinente ! s'écria la prude en arrachant sa vertu des mains de la marchande.
Mais la pauvre vertu était si sèche et si fragile, qu'elle se déchira comme une toile d'araignée.
C'était une mauvaise affaire : la prude menaçait la marchande de lui faire un procès en calomnie et en diffamation, pour avoir dit que sa vertu était une vertu de hasard.
Et, comme, en ces sortes de matières, la preuve n'est pas admise, l'étoile courait grand risque de payer une grosse amende et même d'aller en prison.
Elle offrit alors à la prude une vertu toute neuve, à la place de celle qui était hors de service.
Mais la prude lui fit déballer sa marchandise, et, quoique l'étoile eût toutes sortes de vertus, la plaignante n'en trouva pas une seule à sa fantaisie.
La marchande fut obligée de lui offrir une indemnité en argent.
Après une longue discussion, l'indemnité fut fixée à une pistole.
L'étoile tira de sa poche trois écus de Brabant, qui faisaient onze livres dix sous, et pria poliment la prude de lui rendre un franc cinquante centimes.
La prude sortit, sous prétexte d'aller chercher la monnaie, et revint avec la garde.
- Voilà une femme qui est entrée chez moi pour me voler, dit-elle ; arrêtez-la et conduisez-la en prison.
L'étoile eut beau dire qu'elle attendait sa monnaie, la garde, qui se composait d'Alsaciens peu familiers avec la langue du pays, invita la marchande à se rendre chez le commissaire de police.
Il fallut obéir.
L'étoile traversa les deux ou trois rues qui séparaient la maison de la prude du bureau du magistrat, et tous les gamins la suivaient en criant :
- Ohé ! voleuse !
Arrivée chez le commissaire de police, la marchande de vertu exposa les faits avec tant de simplicité, que le digne magistrat, qui, grâce à l'oeil qu'il portait sur lui, savait beaucoup de choses et, entre autres choses, que la prude chez laquelle avait été arrêtée l'étoile n'avait pas de la vertu à revendre, renvoya la garde, et, resté seul avec l'accusée, lui demanda quels étaient ses moyens d'existence.
L'étoile ouvrit sa malle et montra sa marchandise.
Mais le magistrat se mit à rire.
- Ma belle enfant, dit-il, il y a des commerces qui n'en sont pas, et, si vous n'avez pas d'autres moyens d'existence, je vous inviterai à sortir de la ville ; la ville a ses pauvres.
La pauvre étoile baissa la tête, et sortit de la ville, en laissant sa malle chez le commissaire de police, qui, dans un repas de corps qui eut lieu le premier jour de l'année suivante, en distribua, à titre d'étrennes, le contenu à ses confrères.
C'est depuis ce temps-là que les commissaires de police sont si vertueux.

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