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Chapitre III
Une Chasse aux éléphants V

On comprenait, par ce rire, tout ce qu'il lui avait fallu de puissance sur lui- même pour aller enfoncer son couteau dans la poitrine de ce jaguar, tout coiffé qu'il était par les chiens.
Aussi, répondant plutôt à ce rire et à cette pensée qu'à ce qu'il venait de me raconter :
- C'est une chasse qui ne manque pas d'émotions, que la chasse au jaguar ! lui dis-je.
- D'abord, oui, les premières fois, certainement, dit Horace ; mais, avec le temps et la pratique, on s'habitue à tout. J'ai fait, depuis, au Bengale, des chasses où l'on tuait dix, douze et quinze tigres, et mon coeur n'a pas battu. Il est vrai qu'on les tuait tous à coups de fusil et à dos d'éléphant.
- Ah ! vous me raconterez bien une de ces chasses- là ?
- Moi ?
- Oui. vous.
Horace secoua la tête.
- Non.
- Pourquoi, non ?
- Demandez cela à votre ami Méry. Il a loué la chasse de l'Inde, de Bombay à Cachemir, et de Chandernagor au Népal, comme Bertrand a loué celle de Rambouillet. S'il savait que je lui ai tué un de ses tigres, il me ferait faire un procès-verbal !
- Je demanderai à Méry.
- Et, soyez tranquille, il vous racontera cette chasse bien mieux que moi qui la connais par pratique. Le pacha d'Egypte ne vous a-t-il pas fait dire, à propos de votre Voyage au Sinaï, que vous étiez le voyageur qui avait le mieux vu l'Egypte, où vous n'avez jamais mis les pieds ?
- C'est vrai ; mais j'avais avec moi Dauzats, qui l'avait vue à la fois en peintre, en observateur et en homme d'esprit.
- C'est possible... Donnez-moi une tasse de thé.
- Et vous, la fin de la chasse !
- Oh ! ne craignez rien, je ne vous ferai pas tort d'un chat sauvage. – On donna le chitter aux nègres pour le dépouiller, et l'on excita de nouveau les chiens.
Si faim que nous eussions, nous ne pouvions pas manger du tigre ; il nous fallait, quel qu'il fût, un animal à nous mettre sous la dent.
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que nos chiens donnèrent à nouveau de la voix.
Cette fois, le bruit des abois s'éloigna rapidement.
« - Un élan, messieurs, cria sir Williams ; attention ! c'est notre déjeuner que nos chiens viennent de lancer. Préparons les grils et les broches ; il y en aura pour tout le monde. »
Tout à coup le bruit resta stationnaire.
« - Bon ! continua sir Williams, le voilà coiffé ; ce sont de rudes chiens que nos lévriers, mon cher Horace ; je crois qu'ils iraient coiffer un hippopotame au fond du Gange. – A la bête, messieurs... à la bête !
Cette fois ce fut sir Williams qui arriva le premier ; et, quand nous le rejoignîmes, c'était lui à son tour qui essuyait son couteau de chasse. Un cerf gigantesque était couché à ses pieds, palpitant de ses dernières haleines.
Nos nègres, koulis, madécasses ou zanguebars, poussèrent des cris de joie. Comme l'avait dit sir Williams, il y en avait pour tout le monde.
Nous nous hâtâmes de sortir des jungles, où rien ne nous retenait plus, du moment où notre chasse était faite.
Mais, si fort que nous nous fussions hâtés, nos nègres avaient pris les devants ; lorsque nous arrivâmes à la lisière des jungles, nous trouvâmes notre élan dépouillé, dépecé en morceaux.
Quatre nègres étaient occupés à cette besogne ; huit autres creusaient un four dans la terre ; le reste allumait du feu, et préparait des broches de bois de fer.
Nous n'avions pas une grande variété de moyens pour faire cuire notre élan : la broche et le four constituaient toutes nos ressources. On mit les quatre cuisseaux à une broche gigantesque, aux deux côtés de laquelle on alluma un feu énorme ; cette broche était posée sur deux X en bois de fer comme elle : un nègre placé à l'extrémité la tournait.
