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Préface


Je l'ai dit, je ne sais plus où : « Dans tous les pays du monde, on parle, on pérore, on discute ; on ne cause qu'en France. »
La causerie est une condition de notre langue bavarde, une conséquence de notre caractère bon enfant ; – car, au fond, nous autres Français, nous sommes de bons, d'excellents enfants, et c'est ce qui fait qu'on nous pardonne, à l'étranger, notre étourderie, nos gasconnades, nos impertinences, notre fatuité nationale qui veut que, hors de Paris, il n'y ait pas d'esprit, hors de la France, pas de salut.
Quand j'habitais Rome, Florence, Naples, ces trois merveilles de la civilisation, de l'art, de la nature ; quand j'avais autour de moi cinquante générations de chefs-d'oeuvre, sous les pieds une poussière où chaque pas remue un souvenir historique, et devant les yeux une mer comme il n'en existe que de Misène à Sorrente, un ciel comme on n'en voit qu'en rêve, eh bien, au milieu de ce paradis des sens, il me manquait une chose, une seule, mais indispensable, mais sans équivalents : la causerie !
Un beau matin, je quittais famille, amis, promenades aux Cascines, explorations dans les ruines, courses sur la mer, et je disparaissais.
Quinze jours, un mois, six semaines après, on me voyait revenir frais, épanoui, le sourire sur les lèvres et dans les yeux.
- D'où venez-vous ? me demandait-on.
- De Paris.
- Qu'avez-vous été faire à Paris ?
- Causer.
Au fur et à mesure que j'ai avancé en âge, ce besoin de causerie est devenu de plus en plus impérieux chez moi ;– la vieillesse est conteuse ! – si bien que, pour satisfaire à mes goûts, pour m'en donner à coeur joie, je me suis mis, – sans faire tort d'une ligne à mes romans, bien entendu, mais comme passe-temps, comme intermède, – je me suis mis à écrire mes Mémoires, puis la série de mes Grands hommes en robe de chambre, puis des préfaces rétrospectives pour les nouvelles éditions de mes livres ; puis que sais-je encore ?.... J'ai même fondé un journal,– histoire de causer.
Cette égoïste satisfaction que je me donne ainsi à moi même, en ne croyant pas trop ennuyer les autres, m'a été publiquement reprochée par un de ces nombreux amis inconnus que j'ai le bonheur de posséder, et qui m'écrit en propres termes :
« Voyons, d'abord, vos causeries avec vos lecteurs ; eh bien, ce n'est pas très spirituel, et c'est par trop sans façon... »
Diable ! par trop sans façon, – ce ne serait rien ; – mais pas assez spirituel, – c'est beaucoup !
« Que M. Clairville mette les coudes sur la table en faisant un méchant couplet de facture, tout en attendant qu'on serve le potage, cela se conçoit : il est chez lui, il est en robe de chambre, il n'a, pour témoin de son laisser aller, que sa femme, et du diable si sa femme l'a jamais pris au sérieux !...
Bon ! voilà mon correspondant inconnu qui tombe sur Clairville. Je ne suis pas fâché de vous faire remarquer, en passant, que ce gaillard ne respecte rien.
« Mais que vous, un des hommes supérieurs de notre époque... »
Merci !
« Il en est jusqu'à trois que je pourrais citer ; – que vous, dis-je, vous posiez avec ce même sans façon devant le public, – franchement, ce n'est bon ni pour lui ni pour vous : vous en arriverez ainsi à n'avoir aucun respect l'un pour l'autre. Familiarité n'engendre que mépris. »
Peste ! voilà qui me semble encore plus grave que de ne pas prendre Clairville au sérieux. Aussi cette prédiction sur ce qui devait advenir de mes causeries avec le public m'a-t-elle donné à réfléchir.
Eh bien, voici le résultat de mes réflexions :
C'est que mon bienveillant critique ne me connaît pas plus, personnellement, que je ne le connais lui-même, et qu'il m'aura pris pour un autre. Or, ce qui, sous le rapport de la bonhomie, de la franchise, de la naïveté ; sous le rapport de cet esprit qui, comme il le dit très bien, met les coudes sur la table, – ce qui peut s'appliquer à tout autre, ne saurait s'appliquer à moi.
Vous ne me jetterez pas de la poudre aux yeux, mon cher inconnu ; vous ne m'éblouirez pas en me mettant au rang des trois hommes supérieurs que vous pourriez citer, – en littérature, bien entendu.
Mais voyons : supposons que les deux autres soient Lamartine et Hugo.
Supposons encore, et, cette supposition, c'est vous qui la faites, et non pas moi, supposons que je sois le troisième.
Eh bien, voulez-vous que je vous dise, là, vrai, franchement, sur ma parole d'honneur, comme je le pense, la part que Dieu a départie à chacun de nous ?
Lamartine est un rêveur ; Hugo est un penseur ; moi, je suis un vulgarisateur.
Ce qu'il y a de trop subtil dans le rêve de l'un, subtilité qui empêche parfois qu'on ne l'approuve ; ce qu'il y a de trop profond dans la pensée de l'autre, profondeur qui empêche parfois qu'on ne la comprenne, je m'en empare, moi, vulgarisateur ; je donne un corps au rêve de l'un, je donne de la clarté à la pensée de l'autre ; et je sers au public ce double mets, qui, de la main du premier, l'eût mal nourri, comme trop léger ; de la main du second, lui eût causé une indigestion, comme trop lourd ; et qui, assaisonné et présenté de la mienne, va à peu près à tous les estomacs, aux plus faibles comme aux plus robustes.
Supposez une ferme exploitée par trois amis, associés pour en tirer le meilleur parti possible. L'un fait couper la moisson, l'autre la rentre, le troisième la bat et la vanne.
Je suis, moi, le batteur et le vanneur.
Puis ce qui reste sur l'aire, ce qui tombe du van, je le donne à manger aux poules.
Voilà pourquoi les poules accourent toutes à ma voix quand je dis :
- Venez, petites ! venez, venez, venez !
Tandis qu'elles ne connaissent même pas la voix de mes deux associés, qui tiennent cependant à la ferme un rang plus élevé que le mien.
Eh bien, batteur de l'esprit, vanneur de l'intelligence, c'est le grain de la causerie que je jette au vent. Grands et petits, venez, venez, venez !

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