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Chapitre V
Les Etoiles commis voyageurs I

Il y a eu un temps, temps bien éloigné du nôtre et dont tu ne te souviens certes pas, cher lecteur, où le ciel s'appelait l'Olympe et où le dieu qui habitait cet Olympe s'appelait ­eus, Jupin ou Jupiter, trois noms qui, à peu de chose près, veulent dire la même chose.
Ce dieu eut, un jour, la bizarre idée de rendre les hommes heureux.
Vous allez voir, cher lecteur, comment il fut guéri de cette idée, et comment les autres dieux, ses successeurs, en furent guéris après lui.
Au reste, on ignore à quelle occasion cette singulière idée lui était entrée dans la tête ; mais le fait est que, lorsqu'il la communiqua à son conseil de régence composé de Neptune et de Pluton, ces deux divinités trouvèrent la prétention tellement saugrenue, qu'ils s'écrièrent :
- Oh ! la drôle d'idée, sire ! sapristi, la drôle d'idée !
Mais, quand un dieu a une idée dans la tête, il faut qu'il mène cette idée-là à bonne ou mauvaise fin, fût-ce l'idée grotesque de rendre les hommes heureux.
Restaient les moyens d'exécution.
Jupiter réfléchit un instant ; puis, relevant tout à coup la tête :
- J'y suis, dit-il.
Et il appela à lui les sept étoiles du septentrion.
Les étoiles obéirent et vinrent se réunir à ses pieds.
Les hommes, étonnés, regardaient le ciel.
Les astronomes, voyant ces sept météores qui traçaient un sillon lumineux dans l'azur du firmament, annonçaient la fin du monde.
Voilà comme les savants se trompent sur les intentions divines.
Les étoiles dirent :
- Nous voilà, Majesté resplendissante et terrible ; que veux-tu de nous ?
- Vous allez faire vos malles, et voyager sur la terre, répondit le fils de Saturne et de Rhée ; vous recevrez tous les jours deux écus de Brabant pour vos frais de voyage.
- Et qu'allons-nous faire sur la terre ? demandèrent les étoiles.
- Je me suis mis dans la tête de rendre les hommes heureux, répondit Jupiter ; mais, comme ils n'apprécieraient pas le bonheur, si je leur donnais le bonheur pour rien, j'exige que vous le leur vendiez. Vous serez mes commis voyageurs.
- Nous serons ce que tu nous ordonneras d'être, Majesté toute-puissante, dirent les étoiles d'une voix si mélodieuse, que les hommes levèrent les yeux vers le ciel se doutant que du ciel seul pouvait leur venir un si doux concert ; mais que vendrons-nous aux hommes ?
- Mettez-vous les unes à la suite des autres, et défilez devant moi.
Les étoiles s'alignèrent, et se mirent en mouvement dans l'ordre qui leur avait été indiqué.
Jupiter dit à la première :
- Toi, tu vendras l'esprit.
Il dit à la seconde :
- Toi, tu vendras la vertu.
Il dit à la troisième :
- Toi, tu vendras la santé.
Il dit à la quatrième :
- Toi, tu vendras la longévité.
Il dit à la cinquième :
- Toi, tu vendras l'honneur.
Il dit à la sixième :
- Toi, tu vendras le plaisir.
Il dit à la septième :
- Toi, tu vendras l'argent.
Jugeant le désir des hommes d'après les voeux qu'ils lui adressaient, il crut que, lorsque les hommes auraient l'esprit, la vertu, la santé, les longues années, l'honneur, le plaisir et l'argent, les hommes seraient heureux.
C'était croyable, en effet.
- Et maintenant, allez, dit-il aux étoiles, et vendez aux hommes le plus que vous pourrez de votre divine marchandise.
Mais Neptune et Pluton ne furent aucunement convaincus, et se mirent à rire plus fort que jamais, en répétant :
- Oh ! la drôle d'idée, sire ! sapristi, la drôle d'idée !

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