Malgré l'incombustibilité bien connue de l'espèce, on était obligé de renouveler le tourne-broche de cinq minutes en cinq minutes.
Le râble tout entier, couvert de sa peau, fut jeté dans le four, et tomba sur un immense brasier.
Aussitôt il fut recouvert de branches sèches, qui en quelques minutes se trouvèrent elles-mêmes réduites en charbons.
Une fois qu'ils l'eurent enveloppé de cette double couche de braise nos cuisiniers, se contentant de fermer l'orifice du four avec de grosses pierres, laissèrent tranquillement cuire le filet de l'élan dans son jus.
Une heure après, nous étions à table, dévorant à belles dents la pauvre bête, qui, une heure un quart auparavant, ne se doutait pas qu'elle fût si proche de sa mort.
- Etait-ce bon ?
- Je ne sais si c'était bon ; je ne sais si c'est la faim ; mais, je le disais encore hier à Verdier, qui nous servait un rôti mal cuit : « Allez à Ceylan, mon cher, et, quoi qu'en dise Brillat-Savarin, vous en reviendrez rôtisseur ! »
- En somme ?
- C'était excellent ! voilà tout ce dont je me souviens. Du vin, du riz et des biscuits, apportés par nos nègres, complétèrent un des meilleurs déjeuners que j'aie faits de ma vie.
Après le déjeuner, nous remontâmes à cheval, frais et dispos, et partîmes pour Bintenne.
On ne trouve les éléphants qu'entre Bintenne et Badula.
A un quart de lieue à peu près de l'endroit où nous avions déjeuné, la route fait un brusque détour.
En approchant de ce détour, nos chevaux commencèrent à donner des signes d'inquiétude.
Au moment de le franchir, mon cheval, qui était en tête, se cabra.
Mon horse-keeper, – on appelle ainsi le nègre qui est censé tenir la bride des chevaux, mon horse-keeper me dit alors que mon cheval avait sans doute senti un fumet d'éléphant.
J'employai tous les moyens possibles, genoux, éperons, courbaches, pour forcer mon cheval à continuer son chemin ; il refusa de faire un seul pas de plus.
Mon horse-keeper le prit au mors. Je sautai à terre, et, mon fusil à la main, je tournai le coude de la route.
Mon noir ne s'était pas trompé. J'avais à cent pas de moi un de ces éléphants cantonniers qu'on occupe là-bas à l'entretien des routes. Celui-là traînait, de son pas tranquille et régulier, un de ces immenses cylindres de fer employés chez nous à niveler le cailloutis des boulevards, ou la terre des jardins publics. Il eût fallu huit ou dix chevaux pour traîner la lourde machine ; lui la traînait sans paraître s'apercevoir qu'il fût attelé à quelque chose.
Un autre éléphant, guidé par son cornac, roulait des pierres taillées en bloc, et les alignait au bord d'un précipice dont il était occupé à faire le parapet. A la vue des chevaux, les deux éléphants s'effrayèrent, car, il faut le dire, comme une vérité qui n'est pas encore assez répandue, et dont les Buffons à venir pourront faire leur profit, les éléphants ont tout aussi peur des chevaux que les chevaux des éléphants ; et si, d'un côté, les cornacs n'eussent pas arrêté les éléphants, et, de l'autre, les horse-keepers les chevaux, les uns seraient bien certainement retournés jusqu'à Nuera-Ellia, tandis que les autres eussent couru jusqu'à Bintenne.
Cet éléphant cantonnier, cet éléphant maçon, n'avaient pas laissé que de préoccuper mon esprit. Je n'avais jamais vu un animal occupé, pour ainsi dire, à une tâche humaine. Depuis, à Bombay, j'ai fait connaissance plus ample avec l'intelligence de ces animaux.
A Bombay, on les emploie particulièrement aux chantiers de bois, où ils travaillent, de six heures du matin à six heures du soir, à empiler des troncs d'arbres de toutes sortes de grosseur. Pour mettre ces troncs d'arbres à leur place, il faudrait, ou la force de vingt-cinq hommes, ou celle d'une machine. L'éléphant prend le tronc d'arbre dans sa trompe, le lève comme un fétu de paille, le pose à sa place, et, sur un signe de son cornac, le tire à droite ou à gauche, le pousse en avant ou en arrière. Pendant six heures, le matin, et pendant cinq heures, le soir, il travaille, faisant la besogne de cinquante hommes à peu près. A midi et à six heures, il mange ; à une heure, il se remet au travail ; à sept heures, il se couche.
Dès que sonne le premier coup de midi, ou le premier coup de six heures, l'éléphant s'arrête, et rien au monde, ni menaces, ni caresses, ne saurait le faire travailler.
S'il va lever son fardeau, il ne le lève pas ; s'il l'a levé à moitié ou aux trois quarts, il le repose à terre.
Le lendemain, si c'est le soir, une heure après, si c'est à midi, il reprendra le même morceau de bois, jamais un autre, et le mettra à la place où il eût dû le mettre la veille, ou une heure auparavant.
Si l'éléphant se trouve indisposé d'une faible indisposition, – ce qu'est chez nous soit une lourdeur d'estomac, soit la migraine, – il disparaît, reste absent un jour, deux jours, trois jours, revient guéri, et reprend sa besogne. Sa plus longue absence, quand il doit revenir, est de six à sept jours ; si elle dépasse huit jours, il ne reviendra jamais : il est redevenu sauvage, ou est mort.
Vous savez comment on recrute les éléphants : on les attire dans une espèce de parc fermé de palissades énormes, là, on les laisse trois ou quatre jours sans manger. La faim commence leur éducation domestique. Pour l'achever, on fait entrer deux éléphants privés, qui se mettent à frapper l'éléphant sauvage de leur trompe jusqu'à ce que celui-ci se rende.
Une fois rendu, il est privé, et sert à son tour à niveler les routes, à faire des parapets, à empiler le bois, et à priver les autres.
Rencontrés en troupe, les éléphants sont rarement dangereux, et n'attaquent pas l'homme. Qu'en feraient-ils ? Ils ne sont point carnivores ; il n'y a que l'homme et singe qui détruisent pour détruire : l'homme, parce que c'est l'homme ; le singe, parce que c'est la parodie de l'homme.
Les parias seuls sont à craindre...
- Pardon ! il y a donc des éléphants parias ?
- Les éléphants qui ont commis des crimes contre la législation inconnue qui régit les éléphants sont chassés de la société des éléphants, exilés, bannis ! Une fois exilés, bannis, chassés, c'est fini, – fissent-ils deux lieues, vingt lieues, cinquante lieues, cent lieues ; allassent-ils de Ceylan à la presqu'île indienne en traversant le détroit de Polk ; allassent-ils de Madras au Népaul, du Népaul au Bengale, – ils sont partout reconnus, partout repoussés, rejetés, éconduits ! A quels signes les autres éléphants les reconnaissent-ils ? on n'en sait rien ; quel est le tau qui les marque ? on l'ignore ; mais, une fois déclarés parias, ils sont parias pour toujours, n'ont ni femelles ni petits, et ne s'accouplent plus même de paria à paria.
Or, cette solitude les rend misanthropes ; cet isolement, féroces. Ils se vengent sur tout ce qu'ils rencontrent, hommes et animaux, de la vengeance que la société éléphantine a exercée contre eux. A pied ou à cheval, nègre ou blanc, armé ou désarmé, l'homme qui se trouve sur leur passage, à moins d'un hasard providentiel, est un homme perdu !
L'éléphant, dès qu'il l'aperçoit, court après lui, le rejoint, le prend dans sa trompe, lui fait faire deux ou trois tours comme un frondeur qui va lancer une pierre, le jette à terre, lui met le pied sur la poitrine ; l'homme fait ouac, et tout est dit. Le chef-d'oeuvre de la création est flambé...

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